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? l’?tage au-dessus, une chaise remu?e, des exclamations de surprise, une porte ferm?e avec fracas. De lourds pas descendirent l’escalier.

– O? est-il? demandait une voix connue.

La porte de la chambre se rouvrit.

– Comment! On l’a laiss? dans l’obscurit?! Anna! Sacre-bleu! Une lumi?re!

Christophe ?tait si faible, il se sentait si perdu que le son de cette voix bruyante, mais cordiale, lui fit du bien, dans sa mis?re. Il saisit les mains qu’on lui tendait. La lumi?re ?tait venue. Les deux hommes se regard?rent. Braun ?tait petit; il avait la figure rouge avec une barbe noire, dure et mal plant?e, de bons yeux qui riaient derri?re des lunettes, un large front bossel?, rid?, tourment?, inexpressif, des cheveux soigneusement coll?s au cr?ne et divis?s par une raie qui descendait jusqu’? la nuque. Il ?tait parfaitement laid; mais Christophe ?prouvait un bien-?tre ? le regarder et ? serrer ses mains. Braun ne cachait pas sa surprise.

– Bon Dieu! qu’il est chang?! Dans quel ?tat!

– Je viens de Paris, dit Christophe. Je me suis sauv?.

– Je sais, je sais, nous avons vu dans le journal, on disait que vous ?tiez pris. Dieu soit lou?! Nous avons bien pens? ? vous, Anna et moi.

Il s’interrompit, et montrant ? Christophe la figure silencieuse qui l’avait accueilli dans la maison.

– Ma femme.

Elle ?tait rest?e ? l’entr?e de la chambre, une lampe ? la main. Un visage taciturne, au fort menton. La lumi?re tombait sur ses cheveux bruns aux reflets roux et sur ses joues d’un teint mat. Elle tendit la main ? Christophe, d’un geste raide, le coude serr? au corps; il la prit sans regarder. Il d?faillait.

– Je suis venu… essaya-t-il d’expliquer. J’ai pens? que vous voudriez bien… si je ne vous g?ne pas trop… me recevoir, un jour…

Braun ne le laissa pas achever.

– Un jour!… Vingt jours, cinquante, autant qu’il vous plaira. Tant que vous serez dans ce pays, vous logerez dans notre maison; et j’esp?re que ce sera longtemps. C’est un honneur et un bonheur pour nous.

Ces affectueuses paroles boulevers?rent Christophe. Il se jeta dans les bras de Braun.

– Mon bon Christophe, mon bon Christophe, disait Braun… Il pleure… Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc?… Anna! Anna!… Vite! Il s’?vanouit…

Christophe s’?tait affaiss? dans les bras de son h?te. La syncope qu’il sentait venir depuis quelques heures l’avait terrass?.

Quand il rouvrit les yeux, il ?tait couch? dans un grand lit. Une odeur de terre humide montait par la fen?tre ouverte. Braun ?tait pench? sur lui.

– Pardon, balbutia Christophe, en t?chant de se relever.

– Mais il meurt de faim! cria Braun.

La femme sortit, revint avec une tasse, le fit boire. Braun lui soutenait la t?te. Christophe reprenait vie; mais la fatigue ?tait plus forte que la faim; ? peine la t?te remise sur l’oreiller, il s’endormit. Braun et sa femme le veill?rent; puis, voyant qu’il n’avait besoin que de repos, ils le laiss?rent.

*

C’?tait un de ces sommeils qui semblent durer des ann?es, sommeil accabl?, accablant, comme du plomb au fond d’un lac. On est la proie de la lassitude amoncel?e et des hallucinations monstrueuses qui r?dent ?ternellement aux portes de la volont?. Il voulait s’?veiller, br?lant, bris?, perdu dans cette nuit inconnue; il entendait des horloges sonner d’?ternelles demies; il ne pouvait respirer, ni penser, ni bouger; il ?tait ligot?, b?illonn?, comme un homme que l’on noie, il voulait se d?battre et retombait au fond. – L’aube arriva enfin, l’aube tardive et grise d’un jour pluvieux. L’intol?rable chaleur qui le consumait tomba; mais son corps gisait sous une montagne. Il se r?veilla. R?veil terrible…

– Pourquoi rouvrir les yeux? Pourquoi me r?veiller? Rester, comme mon pauvre petit, qui est couch? sous la terre…

