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Christophe le possédait; et il faisait montre de sa joie, avec une naïveté imprudente. Il n’y voyait point malice, il ne demandait qu’à la partager avec les autres. Il ne s’apercevait pas que cette joie est blessante pour la plupart des gens, qui ne la possèdent pas. Au reste, il ne s’inquiétait point de plaire ou de déplaire; il était sûr de lui, et rien ne lui paraissait plus simple que de communiquer aux autres sa conviction. Il comparait ses richesses à la pauvreté générale des fabricants de notes: et il pensait qu’il lui serait bien facile de faire reconnaître sa supériorité. Trop facile. Il n’avait qu’à se montrer.

Il se montra.

*

On l’attendait.

Christophe n’avait pas fait mystère de ses sentiments. Depuis qu’il avait pris conscience du pharisaïsme [2] allemand qui ne veut pas voir les choses comme elles sont, il s’était fait une loi de manifester une sincérité absolue, incessante, intransigeante, sans égards à aucune considération d’œuvre ou de personne. Et comme il ne pouvait rien faire sans le pousser à l’extrême, il disait des énormités, et scandalisait les gens. Il était d’une prodigieuse naïveté. Il confiait à tout venant ce qu’il pensait de l’art allemand, avec la satisfaction d’un homme qui ne veut pas garder pour lui des découvertes inappréciables. Il n’imaginait pas qu’on pût lui en savoir mauvais gré. Quand il venait de reconnaître l’ânerie d’une œuvre consacrée, tout plein de son sujet, il se hâtait d’en faire part à ceux qu’il rencontrait: musiciens, ou amateurs. Il énonçait les jugements les plus saugrenus, avec une figure rayonnante. D’abord, on ne le prit pas au sérieux; on rit de ses boutades. – Mais on ne tarda pas à trouver qu’il y revenait trop souvent, avec une insistance de mauvais goût. Il devint évident que Christophe croyait à ses paradoxes; ils parurent moins plaisants. Il était compromettant; il manifestait en plein concert sa bruyante ironie, ou il exprimait son dédain pour les maîtres glorieux.

Tout se colportait dans la petite ville: aucun mot de Christophe n’était perdu. On lui en voulait déjà de sa conduite de l’an passé. On n’avait pas oublié la façon scandaleuse dont il s’était affiché avec Ada. Lui-même ne s’en souvenait plus; les jours effaçaient les jours, il était loin maintenant de ce qu’il avait été. Mais d’autres s’en souvenaient pour lui: ceux dont la fonction sociale; dans toutes les petites villes, est de prendre scrupuleusement note de toutes les fautes, de toutes les tares, de tous les événements tristes, laids, désobligeants, qui concernent leurs voisins, afin que rien n’en soit perdu. Les nouvelles extravagances de Christophe vinrent trouver place à côté des anciennes, dans le registre à son nom. Les unes éclairaient les autres. Aux ressentiments de la morale offensée s’ajoutèrent ceux du bon goût scandalisé. Les plus indulgents disaient de lui:

– Il cherche à se singulariser.

La plupart affirmaient:

– Total verrückt! (Absolument fou).

Une opinion plus dangereuse encore commençait à se répandre; – son illustre origine en assurait le succès: – on se contait qu’au château, où Christophe continuait de remplir ses fonctions officielles il avait eu le mauvais goût, parlant au grand-duc en personne, de s’exprimer avec une indécence révoltante sur le compte de maîtres vénérés; il avait disait-on, appelé l’Élias de Mendelssohn «des patenôtres de clergyman hypocrite», et traité certains Lieder de Schumann de «musique de Backfisch»: – et cela, quand les augustes princes venaient d’affirmer leurs préférences pour ces œuvres! Le grand-duc avait mis fin à ces impertinences, en disant sèchement:

– On douterait parfois, Monsieur, à vous entendre, que vous soyez Allemand.

Ce mot vengeur, tombé de si haut, ne manqua point de rouler très bas; et tous ceux qui croyaient avoir des sujets ressentiment contre Christophe, soit à cause de ses succès, soit pour quelque autre raison plus personnelle, ne manquèrent point de rappeler qu’en effet il n’était pas un pur Allemand. Sa famille paternelle était – on s’en souvient – originaire des Flandres. Rien de surprenant à ce que cet immigré dénigrât les gloires nationales! Cette constatation expliquait tout; et l’amour-propre germanique y trouvait des raisons de s’estimer davantage, en même temps que de mépriser son adversaire.

À cette vengeance, toute platonique, Christophe vint fournir des aliments plus substantiels. Il est bien imprudent de critiquer les autres, quand on est sur le point de s’exposer à la critique. Un artiste plus habile eût montré plus de respect pour ses devanciers. Mais Christophe ne voyait aucune raison pour cacher son mépris de la médiocrité et son bonheur de sa propre force. Ce bonheur se manifestait d’une façon immodérée. Christophe était pris, dans ces derniers temps, d’un besoin d’expansion. C’était trop de joie pour lui seul; il eût éclaté, s’il n’avait partagé son allégresse. À défaut d’ami, il prit pour confident son collègue à l’orchestre, le deuxième Kapellmeister, Siegmund Ochs, un jeune Wurtembergeois, bon enfant et sournois, qui lui témoignait une déférence débordante. Il ne se défiait pas de lui; comment aurait-il pu penser qu’il y avait quelque inconvénient à confier sa joie à un indifférent à un ennemi même? Ne devaient-ils pas plutôt lui en être reconnaissants? Il apportait du bonheur pour tous, amis et ennemis. – Il ne se doutait pas qu’il n’y a rien de plus difficile à faire accepter aux hommes qu’un bonheur nouveau; ils préféreraient presque un malheur ancien: il leur faut un aliment remâché depuis des siècles. Mais ce qui leur est surtout intolérable, c’est la pensée de devoir ce bonheur à un autre. Ils ne pardonnent cette offense que quand ils n’ont plus aucun moyen d’y échapper – et ils s’arrangent, pour le faire payer.

Il y avait donc mille raisons pour que les confidences de Christophe ne fussent pas accueillies de très bon cœur par qui que ce fût. Mais il y en avait mille et une pour qu’elles ne le fussent pas par Siegmund Ochs. Le premier Kapellmeister, Tobias Pfeiffer, ne devait plus tarder à se retirer: et Christophe, malgré sa jeunesse, avait toutes chances de lui succéder. Ochs était trop bon Allemand pour ne pas reconnaître que Christophe méritait cette place, puisque la cour était pour lui. Mais il avait trop bonne opinion de lui-même pour ne pas croire qu’il l’eût méritée davantage, si la cour l’eût mieux connu. Aussi accueillait-il d’un singulier sourire les effusions de Christophe, quand celui-ci arrivait au théâtre, le matin avec une figure qui s’efforçait d’être grave, mais qui rayonnait malgré lui.

– Eh bien, lui disait-il, narquois, encore quelque nouveau chef-d’œuvre?

Christophe lui prenait le bras:

– Ah! mon ami! celui-ci surpasse tout… Si tu l’entendais… Le diable m’emporte! c’est trop beau! Dieu assiste les pauvres gens qui l’entendront! On ne peut plus avoir qu’un désir, après: mourir.