Le poids de cette discipline n’avait pas encore paru suffisant. Ces hommes ne se trouvaient pas assez li?s dans leur caste. ? l’int?rieur de ce grand Verein, ils avaient form? une multitude de petits Vereine, afin de se ligoter tout ? fait. On en comptait plusieurs centaines; et leur nombre augmentait chaque ann?e. Il y en avait pour tout: pour la philanthropie, pour les ?uvres pieuses, pour les ?uvres commerciales, pour les ?uvres pieuses et commerciales ? la fois, pour les arts, pour les sciences, pour le chant, la musique, pour les exercices spirituels, pour les exercices physiques, pour se r?unir tout simplement, pour se divertir ensemble; il y avait des Vereine de quartiers, de corporations; il y en avait pour ceux qui avaient le m?me ?tat, le m?me chiffre de fortune, qui pesaient le m?me poids, qui portaient le m?me pr?nom. On disait qu’on avait voulu former un Verein des Vereinlosen (de ceux qui n’appartenaient ? aucun Verein): on n’en avait pas trouv? douze.
Sous ce triple corset, de la ville, de la caste, et de l’association, l’?me ?tait ficel?e. Une contrainte cach?e comprimait les caract?res. La plupart y ?taient faits depuis l’enfance, – depuis des si?cles; et ils la trouvaient saine; ils eussent jug? mals?ant et malsain de se passer de corset. ? voir leur sourire satisfait, nul ne se f?t dout? de la g?ne qu’ils pouvaient ?prouver. Mais la nature prenait sa revanche. De loin en loin, sortait de l? quelque individualit? r?volt?e, un vigoureux artiste ou un penseur sans frein, qui brisait brutalement ses liens et qui donnait du fil ? retordre aux gardiens de la cit?. Ils ?taient si intelligents que, quand le r?volt? n’avait pas ?t? ?touff? dans l’?uf, quand il ?tait le plus fort, jamais ils ne s’obstinaient ? le combattre: – (le combat e?t risqu? d’amener des ?clats scandaleux): – ils l’accaparaient. Peintre, ils le mettaient au mus?e; penseur, dans les biblioth?ques. Il avait beau s’?poumoner ? dire des ?normit?s: ils affectaient de ne pas l’entendre. En vain, protestait-il de son ind?pendance: ils se l’incorporaient. Ainsi, l’effet du poison ?tait neutralis?: c’?tait le traitement par l’hom?opathie. – Mais ces cas ?taient rares, la plupart des r?voltes n’arrivaient pas aujourd’hui. Ces paisibles maisons renfermaient des trag?dies inconnues. Il arrivait qu’un de leurs h?tes s’en all?t, de son pas tranquille, sans explication, se jeter dans le fleuve. Ou bien l’on s’enfermait pour six mois, on enfermait sa femme dans une maison de sant?, afin de se curer l’esprit. On en parlait sans g?ne, comme d’une chose naturelle, avec cette placidit? qui ?tait un des beaux faits de la ville, et qu’on savait garder vis-?-vis de la souffrance et de la mort.
Cette solide bourgeoisie, s?v?re pour elle-m?me parce qu’elle savait son prix, l’?tait moins pour les autres parce qu’elle les estimait moins. ? l’?gard des ?trangers qui s?journaient dans la ville, comme Christophe, des professeurs allemands, des r?fugi?s politiques, elle se montrait m?me assez lib?rale: car ils lui ?taient indiff?rents. Au reste, elle aimait l’intelligence. Les id?es avanc?es ne l’inqui?taient point: elle savait que sur ses fils elles resteraient sans effet. Elle t?moignait ? ses h?tes une bonhomie glac?e, qui les tenait ? distance.
Christophe n’avait pas besoin qu’on insist?t. Il se trouvait dans un ?tat de sensibilit? fr?missante, o? son c?ur ?tait ? nu: il n’?tait que trop dispos? ? voir partout l’?go?sme, l’indiff?rence, et ? se replier sur soi.
