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Ce fut une grande joie pour Christophe, une plus grande encore pour les Reinhart, quand il ouvrit chez eux la lettre qu’il avait oubliée deux jours dans sa poche. Ils la lurent ensemble. Reinhart échangeait avec sa femme des signes d’intelligence, que ne remarquait pas Christophe. Celui-ci semblait radieux, quand brusquement Reinhart le vit s’assombrir et s’interrompre, au milieu de sa lecture.

– Eh bien, pourquoi t’arrêtes-tu? demanda-t-il.

(Ils se tutoyaient déjà).

Christophe jeta la lettre sur la table, avec colère.

– Non, c’est trop fort! dit-il.

– Quoi donc?

– Lis!

Il tourna le dos à la table, et s’en alla bouder dans un coin.

Reinhart lut, avec sa femme, et ne trouva que les expressions de l’admiration la plus éperdue.

– Je ne vois pas, dit-il étonné.

– Tu ne vois pas? Tu ne vois pas?… – cria Christophe, en reprenant la lettre, et en la lui mettant sous les yeux. – Mais tu ne sais donc pas lire? Tu ne vois pas qu’il est aussi un «Brahmine»?

Alors seulement, Reinhart remarqua que le Universitätsmusikdirector, dans une ligne de sa lettre, comparait les Lieder de Christophe à ceux de Brahms… Christophe se lamentait:

– Un ami! Je trouve enfin un ami!… Et à peine je l’ai gagné que je l’ai déjà perdu…

Il était suffoqué par la comparaison. Si on l’eût laissé faire, sur-le-champ, il eût répondu par une lettre de sottises. Ou, peut-être, à la réflexion, il se fût cru très sage et très généreux, en ne répondant rien du tout. Heureusement, les Reinhart, tout en s’amusant de sa mauvaise humeur, l’empêchèrent de commettre une absurdité de plus. Ils lui firent écrire un mot de remerciements. Mais ce mot, écrit en rechignant, était froid et contraint. L’enthousiasme de Peter Schulz n’en fut pas ébranlé: il envoya encore deux ou trois lettres, débordantes d’affection. Christophe n’était pas un bon épistolier; et, quoiqu’un peu réconcilié avec l’ami inconnu par le ton de sincérité qu’il sentait à travers ses lignes, il laissa tomber la correspondance. Schulz finit par se taire. Christophe n’y pensa plus.

*

Il voyait maintenant les Reinhart, chaque jour, et souvent plusieurs fois par jour. Ils passaient presque toutes leurs soirées ensemble. Après une journée, seul, concentré en lui-même, il avait un besoin physique de parler, de dire ce qu’il avait en tête, même si on ne le comprenait pas, de rire avec ou sans raison, de se dépenser, de se détendre.

Il leur faisait de la musique. N’ayant pas d’autre moyen de témoigner sa reconnaissance, il se mettait au piano et jouait pendant des heures. Madame Reinhart n’était pas du tout musicienne, et elle avait grand peine à ne pas bâiller; mais, par sympathie pour Christophe, elle feignait de s’intéresser à ce qu’il jouait. Reinhart, sans être beaucoup plus musicien, était touché, d’une façon matérielle, par certaines pages; et alors, il était remué violemment, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux: ce qui lui semblait idiot. Le reste du temps rien: c’était du bruit pour lui. Règle, générale, d’ailleurs: il n’était jamais ému que par ce qu’il y avait de moins bon dans l’œuvre, – des passages tout à fait insignifiants. – Ils se persuadaient tous deux qu’ils comprenaient Christophe; et Christophe voulait se le persuader aussi. Il lui prenait bien de temps en temps une envie malicieuse de se moquer d’eux – il leur tendait des pièges, il leur jouait des choses qui n’avaient aucun sens, d’ineptes pots-pourris; et il leur laissait croire qu’il en était l’auteur. Puis, quand ils avaient bien admiré, il leur avouait la farce. Alors, ils se méfiaient; et, depuis, quand Christophe prenait des airs mystérieux pour leur jouer un morceau, ils s’imaginaient qu’il voulait encore les attraper; et ils critiquaient. Christophe les laissait dire, faisait chorus, convenait que cette musique ne valait pas le diable, puis, brusquement, s’esclaffait:

– Cré coquins! Comme vous avez raison!… C’est de moi!

