«Que l’artiste montre son univers,
Qui jamais ne fut et jamais ne sera!»
Seine Welt zeige der Künstler
Die niemals war noch jemals sein wird!
Christophe, uniquement absorbé par l’idée de Hassler, regardait avec des yeux ahuris et n’essayait point de comprendre. Il arriva à la maison qu’il cherchait, une des plus simples, – en style carolingien. À l’intérieur, un luxe cossu et banal; dans l’escalier, une atmosphère lourde de calorifère surchauffé; un ascenseur étroit, dont Christophe ne profita point, pour avoir le temps de se préparer à sa visite, en montant les quatre étages, à petits pas, les jambes fléchissantes, le cœur tremblant d’émotion. Durant ce court trajet, son ancienne entrevue avec Hassler son enthousiasme d’enfant, l’image de grand-père, lui revinrent à l’esprit, comme si c’était hier.
Il était près de onze heures, quand il sonna à la porte; Il fut reçu par une soubrette délurée, aux façons de serva padrona, qui le dévisagea avec impertinence, et commença par déclarer que «Monsieur ne pouvait pas recevoir, parce que Monsieur était fatigué». Puis, le naïf désappointement qui se peignit sur la figure de Christophe l’amusa sans doute; car, après avoir terminé l’examen indiscret qu’elle faisait de toute sa personne, elle s’adoucit brusquement, fit entrer Christophe dans le cabinet de Hassler, et dit qu’elle allait faire en sorte que Monsieur le reçût. Là-dessus, elle lui décocha une petite œillade, et ferma la porte.
Il y avait aux murs quelques peintures impressionnistes et des gravures galantes du dix-huitième siècle français: car Hassler prétendait se connaître à tous les arts; et il associait dans son goût Manet et Watteau, selon les indications qu’il avait reçues du cénacle. Le même mélange de styles se montrait dans l’ameublement, où un fort beau bureau Louis XV était encadré de fauteuils «art nouveau», et d’un divan oriental, avec une montagne de coussins multicolores. Les portes étaient ornées de glaces; et une bibeloterie japonaise couvrait les étagères et le dessus de la cheminée, où trônait le buste de Hassler. Dans une coupe, sur un guéridon, s’étalaient une profusion de photographies de chanteuses, d’admiratrices et d’amis, avec des mots d’esprit et des exclamations enthousiastes. Un désordre incroyable régnait sur le bureau; le piano était ouvert; de la poussière sur les étagères; des cigares à demi brûlés traînaient dans tous les coins…
Christophe entendit, dans la chambre voisine, une voix maussade qui grognait; le verbe tranchant de la petite bonne lui répliquait. Il était clair que Hassler manifestait peu d’enthousiasme à se montrer. Il était clair aussi que la demoiselle avait mis sous son bonnet que Hassler se montrerait: et elle ne se gênait pas pour lui répondre avec une extrême familiarité: sa voix aiguë perçait les murs. Christophe était mal à l’aise d’entendre certaines remarques qu’elle faisait à son maître. Mais celui-ci ne s’en affectait point. Au contraire! on eût dit que ces impertinences l’amusaient; et tout en continuant de grogner, il gouaillait la fille et prenait plaisir à l’exciter. Enfin Christophe entendit une perte s’ouvrir, et, toujours grognant et goguenardant, Hassler qui venait en traînant les pieds.
