Выбрать главу

Le plaisant ?tait que le bon papetier habitait avec une ni?ce fort d?vote, qui faisait de lui ce qu’elle voulait. Cette petite femme tr?s brune, grassouillette, aux yeux vifs, dou?e d’une volubilit? de parole qui relevait encore un fort accent de Marseille, ?tait veuve d’un r?dacteur au minist?re du commerce. Rest?e seule sans fortune, avec une fillette, et recueillie par l’oncle, cette bourgeoise, qui avait des pr?tentions, n’?tait pas loin de croire qu’elle faisait une gr?ce ? son parent le boutiquier, en vendant ? son magasin; elle tr?nait avec des airs de reine d?chue, que, fort heureusement pour les affaires de l’oncle et pour la client?le, temp?rait son exub?rance naturelle. Royaliste et cl?ricale, comme il convenait ? une personne de sa distinction, Mme Alexandrine ?talait ses sentiments avec un z?le indiscret, stimul? par le malin plaisir de taquiner le vieux m?cr?ant chez qui elle s’?tait install?e. Elle s’?tait constitu?e la ma?tresse du logis, responsable de la conscience de toute la maisonn?e; si elle ne pouvait convertir l’oncle – (et elle se jurait bien de l’attraper in extremis), – elle s’en donnait ? c?ur joie de tremper le diable dans l’eau b?nite. Elle ?pinglait au mur des images de Notre-Dame de Lourdes et de Saint-Antoine de Padoue; elle ornait la chemin?e de f?tiches peinturlur?s sous des globes de verre; et, la saison venue, elle installait dans l’alc?ve de sa fille une chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait ce qui l’emportait, dans sa d?votion agressive, d’une affection r?elle pour l’oncle qu’elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu’elle avait ? l’emb?ter.

Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire; il ne se risquait pas ? relever les provocations batailleuses de sa terrible ni?ce: avec une langue si bien pendue, impossible ? lutter; avant tout, il voulait la paix. Une seule fois, il se f?cha, lorsqu’un petit saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre, au-dessus de son lit; sur ce point, il eut gain de cause, car il faillit en avoir une attaque, et la ni?ce prit peur; l’exp?rience ne fut pas renouvel?e. Pour tout le reste, il c?da, affectant de ne pas voir; cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise; mais il ne voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa ni?ce, et il ?prouvait un certain plaisir ? ?tre malmen? par elle. Et puis, ils s’accordaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette.

Elle avait treize ans, et elle ?tait toujours malade. Depuis des mois, une coxalgie la tenait ?tendue et captive, tout un c?t? du corps moul? dans une goutti?re, comme une petite Daphn? dans son ?corce. Elle avait des yeux de biche bless?e et le teint d?color? des plantes priv?es de soleil; une t?te trop grosse, que ses cheveux blond p?le, tr?s fins et tr?s tir?s, faisaient para?tre encore plus grosse; mais un visage mobile et d?licat, un vivant petit nez, et un bon sourire enfantin. La d?votion de la m?re avait pris chez l’enfant souffrante et d?s?uvr?e un caract?re exalt?. Elle passait des heures ? r?citer son chapelet de corail, que le pape avait b?nit; et elle s’interrompait pour le baiser avec emportement. Elle ne faisait presque rien, de toute la journ?e; les travaux ? l’aiguille la fatiguaient; Mme Alexandrine ne lui en avait pas donn? le go?t. ? peine si elle lisait quelques Tracts insipides, quelque fade histoire miraculeuse, dont le style pr?tentieux et plat lui semblait la po?sie m?me, – ou les r?cits des crimes avec illustrations colori?es dans les journaux du Dimanche que sa stupide m?re lui mettait dans les mains. ? peine si elle faisait quelques mailles de crochet, en remuant les l?vres, moins attentive ? son ouvrage qu’? la conversation qu’elle tenait avec une sainte de ses amies, ou m?me avec le bon Dieu. Car il ne faut pas croire qu’il soit n?cessaire d’?tre une Jeanne d’Arc, pour avoir de ces visites; nous en avons tous re?u. Seulement, ? l’ordinaire, les visiteurs c?lestes nous laissent parler seuls, assis ? notre foyer; et ils ne disent mot. Rainette ne songeait pas ? s’en formaliser: qui ne dit mot consent. D’ailleurs, elle avait tant ? leur dire qu’? peine leur laissait-elle le temps de r?pondre: elle r?pondait pour eux. Elle ?tait une bavarde silencieuse; elle tenait de sa m?re la volubilit? de langue; mais ce flot s’infiltrait en paroles int?rieures, comme un ruisseau qui dispara?t sous terre. – Naturellement, elle faisait partie de la conspiration contre l’oncle, afin de le convertir; elle se r?jouissait de chaque pouce de la maison conquis sur l’esprit de t?n?bres par les esprits de lumi?re; elle cousait des m?dailles saintes dans les doublures d’habit du vieux, ou bien elle lui glissait dans les poches un grain de chapelet, que l’oncle, pour faire plaisir ? sa petite ni?ce affectait de ne pas remarquer. – Cette mainmise des deux d?votes sur le mangeur de pr?tres causait l’indignation et la joie du savetier. Il ne tarissait pas en grosses plaisanteries sur les femmes qui portent culotte; et il se gaussait de son ami, qui se laissait mettre sous la pantoufle. Il n’avait pas lieu de faire le malin: car lui-m?me avait ?t? afflig? pendant vingt ans d’une femme acari?tre et sobre, qui le traitait de pochard, et devant qui il baissait la cr?te. Il se gardait d’en faire mention. Le papetier, un peu honteux, se d?fendait mollement, professant d’une langue p?teuse une tol?rance ? la Kropotkine.