Il était heureux, comme un roi, de les avoir trompés. Madame Reinhart, un peu vexée, venait lui donner une petite tape; mais il riait de si bon cœur qu’ils riaient avec lui. Ils ne prétendaient pas à l’infaillibilité. Et comme ils ne savaient plus sur quel pied danser, Lili Reinhart avait pris le parti de tout critiquer, et son mari de tout louer; ainsi, ils étaient bien sûrs que l’un des deux serait toujours de l’avis de Christophe.

C’était moins le musicien qui les attirait en Christophe que le bon garçon, un peu toqué, affectueux et vivant. Le mal qu’ils avaient entendu dire de lui les avait disposés en sa faveur: comme lui, ils étaient oppressés par l’atmosphère de la petite ville; comme lui, ils étaient francs, ils jugeaient par eux-mêmes, et ils le regardaient comme un grand enfant, pas très habile dans la vie et victime de sa franchise.

Christophe ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur ses nouveaux amis; et il était un peu mélancolique de se dire qu’ils ne comprenaient pas le plus profond de son être, que jamais ils ne le comprendraient. Mais il était sevré d’amitié, et il en avait tant besoin qu’il leur gardait une gratitude infinie de vouloir bien l’aimer un peu. L’expérience de cette dernière année l’avait instruit: il ne se reconnaissait plus le droit d’être difficile. Deux ans plus tôt, il n’eût pas été si patient: il se rappelait, avec un remords amusé, sa sévérité à l’égard des braves et ennuyeux Euler, Hélas! comme il était devenu sage!… Il en soupirait un peu. Une voix secrète lui soufflait:

– Oui, mais pour combien de temps? Cela le faisait sourire, et il était consolé.

Que n’eût-il pas donné pour avoir un ami, un seul qui le comprît et partageât son âme! – Mais bien qu’il fût tout jeune encore, il avait assez d’expérience du monde pour savoir que son vœu était de ceux que la vie réalise le plus difficilement, et qu’il ne pouvait prétendre à être plus heureux que la plupart des vrais artistes qui l’avaient précédé. Il avait appris à connaître l’histoire de quelques-uns d’entre eux. Certains livres, empruntés à la bibliothèque de Reinhart, lui avaient fait connaître les terribles épreuves par où avaient passé les musiciens allemands du dix-septième siècle, et la tranquille constance, dont telle de ces grandes âmes, – la plus grande de toutes: l’héroïque Schütz, – avait fait preuve, poursuivant inébranlablement sa route, au milieu des villes incendiées, des provinces englouties par la peste, de la patrie envahie, foulée aux pieds par les bandes de toute l’Europe et – le pire – brisée, lassée, dégradée par le malheur, n’essayant plus de lutter, indifférente à tout, n’aspirant qu’au repos. Il pensait: «Qui aurait le droit de se plaindre devant un pareil exemple? Ils n’avaient point de public, ils n’avaient point d’avenir; ils écrivaient pour eux seuls et pour Dieu; ce qu’ils écrivaient aujourd’hui, le jour qui allait venir peut-être l’anéantirait. Cependant, ils continuaient d’écrire, et ils n’étaient point tristes: rien ne leur faisait perdre leur bonhomie intrépide; ils se satisfaisaient de leur chant, et ils ne demandaient à la vie que de vivre, de gagner tout juste leur pain, de se décharger de leur pensée dans leur art, et de trouver deux ou trois braves gens, simples, vrais, pas artistes, qui sans doute ne les comprenaient pas, mais qui les aimaient bonnement. – Comment eût-il osé être plus exigeant? Il y a un minimum de bonheur, que l’on peut demander. Mais nul n’a droit à davantage: c’est à soi-même de se donner le surplus; les autres ne vous le doivent pas.»