«Puissiez-vous ne jamais obtenir que du poison, maudits flatteurs!»
Ils clignotaient des yeux devant la vérité nue; mais Christophe se réjouissait: il aimait la lumière. De-ci, de-là, il avait bien un petit heurt, lui aussi; il n’était pas habitué à cette indépendance effrénée qui, aux yeux de l’Allemand le plus libre, malgré tout habitué à la discipline, fait l’effet de l’anarchie. Il était dérouté d’ailleurs par l’ironie française: il prenait certaines choses trop au sérieux; d’autres, qui étaient d’implacables négations, lui semblaient au contraire des paradoxes plaisants. N’importe! Étonné ou choqué, il était attiré, peu à peu. Il avait renoncé à classer ses impressions; il passait d’un sentiment à l’autre: il vivait. La gaieté des récits français: – Chamfort, Ségur, Dumas père, Mérimée, pêle-mêle entassés, – lui dilatait l’esprit; et de temps en, temps, par bouffées, montait de quelque page l’odeur enivrante et farouche des Révolutions.
Il était près du matin, quand Louisa, qui dormait dans la chambre voisine, vit, en se réveillant, la lumière filtrer entre les fentes de la porte de Christophe. Elle frappa au mur et lui demanda s’il était malade. Une chaise grinça sur le plancher; la porte s’ouvrit; et Christophe apparut, en chemise, une bougie et un livre à la main, avec des gestes solennels et burlesques. Louisa, saisie, se dressa sur son lit, pensant qu’il était fou. Il se mit à rire, et, agitant sa bougie, il déclamait une scène de Molière. Au milieu d’une phrase, il pouffa; il s’assit au pied du lit de sa mère, pour reprendre haleine; la lumière tremblait dans sa main. Louisa, rassurée, bougonnait affectueusement:
– Qu’est-ce qu’il a? Qu’est-ce qu’il a? Veux-tu aller te coucher!… Mon pauvre garçon, tu deviens donc tout à fait idiot?
Mais il repartait de plus belle:
– Tu dois écouter cela!
Et, s’installant à son chevet, il se mit à lui dire la pièce, en reprenant depuis le commencement. Il croyait voir Corinne; il entendait son accent hâbleur, Louisa protestait:
– Va-t’en! Va-t’en! Tu vas prendre froid. Tu m’ennuies. Laisse-moi dormir!
Il continuait, inexorable. Il gonflait la voix, il remuait les bras, il s’étranglait de rire; et il demandait à sa mère si ce n’était pas admirable. Louisa lui avait tourné le dos, et, pelotonnée dans ses couvertures, elle se bouchait les oreilles et disait:
– Laisse-moi tranquille!…
Mais elle riait tout bas de l’entendre rire. À la fin, elle cessa de protester. Et comme Christophe, ayant terminé la prenait vainement à témoin de l’intérêt de sa lecture, il se pencha sur elle, et vit qu’elle dormait. Alors, il sourit, lui baisa doucement les cheveux, et, sans bruit, rentra chez lui.
Il retourna puiser dans la bibliothèque des Reinhart. Tous les livres y passèrent, pêle-mêle, les uns après les autres. Christophe dévora tout. Il avait un tel désir d’aimer le pays de Corinne et de l’inconnue, tant d’enthousiasme à dépenser qu’il en trouva l’emploi. Même dans des œuvres de second ordre, une page, un mot lui faisait l’effet d’une bouffée d’air libre. Il se l’exagérait, surtout quand il en parlait à madame Reinhart, qui ne manquait pas de surenchérir. Bien qu’elle fût ignorante comme une carpe, elle s’amusait à opposer la culture française à la culture allemande, et elle humiliait celle-ci au profit de celle-là, pour faire enrager son mari et pour se venger des ennuis qu’elle avait à subir de la petite ville.
Reinhart s’indignait. En dehors de sa science, il en était resté aux notions enseignées à l’école. Pour lui, les Français étaient des gens adroits, intelligents dans les choses pratiques, aimables, sachant causer, mais légers, susceptibles, vantards, incapables d’aucun sérieux, d’aucun sentiment fort, d’aucune sincérité, – un peuple sans musique, sans philosophie, sans poésie, (à part l’Art Poétique, Béranger, et François Coppée), – le peuple du pathos, des grands gestes, de la parole exagérée, et de la pornographie. Il n’avait pas assez de mots pour flétrir l’immoralité latine; et, faute de mieux, il revenait toujours à celui de frivolité, qui, dans sa bouche, comme dans celle de ses compatriotes, prenait un sens particulièrement désobligeant. Il terminait par le couplet habituel en l’honneur du noble peuple allemand, – le peuple moral («Par là, dit Herder, il se distingue de tous les autres peuples»,) – le peuple fidèle (treues Volk… Treu, cela veut tout dire: sincère, fidèle, loyal, et droit) – le Peuple par excellence, comme dit Fichte, – la Force allemande, symbole de toute justice et de toute vérité, – la Pensée allemande, le Gemüt allemand, – la langue allemande, seule langue originale, seule conservée pure, comme la race elle-même, – les femmes allemandes, le vin allemand, et le chant allemand… «L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout, dans le monde!»
Christophe protestait. Madame Reinhart s’esclaffait. Ils criaient très fort tous les trois. Ils s’entendaient très bien ensemble: ils savaient tous les trois qu’ils étaient de bons Allemands.
Christophe venait souvent causer, dîner, se promener avec ses nouveaux amis. Lili Reinhart le choyait, lui faisait des soupers succulents: elle était enchantée de trouver ce prétexte pour satisfaire sa propre gourmandise. Elle avait toutes sortes d’attentions sentimentales et culinaires. Pour l’anniversaire de Christophe, elle lui fit une tarte sur laquelle étaient plantées vingt bougies, et, au milieu, une petite figure en sucre, vêtue à la grecque; qui avait la prétention de représenter Iphigénie, et qui tenait un bouquet. Christophe, profondément Allemand, en dépit qu’il en eût, était touché par ces manifestations pas très raffinées d’une affection véritable.
Les excellents Reinhart savaient trouver des moyens plus délicats de prouver leur active amitié: À l’instigation de sa femme, Reinhart, qui lisait à peine les notes de musique, acheta une vingtaine d’exemplaires des Lieder de Christophe, – (les premiers qui fussent sortis de la boutique de l’éditeur); – il les répandit en Allemagne, de différents côtés, parmi ses connaissances universitaires; il en fit envoyer un certain nombre à des libraires de Leipzig et de Berlin, avec qui il était en relations pour ses ouvrages scolaires. Cette initiative touchante et maladroite dont Christophe ne sut rien, ne donna d’ailleurs aucun fruit, pour le moment. Les Lieder envoyés de côté et d’autre semblèrent avoir fait long feu: personne n’en parla; et les Reinhart, chagrins de cette indifférence, s’applaudissaient d’avoir tenu Christophe en dehors de leurs démarches; car il en aurait eu plus de peine que de réconfort. – Mais, en, réalité, rien ne se perd, comme on a tant de fois l’occasion de le constater dans la vie; un effort ne reste vain. On n’en sait rien, pendant des années; puis, un jour, on, s’aperçoit que la pensée a fait son chemin. Les Lieder de Christophe allèrent à petits pas au cœur de quelques braves gens, perdus dans leur province, trop timides, ou trop las, pour le lui dire.
Un seul lui écrivit. Deux ou trois mois après les envois de Reinhart, Christophe reçut une lettre: émue, cérémonieuse, enthousiaste, de formes surannées, elle venait d’une petite ville de Thuringe, et était signée; «Universitätsmusikdirektor Professor Dr Peter Schulz».