Il entra. Christophe eut un serrement de cœur. Il le reconnaissait. Plût à Dieu qu’il ne l’eût pas reconnu! C’était bien Hassler, et ce n’était plus lui. Il avait, toujours son grand front sans une ride, son visage sans un pli, comme celui d’un enfant; mais il était chauve, empâté, le teint jaune, l’air endormi, la lèvre inférieure un peu pendante, la bouche ennuyée et boudeuse. Il voûtait les épaules, enfonçait ses deux mains dans les poches de son veston débraillé, et traînait des savates aux pieds; sa chemise formait un bourrelet au-dessus de sa culotte, qu’il n’avait même pas achevé de boutonner. Il regarda Christophe de ses yeux somnolents, qui ne s’éclairèrent pas, quand le jeune homme eut balbutié son nom. Il fit un salut automatique, sans parler, indiqua de la tête un siège à Christophe, et s’affaissa, avec un soupir, sur le divan, dont il empila les coussins autour de lui. Christophe répétait:
– J’ai déjà eu l’honneur… Vous aviez eu la bonté… Je suis Christophe Krafft…
Hassler, enfoncé dans le divan, ses longues jambes croisées, ses mains maigres jointes sur son genou droit, relevé à la hauteur du menton, répliqua:
– Connais pas.
Christophe, la gorge contractée, entreprit de lui rappeler leur ancienne rencontre. En n’importe quelle circonstance, il lui eût été difficile de parler de ces souvenirs intimes; ici, ce lui était une torture: il s’embrouillait dans ses phrases, ne trouvait pas ses mots, disait des choses absurdes, qui le faisaient rougir. Hassler le laissait patauger, sans cesser de le fixer de ses yeux vagues et indifférents. Quand Christophe fut arrivé au bout de son récit, Hassler, continua un instant de balancer son genou, en silence, comme s’il attendait que Christophe continuât. Puis, il dit:
– Oui… Cela ne nous rajeunit pas…
et s’étira.
Après avoir bâillé, il ajouta:
– … Demande pardon… Pas dormi… Soupé au théâtre, cette nuit…
et bâilla de nouveau.
Christophe espérait que Hassler ferait une allusion à ce qu’il venait de lui raconter; mais Hassler, que toute cette histoire n’avait aucunement intéressé, n’en parla plus; et il n’adressa nulle question à Christophe sur sa vie. Quand il eut fini de bailler, il lui demanda:
– Il y a longtemps que vous êtes à Berlin?
– Je suis arrivé ce matin dit Christophe.
– Ah! fit Hassler, sans s’étonner autrement. Quel hôtel?
Sans paraître écouter la réponse, il se souleva paresseusement, atteignit un bouton électrique, et sonna.
– Permettez, fit-il.
La petite bonne parut, avec son air impertinent.
– Kitty, dit-il, est-ce que tu as la prétention de me faire passer de déjeuner, aujourd’hui?
– Vous ne pensez pourtant pas, dit-elle, que je vais vous apporter votre manger ici, pendant que vous avez quelqu’un?
– Pourquoi donc pas? fit-il en désignant Christophe, d’un clignement d’œil railleur. Il me nourrit l’esprit; je vais nourrir le corps.
– Est-ce que vous n’avez pas honte de faire assister à votre repas, comme une bête dans une ménagerie?
Hassler, au lieu de se fâcher, se mit à rire, et corrigea:
– Comme une bête en ménage…
– Apporte toujours, continua-t-il, je mangerai la honte avec.
Elle se retira, en haussant les épaules.
Christophe, voyant que Hassler ne cherchait toujours pas à s’informer de ce qu’il faisait, tâcha de renouer l’entretien. Il parla de la difficulté de la vie en province, de la médiocrité des gens, de leur étroitesse d’esprit, de l’isolement où on était. Il s’efforçait de l’intéresser à sa détresse morale. Mais Hassler, affalé dans le divan, la tête renversée en arrière sur un coussin et les yeux à demi fermés, le laissait parler, semblant ne pas écouter; ou bien il soulevait un moment ses paupières et lançait quelques mots d’une ironie froide, une saillie bouffonne sur les gens de province, qui coupait net les tentatives de Christophe pour parler plus intimement. – Kitty était revenue avec le plateau du déjeuner: café, beurre, jambon, etc. Elle le déposa, boudeuse, sur le bureau, au milieu des papiers en désordre. Christophe attendit qu’elle fût ressortie, pour reprendre son douloureux récit, qu’il avait tant de peine à suivre.