?tendu sur le dos, il ne faisait pas un mouvement, bien qu’il souffr?t de sa position dans le lit; ses bras et ses jambes ?taient lourds comme pierre. Il ?tait dans un tombeau. Lumi?re blafarde. Quelques gouttes de pluie frappaient les carreaux. Un oiseau dans le jardin poussait de petits cris plaintifs. ? mis?re de vivre! Inutilit? cruelle!…

Les heures s’?coul?rent. Braun entra. Christophe ne tourna pas la t?te. Braun, lui voyant les yeux ouverts, l’interpella joyeusement; et comme Christophe continuait de fixer le plafond, d’un regard morne, il entreprit de secouer sa m?lancolie; il s’assit sur le lit et bavarda bruyamment. Ce bruit ?tait insupportable ? Christophe. Il fit un effort qui lui sembla surhumain, pour dire:

– Je vous en prie, laissez-moi.

Le brave homme changea de ton, aussit?t.

– Vous voulez ?tre seul? Comment donc! Certainement. Restez bien tranquillement. Reposez-vous, ne parlez pas, on vous montera les repas, personne ne dira rien.

Mais il lui ?tait impossible d’?tre bref. Apr?s d’interminables explications, il quitta la chambre sur le bout de ses gros souliers qui faisaient craquer le parquet. Christophe resta de nouveau seul, enfonc? dans sa lassitude mortelle. Sa pens?e se diluait dans un brouillard de souffrance. Il s’?puisait ? comprendre… «Pourquoi l’avait-il connu? Pourquoi l’avait-il aim?? ? quoi avait-il servi qu’Antoinette se d?vou?t? Quel sens avaient toutes ces vies, toutes ces g?n?rations, – une telle somme d’?preuves et d’espoirs! – qui aboutissaient ? cette vie et s’?taient engouffr?es avec elle dans le vide?»… Non-sens de la vie. Non-sens de la mort. Un ?tre ratur?, toute une race disparue, sans qu’il en reste aucune trace. On ne sait ce qui l’emporte, de l’odieux ou du grotesque. Il lui venait un rire mauvais, de d?sespoir et de haine. Son impuissance d’une telle douleur, sa douleur d’une telle impuissance, le tuaient. Il avait le c?ur broy?…

Nul bruit dans la maison, que les pas du docteur, sortant pour ses visites. Christophe avait perdu toute notion du temps, lorsque Anna parut. Elle portait le d?ner sur un plateau. Il la regarda sans faire un mouvement, sans m?me remuer les l?vres, pour remercier; mais dans ses yeux fixes, qui semblaient ne rien voir, l’image de la jeune femme se grava avec une nettet? photographique. Longtemps apr?s, quand il la connut mieux, c’est ainsi qu’il continua de la voir; les images plus r?centes ne parvinrent pas ? effacer ce premier souvenir. Elle avait des cheveux ?pais, tir?s en lourd chignon, le front bomb?, de larges joues, le nez court et droit, les yeux obstin?ment baiss?s, ou qui, lorsqu’ils rencontraient d’autres yeux, se d?robaient avec une expression peu franche et sans bont?, les l?vres un peu grosses, serr?es l’une contre l’autre, l’air but?, presque dur. Elle ?tait grande, elle semblait robuste et bien faite, mais ?triqu?e dans ses v?tements et raide dans ses mouvements. Elle alla sans parole et sans bruit, posa le plateau sur la table pr?s du lit et repartit les bras coll?s au corps, le front baiss?. Christophe ne songea pas ? s’?tonner de cette apparition ?trange et un peu ridicule; il ne toucha pas au d?ner, et continua de souffrir en silence.

Le jour passa. Le soir revint, et de nouveau Anna avec de nouveaux plats. Elle trouva intacts ceux qu’elle avait apport?s, le matin; et elle les remporta, sans une observation. Elle n’e?t pas un de ces mots affectueux que toute femme trouve, d’instinct, pour s’adresser ? un malade. Il semblait que Christophe n’exist?t pas pour elle ou qu’elle exist?t ? peine. Christophe ?prouvait une sourde hostilit?, en suivant, avec impatience cette fois, ses mouvements gauches et guind?s. Pourtant, il lui ?tait reconnaissant de ne pas essayer de parler. – Il le f?t encore plus, quand il e?t ? subir, apr?s son d?part, l’assaut du docteur qui venait de s’apercevoir que Christophe n’avait pas touch? ? son premier plat. Indign? contre sa femme de ce qu’elle ne l’e?t pas fait manger de force, il voulait y contraindre Christophe. Pour avoir la paix Christophe dut avaler quelques gorg?es de lait. Apr?s quoi, il lui tourna le dos.