Rainette et Emmanuel ?taient amis. Depuis leur petite enfance, ils se voyaient chaque jour. Emmanuel osait rarement se glisser dans la maison. Mme Alexandrine le regardait d’un mauvais ?il, comme petit-fils d’un m?cr?ant et comme sale petit gniaf. Mais Rainette passait ses journ?es sur une chaise longue pr?s de la fen?tre, au rez-de-chauss?e. Emmanuel tambourinait aux carreaux, en passant; et, le nez ?cras? contre la vitre, il grima?ait un bonjour. En ?t?, quand la fen?tre restait ouverte, il s’arr?tait, les bras appuy?s un peu haut sur la barre de la fen?tre; – (il s’imaginait que cette pose l’avantageait, que ses ?paules remont?es dans une attitude famili?re donnaient le change ? sa difformit?). – Rainette qui n’?tait pas g?t?e par les visites, ne songeait plus ? remarquer qu’Emmanuel f?t bossu. Emmanuel, qui avait peur des filles, peur et d?go?t, faisait exception pour Rainette. Cette petite malade, ? demi p?trifi?e, lui ?tait quelque chose d’intangible et de lointain. Seulement le soir o? la belle Berthe lui baisa la bouche, et encore le jour suivant il s’?carta de Rainette, avec une r?pulsion instinctive; il longea la maison, sans s’arr?ter, baissant la t?te; et il r?dait ? distance, m?fiant, comme un chien sauvage. Puis, il revint. Elle ?tait si peu une femme!… ? la sortie de l’atelier, quand il passait, t?chant de se faire aussi petit que possible, au milieu des brocheuses dans leurs longues blouses de travail, telles que des chemises de nuit, – ces grandes filles rieuses, dont les yeux affam?s vous d?shabillent en passant, – il d?talait vers la fen?tre de Rainette. Il savait gr? ? son amie de ce qu’elle ?tait infirme: il pouvait, vis-?-vis d’elle, se donner des airs de sup?riorit?, et m?me, de protection. Il racontait les ?v?nements de la rue; il s’y mettait en bonne place. Parfois, quand il ?tait en veine de galanterie, il apportait ? Rainette, en hiver, des marrons grill?s, en ?t?, un bouquet de cerises. Elle, de son c?t?, lui donnait de ces bonbons multicolores qui remplissaient les deux bocaux, ? la devanture; et ils regardaient ensemble les cartes postales illustr?es. C’?taient d’heureux moments; ils oubliaient tous deux le triste corps qui tenait en cage leur ?me d’enfant.

Mais il arrivait aussi qu’ils se missent ? discuter, comme les grands, des choses politiques et de la religion. Alors, ils devenaient aussi stupides que les grands. La bonne entente cessait. Elle, parlait de miracles, de neuvaines, ou de pieuses images bord?es de dentelles en papier et de jours d’indulgences. Lui, disait que c’?tait des b?tises et des m?meries, comme il avait entendu dire ? son grand-p?re. Mais quand il voulait ? son tour raconter les r?unions publiques o? le vieux l’avait emmen?, elle l’interrompait avec m?pris et disait que ces gens-l? ?taient des soulards. La conversation s’aigrissait. Ils en venaient ? parler de leurs parents; ils se r?p?taient, l’un sur le compte de la m?re, l’autre sur celui du grand-p?re, les propos injurieux du grand-p?re et de la m?re Puis ils parlaient d’eux-m?mes. Ils cherchaient ? se dire des choses d?sagr?ables. Ils y arrivaient sans peine. Il disait les plus grossi?res. Mais elle savait trouver les mots les plus m?chants. Alors, il s’en allait et quand il revenait, il racontait qu’il avait ?t? avec d’autres filles, et qu’elles ?taient jolies, et qu’ils avaient bien ri ensemble, et qu’ils devaient se retrouver, le dimanche prochain. Elle, ne disait rien; elle faisait semblant de m?priser ce qu’il disait; et brusquement, elle se mettait en rage, elle lui lan?ait son crochet ? la t?te, en lui criant de partir, et qu’elle le d?testait et elle se cachait la figure dans ses mains. Il partait, pas fier de sa victoire. Il avait envie d’?carter les petites mains maigres, de dire que ce n’?tait pas vrai. Mais il se for?ait par orgueil ? ne pas revenir.