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Christophe s’absorbait dans son travail. Quand il ?tait las d’?crire, il se levait brusquement et il allait au piano; il jouait, non ce qu’il avait ?crit, mais ce qui lui venait sous les doigts. Alors, se passait un ph?nom?ne ?trange. Tandis que ce qu’il ?crivait ?tait con?u dans un style qui rappelait ses ?uvres ant?rieures, ce qu’il jouait paraissait d’un autre homme. C’?tait un monde au souffle rauque et d?r?gl?. Il y avait l? un ?garement, une incoh?rence violente ou bris?e, ne rappelant en rien la puissante logique qui r?gnait dans le reste de sa musique. On e?t dit que ces improvisations irr?fl?chies, qui ?chappaient ? l’?il de la conscience, qui jaillissaient de la chair plus que de la pens?e, comme un cri d’animal, r?v?lassent un d?s?quilibre de l’?me, un orage se pr?parant, au fond de l’avenir. Christophe ne s’en apercevait pas; mais Olivier ?coutait, regardait Christophe, et il ?tait vaguement inquiet. Dans son ?tat de faiblesse, il avait une p?n?tration singuli?re, lointaine: il apercevait des choses que nul ne remarquait.

Christophe, plaquant un dernier accord, s’arr?ta en sueur, hagard; il promena autour de lui son regard encore trouble, rencontra le regard d’Olivier, se mit ? rire, et retourna ? sa table. Olivier demanda:

– Qu’est-ce que c’?tait, Christophe?

– Rien du tout, dit Christophe. Je remue l’eau, pour attirer le poisson.

– Est-ce que tu vas ?crire cela?

– Cela? Quoi, cela?

– Ce que tu as dit.

– Et qu’est-ce que j’ai dit, je ne me souviens d?j? plus.

– Mais ? quoi pensais-tu?

– Je ne sais pas, dit Christophe, se passant la main sur le front.

Il se remit ? ?crire. Le silence retomba dans la chambre des deux amis. Olivier continuait de regarder Christophe. Christophe sentait ce regard; et il se retourna. Les yeux d’Olivier le couvaient avec tant d’affection!

– Paresseux! dit-il gaiement.

Olivier soupira.

– Qu’as-tu? demanda Christophe.

– ? Christophe! dire qu’il y a tant de choses en toi, l?, pr?s de moi, des tr?sors que tu donneras aux autres et dont je n’aurai pas ma part.

– Es-tu fou? Qu’est-ce qui te prend?

– Quelle sera ta vie? Par quels dangers, par quelles ?preuves passeras-tu encore?… Je voudrais ?tre avec toi… Je ne verrai rien de tout cela. Je resterai stupidement en chemin.

– Pour stupide, tu l’es. Crois-tu, par hasard, que m?me si tu le voulais, je te laisserais en route?

– Tu m’oublieras, dit Olivier.

Christophe se leva, et alla s’asseoir sur le lit, pr?s d’Olivier; il lui prit les poignets, moites d’une sueur de faiblesse. Le col de la chemise s’?tait ouvert; on voyait la maigre poitrine, la peau fr?le et tendue comme un voile qu’un souffle de vent gonfle et qui va se d?chirer. Les robustes doigts de Christophe reboutonn?rent maladroitement le col. Olivier se laissait faire.

– Cher Christophe! dit-il tendrement, j’ai eu pourtant un grand bonheur dans ma vie!

– Ah! ?a, qu’est-ce que ces id?es? dit Christophe, tu vas aussi bien que moi.

– Oui, dit Olivier.

– Alors, pourquoi dis-tu des sottises?

– J’ai tort, fit Olivier, honteux et souriant. C’est cette grippe qui m’abat.

– Il faut se secouer. Houp! L?ve-toi.

– Pas maintenant, plus tard.

Il restait ? r?ver. Le lendemain, il se leva. Mais ce fut pour continuer de r?vasser, au coin du feu.

Avril ?tait doux et brumeux. ? travers le voile ti?de des brouillards argent?s, les petites feuilles vertes d?pliaient leurs cocons, les oiseaux invisibles chantaient le soleil cach?. Olivier d?vidait le fuseau de ses souvenirs. Il se revoyait enfant, dans le train qui l’emportait de sa petite ville, au milieu du brouillard, avec sa m?re qui pleurait. Antoinette ?tait seule, ? l’autre coin du wagon… De d?licats profils, des paysages fins, se peignaient au fond de ses yeux. De beaux vers venaient d’eux-m?mes agencer leurs syllabes et leurs rythmes chantants. Il ?tait pr?s de sa table; il n’avait qu’? ?tendre le bras pour prendre sa plume et noter ces visions po?tiques. Mais la volont? lui manquait: il ?tait las; il savait que le parfum de ses r?ves s’?vaporerait d?s qu’il voudrait les fixer. C’?tait toujours ainsi: le meilleur de lui-m?me ne pouvait s’exprimer; son esprit ?tait un vallon plein de fleurs; mais nul n’en avait l’acc?s; et d?s qu’on les cueillait, les fleurs se fl?trissaient. ? peine quelques-unes avaient pu languissamment survivre, quelques fr?les nouvelles, quelques pi?ces de vers, qui exhalaient une haleine suave et mourante. Cette impuissance artistique avait ?t? longtemps un des plus gros chagrins d’Olivier. Sentir tant de vie en soi, que l’on ne peut pas sauver!… – Maintenant, il ?tait r?sign?. Les fleurs n’ont pas besoin qu’on les voie, pour fleurir. Elles n’en sont que plus belles dans les champs o? nulle main ne les cueille. Heureux, les champs en fleurs qui r?vent au soleil! – De soleil, il n’y en avait gu?re; mais les r?ves d’Olivier n’en fleurissaient que mieux. Que d’histoires tristes, tendres, fantasques, il se raconta, ces jours-l?! Elles venaient on ne sait d’o?, voguaient comme des nuages blancs sur un ciel d’?t?, elles se fondaient dans l’air, d’autres leur succ?daient; il en ?tait peupl?. Parfois, le ciel restait vide; dans la lumi?re, Olivier s’engourdissait, jusqu’au moment o? de nouveau glissaient, leurs ailes ?ploy?es, les barques silencieuses du r?ve.

