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– Il n’y a qu’? Paris qu’on peut voir des enfants aussi bien habill?s…

Christophe plaisantait le fameux mouvement pr?dit… Bonnes gens!… On avait de l’affection pour eux, avec un grain de m?pris.

? mesure qu’ils avan?aient, la foule s’?paississait. De louches figures bl?mes, des gueules crapuleuses, se glissaient dans le courant, aux aguets, attendant l’heure et la proie ? happer. La bourbe ?tait remu?e. ? chaque pas, la rivi?re se faisait plus trouble. Maintenant, elle coulait, opaque. Comme des bulles d’air venues du fond qui montent ? la surface grasse, des voix qui s’appelaient, des coups de sifflet, des cris de camelots, per?aient le bruissement de cette multitude et en faisaient mesurer les couches amoncel?es. Au bout de la rue, pr?s du restaurant d’Aur?lie, c’?tait un bruit d’?cluses. La foule se brisait contre des barrages de police et de troupes. Devant l’obstacle, elle formait une masse press?e, qui houlait, sifflait, chantait, riait, avec des remous contradictoires… Rire du peuple, seul moyen d’exprimer mille sentiments obscurs, qui ne peuvent trouver un d?bouch? par les mots!…

Cette foule n’?tait pas hostile. Elle ignorait ce qu’elle voulait. En attendant qu’elle le s?t, elle s’amusait, – ? sa fa?on, nerveuse, brutale, sans m?chancet? encore, – ? pousser et ? ?tre pouss?e, ? insulter les agents, ou ? s’apostropher. Mais peu ? peu, elle s’?nervait. Ceux qui venaient par derri?re, impatient?s de ne rien voir, ?taient d’autant plus provocants qu’ils avaient moins ? risquer, sous le couvert de ce bouclier humain. Ceux qui ?taient devant, ?cras?s entre ceux qui poussaient et ceux qui r?sistaient, s’exasp?raient d’autant plus que leur situation devenait intol?rable; la force du courant qui les pressait centuplait leur propre force. Et tous, ? mesure qu’ils ?taient plus serr?s les uns contre les autres, comme un b?tail, sentaient la chaleur du troupeau qui leur p?n?trait la poitrine et les reins; il leur semblait qu’ils ne formaient qu’un bloc; et chacun ?tait tous, et chacun ?tait un g?ant Briar?e [5]. Une vague de sang refluait, par moments au c?ur du monstre ? mille t?tes; les regards se faisaient haineux et les cris meurtriers. Des individus qui se dissimulaient au troisi?me ou au quatri?me rang, commenc?rent ? jeter des pierres. Aux fen?tres des maisons, des familles regardaient; elles se croyaient au spectacle; elles excitaient la foule, et attendaient, avec un petit fr?missement d’impatience angoiss?e, que la troupe charge?t.

Au milieu de ces masses compactes, ? coups de genoux et de coudes, Christophe se frayait son chemin, comme un coin. Olivier le suivait. Le bloc vivant s’entr’ouvrait un instant, pour les laisser passer, et se refermait aussit?t derri?re eux. Christophe jubilait. Il avait compl?tement oubli? que, cinq minutes avant, il niait la possibilit? d’un mouvement populaire. ? peine avait-il mis la jambe dans le courant qu’il ?tait happ?: ?tranger ? cette foule fran?aise et ? ses revendications, il s’y ?tait subitement fondu; peu lui importait ce qu’elle voulait: il voulait! Peu lui importait o? il allait: il allait respirant ce souffle de d?mence…

Olivier suivait, entra?n?, mais sans joie, lucide, ne perdant jamais la conscience de soi, mille fois plus ?tranger que Christophe aux passions de ce peuple qui ?tait le sien, et emport? pourtant par elles comme une ?pave. La maladie, qui l’avait affaibli, d?tendait ses liens avec la vie. Qu ’il se sentait loin de ses gens!… Comme il ?tait sans d?lire et que son esprit ?tait libre, les plus petits d?tails des choses s’inscrivaient en lui. Il regardait avec d?lices la nuque dor?e d’une fille devant lui, son cou p?le et fin. Et en m?me temps, l’acre odeur qui fermentait de ces corps entass?s l’?c?urait.

– Christophe, supplia-t-il.

Christophe n’?coutait pas.

– Christophe!

– H??

– Rentrons.

– Tu as peur? dit Christophe.

Il continua son chemin. Olivier, avec un sourire triste, le suivit.

? quelques rangs devant eux dans la zone dangereuse o? le peuple refoul? formait comme une barre, il aper?ut juch? sur le toit d’un kiosque ? journaux son ami, le petit bossu. Accroch? des deux mains, accroupi dans une pose incommode, il regardait en riant par del? la muraille des troupes; et il se retournait vers la foule, d’un air de triomphe. Il remarqua Olivier, et lui adressa un regard rayonnant; puis, il se mit de nouveau ? ?pier l?-bas, du c?t? de la place, avec des yeux ?largis d’espoir, attendant… Quoi donc? – Ce qui devait venir… Il n’?tait pas le seul. Bien d’autres, autour de lui, attendaient le miracle! Et Olivier, regardant Christophe, vit que Christophe attendait aussi…

Il appela l’enfant, lui cria de descendre. Emmanuel fit mine de ne pas entendre, et ne regarda plus. Il avait vu Christophe. Il ?tait bien aise de s’exposer dans la bagarre, en partie pour montrer son courage ? Olivier, en partie pour le punir de ce qu’il ?tait avec Christophe.

