Выбрать главу

La mis?re du monde est qu’on n’y a presque jamais un compagnon. Des compagnes peut-?tre, et des amis de rencontre. On est prodigue de ce beau nom d’ami. En r?alit?, on n’a gu?re qu’un ami dans la vie. Et bien rares ceux qui l’ont. Mais ce bonheur est si grand qu’on ne sait plus vivre, quand on ne l’a plus. Il remplissait la vie, sans qu’on y e?t pris garde. Il s’en va: la vie est vide. Ce n’est pas seulement l’aim? qu’on a perdu, c’est toute raison d’aimer, toute raison d’avoir aim?. Pourquoi a-t-il v?cu? Pourquoi a-t-on v?cu?…

Le coup de cette mort ?tait d’autant plus terrible pour Christophe qu’elle le frappait ? un moment o? son ?tre se trouvait d?j? secr?tement ?branl?. Il est, dans la vie, des ?ges o? s’op?re, au fond de l’organisme, un sourd travail de transformation; alors le corps et l’?me sont plus livr?s aux atteintes du dehors; l’esprit se sent affaibli, une tristesse vague le mine, une sati?t? des choses, un d?tachement de ce qu’on a fait, une incapacit? de voir encore ce qu’on pourra faire d’autre. Aux ?ges o? se produisent ces crises, la plupart des hommes sont li?s par les devoirs domestiques: sauvegarde pour eux, qui leur enl?ve, il est vrai, la libert? d’esprit n?cessaire pour se juger, s’orienter, se refaire une forte vie nouvelle. Que de tristesses cach?es, que d’amers d?go?ts!… Marche! Marche! Il te faut passer outre… La t?che oblig?e, le souci de la famille dont on est responsable, tiennent l’homme ainsi qu’un cheval qui dort debout et continue d’avancer, harass?, entre les brancards. – Mais l’homme tout ? fait libre n’a rien qui le soutienne, ? ces heures de n?ant, et qui le force ? marcher. Il va, par habitude; il ne sait o? il va. Ses forces sont troubl?es, sa conscience obscurcie. Malheur ? lui si, dans ce moment o? il est assoupi, un coup de tonnerre vient interrompre sa marche de somnambule! Il s’?croule…

*

Quelques lettres de Paris, qui finirent par le joindre, arrach?rent pour un instant Christophe ? son apathie d?sesp?r?e. Elles venaient de C?cile et de madame Arnaud. Elles lui apportaient des consolations. Pauvres consolations! Consolations inutiles… Ceux qui parlent sur la douleur ne sont pas ceux qui souffrent… Elles lui apportaient surtout un ?cho de la voix disparue… Il n’e?t pas le courage de r?pondre; et les lettres se turent. Dans son abattement, il cherchait ? effacer la trace… Dispara?tre. La douleur est injuste: tous ceux qu’il avait aim?s n’existaient plus pour lui. Un seul ?tre existait: celui qui n’existait plus. Pendant des semaines, il s’acharna ? le faire revivre; il conversait avec lui; il lui ?crivait:

– «Mon ?me, je n’ai pas re?u ta lettre aujourd’hui. O? es-tu? Reviens, reviens, parle-moi, ?cris-moi!…»

Mais la nuit, malgr? ses efforts, il ne parvenait pas ? le revoir en r?ve. On r?ve peu ? ceux qu’on a perdus, tant que leur perte nous d?chire. Ils reparaissent plus tard, quand l’oubli vient.

Cependant, la vie du dehors, s’infiltrait peu ? peu dans ce tombeau de l’?me, Christophe commen?a par r?entendre les divers bruits de la maison et s’y int?resser sans qu’il s’en aper??t. Il s?t ? quelle heure la porte s’ouvrait et se fermait, combien de fois dans la journ?e, et de quelles fa?ons diff?rentes suivant les visiteurs. Il connut le pas de Braun; il s’imaginait voir le docteur, au retour de ses visites, arr?t? dans le vestibule et accrochant son chapeau et son manteau, toujours de la m?me mani?re m?ticuleuse et maniaque. Et lorsqu’un des bruits accoutum?s cessait de se faire entendre dans l’ordre pr?vu, il cherchait malgr? lui la raison du changement. ? table, il se mit ? ?couter machinalement la conversation. Il s’aper?ut que Braun parlait presque toujours seul. Sa femme ne lui faisait que de br?ves r?pliques. Braun n’?tait pas troubl? du manque d’interlocuteurs; il racontait, avec sa bonhomie bavarde, les visites qu’il venait de faire et les comm?rages recueillis. Il arriva que Christophe le regard?t, tandis que Braun parlait; Braun en ?tait tout heureux, il s’ing?niait ? l’int?resser.

Christophe t?cha de se reprendre ? la vie… Quelle fatigue. Il se sentait vieux, vieux comme le monde!… Le matin, quand il se levait, quand il se voyait dans la glace, il ?tait las de son corps, de ses gestes, de sa forme stupide. Se lever, s’habiller, pourquoi?… Il fit d’immenses efforts pour travailler: c’?tait ? vomir! ? quoi bon cr?er, puisque tout est destin? au n?ant? La musique lui ?tait devenue impossible. On ne juge bien de l’art – (comme du reste) – que par le malheur. Le malheur est la pierre de touche. Alors seulement, on conna?t ceux qui traversent les si?cles, les plus forts que la mort. Bien peu r?sistent. On est frapp? de la m?diocrit? de certaines ?mes sur lesquelles on comptait – (des artistes qu’on aimait, des amis dans la vie). – Qui surnage? Que la beaut? du monde sonne creux sous le doigt de la douleur!