La seconde nuit fut plus calme. Le lourd sommeil recouvrit Christophe de son n?ant. Plus trace de l’odieuse vie… – Mais le r?veil fut encore plus asphyxiant. Il se rem?morait tous les d?tails de la fatale journ?e, la r?pugnance d’Olivier ? sortir de la maison, ses instances pour rentrer, et il se disait avec d?sespoir:

– C’est moi qui l’ai tu?.

Impossible de rester seul, enferm?, immobile, sous la griffe du sphinx aux yeux f?roces, qui continuait de lui souffler au visage le vertige de ses questions et son souffle de cadavre. Il se leva, fi?vreux; il se tra?na hors de la chambre, il descendit l’escalier; il avait le besoin instinctif et peureux de se serrer contre d’autres hommes. Et d?s qu’il entendit une autre voix, il e?t voulu s’enfuir.

Braun ?tait dans la salle ? manger. Il accueillit Christophe avec ses d?monstrations d’amiti? ordinaires. Tout de suite, il se mit ? l’interroger sur les ?v?nements parisiens. Christophe lui saisit le bras:

– Non, dit-il, ne me demandez rien. Plus tard… Il ne faut pas m’en vouloir. Je ne puis pas. Je suis las ? mourir, je suis las…

– Je sais, je sais, dit Braun affectueusement. Les nerfs sont ?branl?s. Ce sont les ?motions des jours pr?c?dents. Ne parlez pas. Ne vous contraignez en rien. Vous ?tes libre, vous ?tes chez vous. On ne s’occupera pas de vous.

Il tint parole. Pour ?viter de fatiguer son h?te, il tomba dans l’exc?s oppos?: il n’osait plus causer, devant lui, avec sa femme; on parlait ? voix basse, on marchait sur le bout des pieds; la maison devint muette. Il fallut que Christophe, agac? par cette affectation de silence chuchotant, pri?t Braun de continuer ? vivre, comme par le pass?.

Les jours suivants, on ne s’occupa donc plus de Christophe. Il restait assis pendant des heures, dans le coin d’une chambre, ou bien il circulait ? travers la maison comme un homme qui r?ve. ? quoi pensait-il? Il n’aurait pu le dire. ? peine s’il avait encore la force de souffrir. Il ?tait an?anti. La s?cheresse de son c?ur lui faisait horreur. Il n’avait qu’un d?sir: ?tre enterr? avec «lui», et que tout f?t fini. – Une fois, il trouva la porte du jardin ouverte, et il sortit. Mais ce lui f?t une sensation si p?nible de se retrouver dans la lumi?re qu’il revint pr?cipitamment et se barricada dans sa chambre, volets clos. Les jours de beau temps le torturaient. Il ha?ssait le soleil. La nature l’accablait de sa brutale s?r?nit?. ? table, il mangeait en silence ce que Braun lui servait, et, les yeux fix?s sur la table, il restait sans parler. Braun lui montra, un jour, dans le salon, un piano; Christophe s’en d?tourna avec terreur. Tout bruit lui ?tait odieux. Le silence, le silence, et la nuit!… Il n’y avait plus en lui que le vide et le besoin du vide. Fini de sa joie de vivre, de ce puissant oiseau de joie qui jadis s’?levait, par ?lans emport?s, en chantant! Des journ?es, assis dans sa chambre, il n’avait d’autre sensation de vivre que le pouls boiteux de l’horloge, dans la chambre voisine, qui lui semblait battre dans son cerveau. Et pourtant, le sauvage oiseau de joie ?tait encore en lui, il avait de brusques envol?es, il se cognait aux barreaux; et c’?tait au fond de l’?me un affreux tumulte de douleur, – «le cri de d?tresse d’un ?tre demeur? seul dans une vaste ?tendue d?peupl?e…»