Le soir, le petit bossu venait. Olivier ?tait si plein de ses histoires qu’il lui en conta une, souriant et absorb?. Que de fois il parlait ainsi, regardant devant lui, sans que l’enfant souffla mot! Il finissait par oublier sa pr?sence… Christophe, qui arriva au milieu du r?cit, fut saisi de sa beaut?, et demanda ? Olivier de recommencer l’histoire. Olivier s’y refusa:

– Je suis comme toi, dit-il, je ne la sais d?j? plus.

– Ce n’est pas vrai, dit Christophe; toi, tu es un diable de Fran?ais qui sait toujours tout ce qu’il dit et fait, tu n’oublies jamais rien.

– H?las! fit Olivier.

– Recommence, alors.

– Cela me fatigue. ? quoi bon?

Christophe ?tait f?ch?.

– Ce n’est pas bien, dit-il. ? quoi te sert ta pens?e? Ce que tu as, tu le jettes. C’est perdu pour jamais.

– Rien n’est perdu, dit Olivier.

Le petit bossu sortit de l’immobilit? o? il ?tait rest? pendant le r?cit d’Olivier, – tourn? vers la fen?tre, les yeux vagues, la figure fronc?e, l’air hostile, sans qu’on p?t deviner ce qu’il pensait. Il se leva et dit:

– Il fera beau, demain.

– Je parie, dit Christophe ? Olivier, qu’il n’a m?me pas ?cout?.

– Demain, le premier Mai, continua Emmanuel, dont la figure maussade s’illuminait.

– C’est son histoire, ? lui, dit Olivier. Tu me la conteras demain.

– Balivernes! dit Christophe.

*

Le lendemain, Christophe vint prendre Olivier, pour faire une promenade dans Paris. Olivier ?tait gu?ri; mais il ?prouvait toujours son ?trange lassitude: il ne tenait pas ? sortir, il avait une crainte vague, il n’aimait pas ? se m?ler ? la foule. Son c?ur et son esprit ?taient braves; la chair ?tait d?bile. Il avait peur des cohues, des bagarres, de toutes les brutalit?s; il savait trop qu’il ?tait fait pour en ?tre victime, sans pouvoir – sans vouloir – se d?fendre: car il avait horreur de faire souffrir, autant que de souffrir. Les corps maladifs r?pugnent plus que les autres ? la souffrance physique, parce qu’ils la connaissent mieux, et que leur imagination la leur repr?sente plus imm?diate et plus saignante. Olivier rougissait de cette l?chet? de son corps que contredisait le sto?cisme de sa volont?, et il s’effor?ait de la combattre. Mais, ce matin, tout contact avec les hommes lui ?tait p?nible, il e?t voulu rester enferm?, tout le jour. Christophe le semon?a, le railla, voulut ? tout prix qu’il sort?t pour s’arracher ? sa torpeur: depuis dix jours il n’avait pas pris l’air. Olivier faisait mine de ne pas entendre. Christophe dit:

– C’est bon, je m’en vais sans toi. Je vais voir leur premier Mai. Si je ne suis pas revenu ce soir, tu te diras que je suis coffr?.

Il partit. Dans l’escalier, Olivier le rejoignit. Il ne voulait pas laisser son ami aller seul.

Peu de monde dans les rues. Quelques petites ouvri?res, fleuries d’un brin de muguet. Des ouvriers endimanch?s se promenaient d’un air d?s?uvr?. ? des coins de rues, pr?s des stations du M?tro, des agents, par paquets, se tenaient dissimul?s. Les grilles du Luxembourg ?taient ferm?es. Le temps restait toujours brumeux et ti?de. Il y avait si longtemps qu’on n’avait vu le soleil!… Les deux amis allaient au bras l’un de l’autre. Ils parlaient peu; ils s’aimaient bien. Quelques mots ?voquaient des choses intimes et pass?es. Devant une mairie, ils s’arr?t?rent pour regarder le barom?tre, qui avait une tendance ? remonter.

– Demain, dit Olivier, je verrai le soleil.

Ils ?taient tout pr?s de la maison de C?cile. Ils pens?rent ? entrer pour embrasser l’enfant.

– Non, ce sera pour le retour.

De l’autre c?t? de l’eau, ils commenc?rent ? rencontrer plus de monde. Des promeneurs paisibles, des costumes et des visages du dimanche; des badauds avec leurs enfants; des ouvriers qui fl?naient. Deux ou trois portaient ? la boutonni?re l’?glantine rouge; ils avaient l’air inoffensifs: c’?taient des r?volutionnaires qui se for?aient ? l’?tre; on sentait chez eux un c?ur optimiste, qui se satisfaisait des moindres occasions de bonheur: qu’il f?t beau ou simplement passable, en ce jour de cong?, ils en ?taient reconnaissants… ils ne savaient trop ? qui… ? tout ce qui les entourait. Ils allaient sans se presser, ?panouis, admirant les bourgeons des arbres, les toilettes des petites filles qui passaient; ils disaient avec orgueiclass="underline"