Mais la douleur se lasse, et sa main s’engourdit. Les nerfs de Christophe se d?tendaient. Il dormait, dormait sans cesse. On e?t dit qu’il ne parviendrait jamais ? assouvir cette faim de dormir.

Et une nuit enfin, il eut un sommeil si profond qu’il ne s’?veilla que dans l’apr?s-midi suivante. La maison ?tait d?serte. Braun et sa femme ?taient sortis. La fen?tre ?tait ouverte, l’air lumineux riait. Christophe se sentait d?charg? d’un poids ?crasant. Il se leva et descendit au jardin. Un rectangle ?troit, enferm? dans de hauts murs, ? l’aspect de couvent. Quelques all?es sabl?es, entre des carr?s de gazon et de fleurs bourgeoises; un berceau o? s’enroulaient une treille et des roses. Un filet d’eau minuscule s’?gouttait d’une grotte en rocaille; un acacia adoss? au mur penchait ses branches odorantes sur le jardin voisin. Par del? s’?levait la vieille tour de l’?glise, en gr?s rouge. Il ?tait quatre heures du soir. Le jardin se trouvait d?j? dans l’ombre. Le soleil baignait encore la cime de l’arbre et le clocher rouge. Christophe s’assit sous la tonnelle, le dos tourn? au mur, la t?te renvers?e en arri?re, regardant le ciel limpide parmi les entrelacs de la vigne et des roses. Il lui semblait s’?veiller d’un cauchemar. Un silence immobile r?gnait. Au-dessus de sa t?te, une liane de rose languissamment pensait. Soudain, la plus belle, s’effeuilla, expira; la neige de ses p?tales se r?pandit dans l’air. C’?tait comme une belle vie innocente qui mourait. Si simplement!… Dans l’esprit de Christophe, cela prit une signification d’une douceur d?chirante. Il suffoqua; et, se cachant la figure dans ses mains, il sanglota…

Les cloches de la tour sonn?rent. D’une ?glise ? l’autre d’autres voix r?pondirent… Christophe n’e?t pas conscience du temps qui s’?coula. Quand il releva la t?te, les cloches s’?taient tues, le soleil avait disparu, Christophe ?tait soulag? par ses larmes; son esprit ?tait lav?. Il ?coutait en lui sourdre un filet de musique, et regardait le fin croissant de lune glisser dans le ciel du soir. Un bruit de pas qui rentraient l’?veilla. Il remonta dans sa chambre, s’enferma ? double tour, et il laissa couler la fontaine de musique. Braun l’appela pour d?ner, il frappa ? la porte, il essaya d’ouvrir: Christophe ne r?pondit pas. Braun, inquiet, regarda par la serrure et se rassura, en voyant Christophe ? demi couch? sur sa table, au milieu de papiers qu’il noircissait.

Quelques heures apr?s, Christophe, ?puis?, descendit, et trouva dans la salle du bas le docteur qui l’attendait patiemment, en lisant. Il l’embrassa, lui demanda pardon de ses fa?ons d’agir depuis son arriv?e, et, sans que Braun l’interroge?t, il se mit ? lui raconter les dramatiques ?v?nements des derni?res semaines. Ce fut la seule fois qu’il lui en parla; encore n’?tait-il pas s?r que Braun e?t bien compris: car Christophe discourait sans suite, la nuit ?tait avanc?e, et malgr? sa curiosit?, Braun mourait de sommeil. ? la fin, – (deux heures sonnaient) – Christophe s’en aper?ut. Ils se dirent bonne nuit.

? partir de ce moment, l’existence de Christophe se r?organisa. Il ne se maintint pas dans cet ?tat d’exaltation passag?re; il revint ? sa tristesse, mais ? une tristesse normale, qui ne l’emp?chait pas de vivre. Revivre, il le fallait bien! Cet homme qui venait de perdre ce qu’il aimait le plus au monde, cet homme que son chagrin minait, qui portait la mort en lui, avait une telle force de vie, abondante, tyrannique, qu’elle ?clatait en ses paroles de deuil, elle rayonnait de ses yeux, de sa bouche, de ses gestes. Mais au c?ur de cette force, un ver rongeur s’?tait log?. Christophe avait des acc?s de d?sespoir. C’?taient des ?lancements. Il ?tait calme, il s’effor?ait de lire, ou il se promenait: brusquement, le sourire d’Olivier, son visage las et tendre… Un coup de couteau au c?ur… il chancelait, il portait la main ? sa poitrine en g?missant. Une fois, il ?tait au piano, il jouait une page de Beethoven, avec sa fougue d’autrefois… Tout ? coup, il s’arr?tait, il se jetait par terre et, s’enfon?ant la figure dans les coussins d’un fauteuil, il criait: