– Votre Krafft est en train de jouer un vilain jeu, lui avait dit Bernard. Il fait le fier-?-bras. Nous savons ce qu’il en faut penser; mais on ne serait pas f?ch?, en haut lieu, de pincer un ?tranger – qui plus est, un Allemand – dans ces micmac r?volutionnaires: c’est le moyen classique pour d?consid?rer le parti et pour y jeter les soup?ons. Si ce nigaud ne fait pas attention, nous allons ?tre oblig? de l’arr?ter. C’est ennuyeux. Avertissez-le!
Manousse avertit Christophe; Olivier le supplia d’?tre prudent. Christophe ne prit pas l’avis au s?rieux.
– Bah! dit-il, chacun sait que je ne suis pas dangereux. J’ai bien le droit de m’amuser! J’aime ces gens, ils travaillent comme moi, ils ont une foi comme moi. ? la v?rit?, ce n’est pas la m?me, nous ne sommes pas du m?me camp… Tr?s bien! On se battra donc. Ce n’est pas pour me d?plaire… Que veux-tu? Je ne peux pas rester, comme toi, recroquevill? dans ma coquille. J’?touffe chez les bourgeois.
Olivier, qui n’avait pas des poumons aussi exigeants, se trouvait bien de son logis ?troit et de la calme soci?t? de ses deux amies, encore que l’une d’elles, Mme Arnaud, se consacr?t maintenant aux ?uvres de bienfaisance, et que l’autre, C?cile, f?t absorb?e dans les soins de l’enfant, jusqu’? ne plus parler que de lui et avec lui, sur ce ton gazouillant, b?tifiant, qui t?che de se modeler sur celui de l’oiselet et de muer sa chanson informe en un parler humain.
De son passage dans les milieux ouvriers, il lui ?tait rest? deux connaissances. Deux ind?pendants, comme lui. L’un, Gu?rin, ?tait tapissier. Il travaillait, ? sa fantaisie, d’une fa?on capricieuse, mais adroite. Il aimait son m?tier, il avait pour les objets d’art un go?t naturel, d?velopp? par l’observation, le travail, les visites dans les mus?es. Olivier lui avait fait r?parer un meuble ancien: le travail ?tait difficile, et l’ouvrier s’en ?tait acquitt? habilement; il y avait d?pens? de la peine et du temps: il ne r?clama ? Olivier qu’un modeste salaire, tant il ?tait heureux d’avoir r?ussi. Olivier, s’int?ressant ? lui, l’interrogea sur sa vie, t?cha de savoir ce qu’il pensait du mouvement ouvrier. Gu?rin n’en pensait rien; il ne s’en souciait pas. Il n’?tait pas de cette classe. Il n’?tait d’aucune classe. Il ?tait lui. Il lisait peu. Toute sa formation intellectuelle s’?tait faite par les sens, l’?il, la main, le go?t inn? au vrai peuple de Paris. Il ?tait un homme heureux. Le type n’en est pas rare dans la petite bourgeoisie ouvri?re, qui est une des races les plus intelligentes de la nation: car elle r?alise un bel ?quilibre du travail manuel et d’une activit? saine de l’esprit.
L’autre connaissance d’Olivier ?tait d’une esp?ce plus originale. C’?tait un facteur, qui se nommait Hurteloup. Bel homme, grand, les yeux clairs, petite barbe et moustache blondes, l’air ouvert et gai. Un jour qu’il apportait une lettre recommand?e, il ?tait entr? dans la chambre d’Olivier. Pendant qu’Olivier signait, il faisait le tour de la biblioth?que, le nez sur les titres des volumes:
– Ha! ha! fit-il, vous avez les classiques…
Il ajouta:
– Moi, je collectionne les bouquins d’histoire sur la Bourgogne.
– Vous ?tes Bourguignon? demanda Olivier.
– «Bourguignon sal?,
L’?p?e au c?t?,
La barbe au menton,
Saute, Bourguignon!»
r?pondit en riant le facteur. Je suis du pays d’Avallon. J’ai des papiers de famille qui datent de 1200 et quelque…
Olivier, intrigu?, voulut en savoir davantage. Hurteloup ne demandait qu’? parler. Il appartenait en effet ? une des plus vieilles familles de Bourgogne. Un de ses anc?tres ?tait ? la croisade de Philippe Auguste; un autre, secr?taire d’?tat sous Henri II. La d?cadence avait commenc?, d?s le XVIIe si?cle. Au temps de la R?volution, la famille, ruin?e et d?chue, avait fait le plongeon dans la mare populaire. Maintenant, elle revenait ? la surface, par le probe travail, la vigueur physique et morale du facteur Hurteloup, et sa fid?lit? ? sa race. Son meilleur passe-temps ?tait de r?unir des documents historiques et g?n?alogiques, se rapportant aux siens ou ? leur pays d’origine. ? ses heures de cong?, il allait aux Archives copier de vieux papiers. Quand il ne le comprenait pas, il demandait l’explication ? un de ses clients, Chartiste ou Sorbonnard. Son illustre ascendance ne lui tournait pas la t?te; il en parlait, en riant, sans l’ombre de r?crimination contre le mauvais sort. Il avait une ga?t? insouciante et robuste, qui faisait plaisir ? voir. Et Olivier, le regardant, pensait au va-et-vient myst?rieux de la vie des races, qui coule ? pleins bords pendant des si?cles, pendant des si?cles dispara?t sous terre, puis ressurgit apr?s avoir drain? du sol des ?nergies nouvelles. Le peuple lui apparaissait un r?servoir immense o? se perdent les fleuves du pass? et d’o? ressortent les fleuves de l’avenir, qui, sous un autre nom, sont bien souvent les m?mes.
Gu?rin et Hurteloup lui plaisaient; mais ils ne pouvaient lui ?tre une soci?t?; entre eux et lui, peu de conversation possible. Le petit Emmanuel l’occupait davantage; il venait chez lui presque chaque soir. Depuis l’entretien magique, une r?volution s’?tait faite chez l’enfant. Il s’?tait jet? dans la lecture avec une fureur de savoir. Il sortait de ses livres, abruti. Il semblait moins intelligent qu’avant; il parlait ? peine; Olivier n’arrivait plus ? lui arracher que des monosyllabes; aux questions, Emmanuel r?pondait des ?neries. Olivier se d?courageait; il t?chait de n’en rien montrer; mais il croyait qu’il s’?tait tromp? et que le petit ?tait tout ? fait stupide. Il ne voyait pas le travail formidable d’incubation fi?vreuse, qui s’op?rait dans cette ?me. Il ?tait un mauvais p?dagogue, plus capable de jeter au hasard dans les champs les poign?es de bon grain que de sarcler la terre et de creuser les sillons. – La pr?sence de Christophe ajoutait au trouble. Olivier ?prouvait une g?ne ? exhiber son petit prot?g?; il ?tait honteux de la b?tise d’Emmanuel, qui devenait accablante quand Christophe ?tait l?. L’enfant se renfermait alors dans un mutisme farouche. Il ha?ssait Christophe, parce qu’Olivier l’aimait; il ne supportait pas qu’un autre e?t place dans le c?ur de son ma?tre. Ni Christophe ni Olivier ne se doutaient de la fr?n?sie d’amour et de jalousie qui rongeait cet enfant. Cependant, Christophe avait pass? par l?, jadis! Mais il ne se reconnaissait pas en cet ?tre, fabriqu? d’un autre m?tal que le sien. En cet amalgame obscur d’h?r?dit?s malsaines, tout – l’amour et la haine et le g?nie latent – rendait un autre son.
Le premier Mai approchait.
Une rumeur inqui?te parcourait Paris. Les matamores de la C. G. T. contribuaient ? la r?pandre. Leurs journaux annon?aient le grand jour arriv?, convoquaient les milices ouvri?res, et lan?aient le mot d’?pouvante qui atteint les bourgeois ? l’endroit le plus sensible: au ventre… Feri ventrem!… Ils les mena?aient de la gr?ve g?n?rale. Les parisiens ?peur?s partaient pour la campagne, ou s’approvisionnaient comme pour un si?ge. Christophe avait rencontr? Canet, dans son auto, rapportant deux jambons et un sac de pommes de terre; il ?tait hors de lui; il ne savait plus au juste de quel parti il ?tait; on le voyait tour ? tour vieux r?publicain, royaliste, et r?volutionnaire. Son culte de la violence ?tait une boussole affol?e, dont l’aiguille sautait du nord au midi et du midi au nord. En public, il continuait de faire chorus aux rodomontades de ses amis; mais il e?t pris in petto le premier dictateur venu, pour balayer le spectre rouge.
Christophe riait de cette universelle poltronnerie. Il ?tait convaincu qu’il ne se produirait rien. Olivier en ?tait moins s?r. De sa naissance bourgeoise, il lui restait quelque chose de ce petit tremblement ?ternel que cause ? la bourgeoisie le souvenir et l’attente de la r?volution.
– Allons donc! disait Christophe, tu peux dormir tranquille. Elle n’est pas pour demain, ta R?volution! Vous en avez tous peur. La peur des coups… Elle est partout. Chez les bourgeois, dans le peuple, par toute la nation, par toutes les nations d’Occident. On n’a plus assez de sang, on a peur de le perdre. Depuis quarante ans, tout se passe en paroles. Regarde un peu votre fameuse Affaire! Avez-vous assez cri?: «Mort! Sang! Carnage!»… ? cadets de Gascogne! Que de salive et d’encre! Combien de gouttes de sang?
– Ne t’y fie pas, disait Olivier. Cette peur du sang, c’est l’instinct secret qu’au premier sang vers?, la b?te d?lirera; le masque du civilis? tombera, la brute montrera son mufle aux crocs f?roces, et Dieu sait alors qui la pourra museler! Chacun h?site devant la guerre; mais quand la guerre ?clatera, elle sera atroce…
Christophe haussait les ?paules, et disait que ce n’?tait pas pour rien que l’?poque avait pour h?ros Cyrano le h?bleur et le poulet fanfaron, Chantecler – les h?ros qui mentent.
Olivier hochait la t?te. Il savait qu’en France h?bler est le commencement d’agir. Toutefois pour le premier Mai, il ne croyait pas plus que Christophe ? la R?volution: on l’avait trop annonc?e, et le gouvernement se tenait sur ses gardes. Il y avait lieu de croire que les strat?ges de l’?meute remettraient le combat ? un moment plus opportun.
Dans la seconde quinzaine d’avril, Olivier eut un acc?s de grippe; elle le reprenait, chaque hiver, ? peu pr?s vers la m?me date, et elle r?veillait une bronchite ancienne. Christophe s’installa chez lui, deux ou trois jours. Le mal fut assez l?ger et passa rapidement. Mais il amena, comme ? l’ordinaire, chez Olivier, une fatigue morale et physique qui persista quelque temps apr?s que la fi?vre f?t tomb?e. Il restait au lit, ?tendu, pendant des heures, et il n’avait pas envie de bouger, il regardait Christophe qui lui tournait le dos, travaillant ? sa table.