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Un jour, Rainette f?t veng?e. – Il ?tait avec ses camarades d’atelier. Ils ne l’aimaient gu?re, parce qu’il se tenait en dehors d’eux et qu’il ne parlait pas, ou qu’il parlait trop bien, d’une fa?on na?vement pr?tentieuse, comme un livre, ou plut?t comme un article de journal – (il en ?tait farci). – Ce jour-l?, ils s’?taient mis ? causer de la r?volution et des temps futurs. Il s’exaltait, et il ?tait ridicule. Un camarade l’apostropha brutalement:

– D’abord, toi, n’en faut plus, tu es trop laid. Dans la soci?t? future, il n’y aura plus de boscos. On les fout ? l’eau en naissant.

Cela le fit d?gringoler du haut de son ?loquence. Il se tut, constern?. Les autres se tordaient de rire. De tout l’apr?s-midi il ne desserra plus les dents. Le soir, il s’en retournait chez lui; il avait h?te d’?tre rentr?, pour se cacher dans un coin, et pour souffrir seul. Olivier le rencontra; il fut frapp? de son visage terreux.

– Tu as de la peine. Pourquoi?

Emmanuel ne voulait pas parler. Olivier insista affectueusement. Le petit persistait ? se taire; mais sa m?choire tremblait, comme s’il ?tait pr?s de pleurer. Olivier le prit par le bras et l’emmena chez lui. Bien qu’il ?prouv?t, lui aussi, pour la laideur et pour la maladie, cette r?pulsion instinctive et cruelle dont ne peuvent se d?fendre ceux qui ne sont pas n?s avec des ?mes de s?urs de charit?, il n’en laissait rien voir.

– On t’a fait de la peine?

– Oui.

– Qu’est-ce qu’on t’a fait?

Le petit d?bonda son c?ur. Il dit qu’il ?tait laid. Il dit que ses camarades avaient dit que leur r?volution n’?tait pas pour lui.

– Elle n’est pas pour eux non plus, mon petit ni pour nous. Ce n’est pas l’affaire d’un jour. On travaille pour ceux qui viendront apr?s nous.

Le petit ?tait d??u que ce f?t pour si tard.

– Est-ce que cela ne te fait pas plaisir de penser qu’on travaille pour donner le bonheur ? des milliers de gar?ons comme toi, ? des millions d’?tres?

Emmanuel soupira et dit:

– ?a serait pourtant bon, d’avoir un peu de bonheur, soi-m?me.

– Mon petit, il ne faut pas ?tre un ingrat. Tu vis dans la plus belle ville, dans l’?poque la plus riche en merveilles; tu n’es pas b?te, et tu as de bons yeux. Penses ? ce qu’il y a de choses ? voir et ? aimer autour de soi.

Il lui en montra quelques-unes.

L’enfant ?coutait, hocha la t?te et dit:

– Oui, mais on sera toujours enferm? dans cette peau!

– Mais non, tu en sortiras.

– Qu’est-ce que tu en sais?

Le petit fut stup?fait. Le mat?rialisme faisait partie du credo du grand-p?re; il pensait qu’il n’y avait que les calotins qui crussent ? une vie ?ternelle. Il savait que son ami ne l’?tait point; et il se demanda si Olivier parlait s?rieusement. Mais Olivier le tenant par la main, lui parla longuement de sa foi id?aliste, de l’unit? de la vie sans limites, qui n’a ni commencement ni fin, et dont les milliards d’?tres et les milliards d’instants ne sont que les rayons de l’unique soleil. Mais il ne le lui disait pas sous cette forme abstraite. D’instinct, en lui parlant, il s’adaptait ? la pens?e de l’enfant: les antiques l?gendes, les imaginations mat?rielles et profondes des vieilles cosmogonies lui revenaient ? l’esprit; moiti? riant, moiti? s?rieux, il parlait de la m?tempsycose et de la succession des formes innombrables o? l’?me coule et se filtre, comme une source qui passe de bassins en bassins. Il y m?lait des ressouvenirs chr?tiens et les images du soir d’?t? qui les baignait tous deux. Il ?tait assis pr?s de la fen?tre ouverte: le petit, debout pr?s de lui, et la main dans sa main. C’?tait un samedi soir. Les cloches sonnaient. Les premi?res hirondelles, revenues depuis peu, rasaient les murs des maisons. Le ciel lointain riait au-dessus de la ville, qui s’enveloppait d’ombre. L’enfant, retenant son souffle, ?coutait le conte de f?es que lui disait son grand ami. Et Olivier, ? son tour, r?chauff? par l’attention de son petit auditeur, se laissait prendre ? ses propres r?cits.

Il est, dans la vie, des secondes d?cisives o?, de m?me que s’allument tout d’un coup dans la nuit d’une grande ville les lumi?res ?lectriques, s’allume dans l’?me obscure la flamme ?ternelle. Il suffit d’une ?tincelle qui jaillisse d’une autre ?me et transmette ? celle qui attend, le feu de Prom?th?e. Ce soir de printemps, la tranquille parole d’Olivier alluma dans l’esprit que recelait le petit corps difforme, comme une lanterne bossu?e la lumi?re qui ne s’?teint plus.