De plus, la client?le de Braun, le cercle fort restreint, auquel appartenait sa femme, faisaient partie d’un petit monde protestant, particuli?rement rigoriste. Christophe y ?tait doublement mal vu, comme papiste d’origine et comme incroyant de fait. De son c?t? il y trouvait beaucoup de choses qui le choquaient. Il avait beau ne plus croire, il portait la marque s?culaire de son catholicisme, moins raisonn? que po?tique, indulgent ? la nature, et qui ne se tourmentait pas tant d’expliquer ou de comprendre que d’aimer ou de n’aimer point; et il portait aussi les habitudes de libert? intellectuelle et morale, qu’il avait sans le savoir ramass?es ? Paris. Il devait fatalement se heurter ? ce petit monde pi?tiste, o? s’accusaient avec exag?ration les d?fauts d’esprit du calvinisme: un rationalisme religieux, qui coupait les ailes de la foi et la laissait ensuite suspendue sur l’ab?me: car il partait d’un a priori aussi discutable que tous les mysticismes: ce n’?tait plus de la po?sie, ce n’?tait pas de la prose, c’?tait de la po?sie mise en prose. Un orgueil intellectuel, une foi absolue, dangereuse, en la raison, – en leur raison. Ils pouvaient ne pas croire ? Dieu, ni ? l’immortalit?; mais ils croyaient ? la raison, comme un catholique croit au pape, ou un f?tichiste ? son idole. Il ne leur venait m?me pas ? l’id?e de la discuter. La vie avait beau la contredire, ils eussent ni? plut?t la vie. Manque de psychologie, incompr?hension de la nature des forces cach?es, des racines de l’?tre, de «l’Esprit de la Terre». Ils se fabriquaient une vie et des ?tres enfantins, simplifi?s, sch?matiques. Certains d’entre eux ?taient gens instruits et pratiques; ils avaient beaucoup lu, beaucoup vu. Mais ils ne voyaient, ni ne lisaient aucune chose comme elle ?tait; ils s’en faisaient des r?ductions abstraites. Ils ?taient pauvres de sang; ils avaient de hautes qualit?s morales; mais ils n’?taient pas assez humains: et c’est le p?ch? supr?me. Leur puret? de c?ur, tr?s r?elle souvent, noble et na?ve, parfois comique, devenait malheureusement, en certains cas, tragique; elle les menait ? la duret? vis-?-vis des autres, ? une inhumanit? tranquille, sans col?re s?re de soi, qui effarait. Comment eussent-ils h?sit?? N’avaient-ils pas la v?rit?, le droit, la vertu avec eux? N’en recevaient-ils pas la r?v?lation directe de leur sainte raison? La raison est un soleil dur; il ?claire, mais il aveugle. Dans cette lumi?re s?che, sans vapeurs et sans ombres, les ?mes poussent d?color?es, le sang de leur c?ur est bu.
Or, si quelque chose ?tait en ce moment, pour Christophe, vide de sens, c’?tait la raison. Ce soleil-l? n’?clairait, ? ses yeux, que les parois de l’ab?me, sans lui montrer les moyens d’en sortir, sans m?me lui permettre d’en mesurer le fond.
Quant au monde artistique, Christophe avait peu l’occasion et encore moins le d?sir de frayer avec lui. Les musiciens ?taient en g?n?ral d’honn?tes conservateurs de l’?poque n?o-schumannienne et «brahmine», contre laquelle Christophe avait jadis rompu des lances. Deux faisaient exception: l’organiste Krebs, qui tenait une confiserie renomm?e, brave homme, bon musicien, qui l’e?t ?t? davantage si, pour reprendre le mot d’un de ses compatriotes, «il n’e?t ?t? assis sur un P?gase auquel il donnait trop d’avoine», – et un jeune compositeur juif, talent original, plein de s?ve vigoureuse et trouble, qui faisait le commerce d’articles suisses: sculptures en bois, chalets et ours de Berne. Plus ind?pendants que les autres, sans doute par ce qu’ils ne faisaient pas de leur art un m?tier, ils eussent ?t? bien aises de se rapprocher de Christophe; et, en un autre temps, Christophe e?t ?t? curieux de les conna?tre; mais ? ce moment de sa vie, toute curiosit? artistique et humaine ?tait ?mouss?e en lui; il sentait plus ce qui le s?parait des hommes que ce qui l’unissait ? eux.