Cependant il avait retrouv? dans la foule quelques-uns de leurs amis, Coquart ? la barbe d’or, qui, lui, n’attendait rien que quelques bousculades, et qui, d’un ?il expert, surveillait le moment o? le vase allait d?border. Plus loin, la belle Berthe, qui ?changeait des mots verts avec ses voisins, en se faisant peloter. Elle avait r?ussi ? se glisser au premier rang, et elle s’enrouait ? insulter les agents. Coquard s’approcha de Christophe. Christophe, en le voyant, retrouva sa gouaillerie:

– Qu’est-ce que j’avais dit? Il ne se passera rien du tout.

– Savoir! dit Coquard. Ne restez pas trop l?. ?a ne tardera pas ? se g?ter.

– Quelle blague! fit Christophe.

? ce moment, les cuirassiers, lass?s de recevoir des pierres, avanc?rent pour d?blayer les entr?es de la place; les brigades centrales marchaient devant, au pas de course. Aussit?t la d?bandade commen?a. Selon le mot de l’?vangile, les premiers furent les derniers. Mais ils s’appliqu?rent ? ne pas le rester longtemps. Pour se d?dommager de leur d?route les fuyards furieux huaient ceux qui les poursuivaient, et criaient: «Assassins!» avant que le premier coup e?t ?t? port?. Berthe filait entre les rangs, comme une anguille, et poussait des cris aigus. Elle rejoignit ses amis; ? l’abri derri?re le vaste dos de Coquard, elle reprit haleine, se serra contre Christophe, lui pin?a le bras, par peur ou pour toute autre raison, d?cocha une ?illade ? Olivier, et montra le poing ? l’ennemi, en glapissant. Coquard prit Christophe par le bras, et lui dit:

– Allons, chez Aur?lie.

Ils n’avaient que quelques pas ? faire. Avec Graillot, Berthe les y avait pr?c?d?s. Christophe allait entrer, suivi par Olivier. La rue ?tait en dos d’?ne. Du trottoir, devant la cr?merie, on dominait la chauss?e, du haut de cinq ? six marches. Olivier respirait, sorti du flot. Il r?pugna ? l’id?e de se retrouver dans l’atmosph?re empest?e du cabaret et les braillements de ces ?nergum?nes. Il dit ? Christophe:

– Je vais ? la maison.

– Va, mon petit, dit Christophe, je te rejoindrai dans une heure.

– Ne t’expose plus, Christophe!

– Trembleur! fit Christophe en riant.

Il entra dans la cr?merie.

Olivier allait tourner l’angle de la boutique. Quelques pas encore, et il ?tait dans une ruelle transversale qui l’?loignait de la bousculade. L ’image de son petit prot?g? lui traversa l’esprit. Il se retourna et le chercha des yeux. Il l’aper?ut ? l’instant pr?cis o? Emmanuel qui s’?tait laiss? choir de son poste d’observation, roulait par terre, bouscul? par la foule; les fuyards passaient dessus; les agents arrivaient. Olivier ne r?fl?chit point: il sauta en bas des marches, et courut au secours. Un terrassier vit le danger, les sabres d?gain?s, Olivier qui tendait la main ? l’enfant pour le relever, le flot brutal des agents qui les renversaient tous deux. Il cria, et se pr?cipita ? son tour. Des camarades le suivirent en courant. D’autres, qui ?taient sur le seuil du cabaret. Puis, ? leurs appels, les autres qui ?taient rentr?s. Les deux bandes se prirent ? la gorge, comme des chiens. Et les femmes rest?es en haut des marches hululaient. – Ainsi, le petit bourgeois aristocrate d?clencha le ressort de la bataille, que nul ne voulait moins que lui…

Christophe, entra?n? par les ouvriers, s’?tait jet? dans la bagarre, sans savoir qui l’avait caus?. Il ?tait ? cent lieues de penser qu’Olivier s’y trouvait m?l?. Il le croyait bien loin d?j?, tout ? fait ? l’abri. Impossible de rien voir du combat. Chacun avait assez ? faire de regarder qui l’attaquait. Olivier avait disparu dans le tourbillon: une barque qui coule au fond… Un coup de poing, qui ne lui ?tait pas destin?, l’avait atteint au sein gauche; il venait de tomber; la foule le pi?tinait. Christophe avait ?t? balay? par un remous jusqu’? l’autre extr?mit? du champ de bataille. Il n’y apportait aucune animosit?; il se laissait pousser et poussait avec all?gresse, ainsi qu’? une foire de village. Il pensait si peu ? la gravit? des choses qu’il eut l’id?e bouffonne, empoign? par un agent ? la carrure ?norme et l’empoignant ? bras-le-corps, de lui dire:

– Un tour de valse, mademoiselle?

Mais un second agent lui ayant saut? sur le dos, il se secouait comme un sanglier, et il les bourrait de coups de poing tous les deux: il n’entendait pas se laisser prendre. L’un de ses adversaires, celui qui l’avait saisi par derri?re, roula sur les pav?s. L’autre, furieux, d?gaina. Christophe vit la pointe du sabre ? deux doigts de sa poitrine; il l’esquiva et, tordant le poignet de l’homme, il t?cha de lui arracher l’arme. Il ne comprenait plus; jusqu’? ce moment, ce lui avait sembl? un jeu… Ils restaient l? ? lutter, et ils se soufflaient au visage. Il n’e?t pas le temps de r?fl?chir. Il aper?ut le meurtre dans les yeux de l’autre; et le meurtre s’?veilla en lui. Il vit qu’il allait ?tre ?gorg? comme un mouton. D’un brusque mouvement, il retourna le poignet et le sabre contre la poitrine de l’homme; il enfon?a, il sentit qu’il tuait, il tua. Et soudain, tout changea ? ses yeux; il ?tait ivre, il hurla.