Aux raisonnements d’Olivier, il ne comprenait rien, ? peine les entendait-il. Mais ces l?gendes, ces images qui ?taient pour Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient chair, devenaient r?alit?. Le conte de f?e s’animait, palpitait autour de lui. Et la vision qu’encadrait la fen?tre de la chambre, les hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les hirondelles qui fr?laient les murs, et les chevaux harass?s qui tra?naient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient l’ombre du cr?puscule, et le ciel p?lissant o? mourait la lumi?re, – tout ce monde ext?rieur s’imprima brusquement en lui, comme un baiser. Ce ne f?t qu’un ?clair. Puis, cela s’?teignit. Il pensa ? Rainette, et dit:

– Mais ceux qui vont ? la messe, ceux qui croient au bon Dieu, c’est pourtant des toqu?s!

Olivier sourit:

– Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous la m?me chose. Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens, qui pour voir la lumi?re, ont besoin de fermer leurs volets et d’allumer leur lampe. Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c’est toujours la m?me lumi?re que nous aimons.

Le petit retournait chez lui, par les rues sombres o? les becs de gaz n’?taient pas encore allum?s; Les paroles d’Olivier bourdonnaient dans sa t?te. Il se disait qu’il est aussi cruel de se moquer des gens parce qu’ils ont de mauvais yeux que parce qu’ils sont bossus. Et il pensait ? Rainette qui avait de jolis yeux; et il pensait qu’il les avait fait pleurer. Cela lui fut insupportable. Il revint sur ses pas, il alla ? la maison du papetier. La fen?tre ?tait encore entr’ouverte; il y coula doucement la t?te et appela ? voix basse:

– Rainette…

Elle ne r?pondit pas.

– Rainette! je te dis pardon.

La voix de Rainette, dans l’ombre dit:

– M?chant, je te d?teste.

– Pardon, r?p?ta-t-il.

Il se tut. Puis, dans un ?lan soudain, il dit, plus bas encore, troubl?, un peu honteux:

– Rainette, tu sais, je crois aussi ? des bons Dieux, comme toi.

– C’est vrai?

– C’est vrai.

Il le disait surtout par g?n?rosit?. Mais, apr?s l’avoir dit, il y croyait un peu.

Ils rest?rent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit, dehors! Le petit infirme murmura:

– Il fera bon, quand on sera mort!…

On entendait le souffle l?ger de Rainette.

Il dit:

– Bonne nuit, petite grenouille.

La voix attendrie de Rainette dit:

– Bonne nuit.

Il partit all?g?. Il ?tait content que Rainette lui e?t pardonn?. Et, tout au fond de lui, il ne d?plaisait pas au petit souffre-douleur, qu’une autre e?t souffert par lui.

*

Olivier ?tait rentr? dans sa retraite. Christophe ne tarda pas ? l’y rejoindre. D?cid?ment, leur place n’?tait pas dans le mouvement social r?volutionnaire. Olivier ne pouvait pas s’enr?ler avec ces combattants. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s’en ?cartait au nom des faibles opprim?s; Christophe, au nom des forts ind?pendants. Mais qu’ils se fussent retir?s, celui-ci ? la proue, celui-l? ? la poupe, ils n’en ?taient pas moins sur le m?me bateau qui emportait l’arm?e des ouvriers et la soci?t? enti?re. Libre et s?r de sa volont?, Christophe contemplait avec un int?r?t provocant, la coalition des prol?taires; il aimait ? se retremper dans la cuve populaire: cela le d?tendait; il en sortait plus gaillard et plus frais. Il continuait de voir Coquard et prenait ses repas, de temps en temps, chez Aur?lie. Une fois l?, il ne se surveillait gu?re, il s’abandonnait ? son humeur fantasque; le paradoxe ne l’effrayait pas; et il trouvait un malin plaisir ? pousser ses interlocuteurs jusqu’aux extr?mes cons?quences de leurs principes, absurdes et enrag?es. On ne savait jamais s’il parlait ou non s?rieusement: car il se passionnait en parlant, et il finissait par oublier son intention paradoxale du d?but. L’artiste se laissait griser par l’ivresse des autres. En un de ces moments d’?motion esth?tique, il improvisa, dans l’arri?re-boutique d’Aur?lie, un chant r?volutionnaire, qui, aussit?t r?p?t?, d?s le lendemain se r?pandit parmi les groupes ouvriers. Il se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des intelligences au c?ur de la place, fut averti par un de ses amis, Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la pr?fecture de police, qui se m?lait de litt?rature et se disait toqu? de la musique de Christophe – (car le dilettantisme et l’esprit anarchique, s’?taient gliss?s jusque parmi les chiens de garde de la troisi?me R?publique).