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Depuis quelques semaines, Anna semblait souffrante. Son visage se creusait. Elle fuyait la pr?sence de Christophe et de Braun. Elle passait ses journ?es dans sa chambre; elle s’enfon?ait dans ses pens?es; elle ne r?pondait pas quand on lui parlait. Braun ne s’affectait pas trop, ? l’ordinaire, de ces caprices de femme. Il les expliquait ? Christophe. Comme presque tous les hommes destin?s ? ?tre dupes des femmes, il se flattait de les conna?tre tr?s bien. Et il les connaissait assez bien, en effet: ce qui ne sert ? rien. Il savait qu’elles ont souvent des acc?s de r?verie t?tue, de mutisme opini?tre et hostile; et il pensait qu’il faut alors les laisser tranquilles, ne pas chercher ? faire le jour, ni surtout ? ce qu’elles le fassent dans le dangereux monde subconscient o? baigne leur esprit. N?anmoins, il commen?ait ? s’inqui?ter pour la sant? d’Anna. Il jugea que son ?tiolement venait de son genre de vie, ?ternellement renferm?e, sans jamais sortir de la ville, ? peine de la maison. Il voulut qu’elle se promen?t. Il ne pouvait gu?re l’accompagner: le dimanche, elle ?tait prise par ses devoirs de pi?t?; les autres jours, il avait ses consultations. Quant ? Christophe, il ?vitait de sortir avec elle. Une ou deux fois, ils avaient fait une courte promenade ensemble aux portes de la ville: ils s’?taient ennuy?s ? p?rir. La conversation ch?mait. La nature semblait ne pas exister pour Anna; elle ne voyait rien; tous les pays ?taient pour elle de l’herbe et des pierres, son insensibilit? gla?ait. Christophe avait t?ch? de lui faire admirer un beau site. Elle regarda, sourit froidement, et dit, faisant effort pour lui ?tre agr?able:

– Oh! oui, c’est mystique.

De la m?me fa?on qu’elle e?t dit:

– Il y a beaucoup de soleil.

D’irritation, Christophe s’?tait enfonc? les ongles dans la paume des mains. Depuis, il ne lui demandait plus rien; et lorsqu’elle sortait, il trouvait un pr?texte pour rester chez lui.

En r?alit?, il ?tait faux qu’Anna f?t insensible ? la nature. Elle n’aimait pas ce qu’on est convenu d’appeler les beaux paysages: elle ne les distinguait pas des autres. Mais elle aimait la campagne, n’importe laquelle – la terre et l’air. Seulement, elle ne s’en doutait pas plus que de ses autres sentiments forts; et qui vivait avec elle s’en doutait encore moins.

? force d’insister, Braun d?cida sa femme ? faire une course d’une journ?e aux environs. Elle c?da par ennui, afin d’avoir la paix. On arrangea la promenade pour un dimanche. Au dernier moment, le docteur qui s’en faisait une joie enfantine, fut retenu par un cas de maladie urgente. Christophe partit avec Anna.

Beau temps d’hiver sans neige: air pur et froid, ciel clair, grand soleil, avec une bise glac?e. Ils prirent un petit chemin de fer local, qui rejoignait une de ces lignes de collines bleues formant autour de la ville une lointaine aur?ole. Leur compartiment ?tait plein; ils furent s?par?s l’un de l’autre. Ils ne se parlaient pas. Anna ?tait sombre: la veille, elle avait d?clar?, ? la surprise de Braun qu’elle n’irait pas au culte du lendemain. Pour la premi?re fois de sa vie, elle y manquait. ?tait-ce une r?volte?… Qui e?t pu dire les combats qui se livraient en elle? Elle regardait fixement la banquette devant elle; elle ?tait bl?me…

Ils descendirent du train. Leur froideur ennemie ne se dissipa point, durant le commencement de la promenade. Ils marchaient c?te ? c?te; elle allait d’un pas ferme, ne faisant attention ? rien; elle avait les mains libres, ses bras se balan?aient; ses talons sonnaient sur la terre gel?e. – Peu ? peu sa figure s’anima. La rapidit? de sa marche rougissait ses joues p?les. Sa bouche s’entr’ouvrait pour boire la fra?cheur de l’air. Au d?tour d’un sentier qui montait en lacets, elle se mit ? escalader la colline, en ligne droite, comme une ch?vre; le long d’une carri?re, au risque de tomber, elle s’accrochait aux arbustes. Christophe la suivit. Elle grimpait plus vite, glissant, se rattrapant, avec les mains aux herbes. Christophe lui cria de s’arr?ter. Elle ne r?pondit pas, et continua de monter, courb?e ? quatre pattes. Ils travers?rent les brouillards qui tra?naient au-dessus de la vall?e, comme une gaze argent?e, se d?chirant aux buissons; ils se trouv?rent dans le chaud soleil d’en haut. Arriv?e au sommet, elle se retourna, sa figure s’?tait ?clair?e, sa bouche, ouverte, respirait. Elle regarda, ironique, Christophe qui gravissait la pente, enleva son manteau, le lui jeta au nez, puis sans attendre qu’il souffl?t, elle reprit sa course, Christophe lui fit la chasse. Ils prenaient go?t au jeu; l’air les grisait. Elle se lan?a sur une pente rapide; les pierres roulaient sous ses pieds; elle ne tr?buchait point, elle glissait, sautait, filait comme une fl?che. De temps en temps, elle jetait un coup d’?il en arri?re, pour mesurer l’avance qu’elle avait sur Christophe. Il se rapprochait d’elle. Elle se jeta dans un bois. Les feuilles mortes craquaient sous leurs pas; les branches qu’elle avait ?cart?es la fouettaient au visage. Elle butta contre les racines d’un arbre. Il la saisit. Elle se d?battit, luttant des pieds et des mains, lui donnant de forts coups, cherchant ? le faire tomber; elle criait et riait. Sa poitrine haletait, appuy?e contre lui; leurs joues se fr?l?rent; il but la sueur qui mouillait les tempes d’Anna; il respira l’odeur de ses cheveux humides. D’une robuste pouss?e, elle se d?gagea et le regarda, sans trouble, de ses yeux qui le d?fiaient. Il ?tait stup?fait de la force qui ?tait en elle, et dont elle ne faisait rien dans la vie ordinaire.

Ils all?rent au prochain village, foulant all?grement le chaume sec, qui rebondissait sous leurs pas. Devant eux s’envolaient les corbeaux qui fouillaient les champs. Le soleil br?lait et la bise mordait. Christophe tenait le bras d’Anna. Elle avait une robe peu ?paisse; il sentait sous l’?toffe le corps moite et baign? de chaleur. Il voulut qu’elle rem?t son manteau; elle refusa et, par bravade, d?fit l’agrafe du col. Ils s’attabl?rent ? une auberge, dont l’enseigne portait l’image d’un «homme sauvage» (Zum wilden Mann). Devant la porte poussait un petit sapin. La salle ?tait d?cor?e de quatrains allemands, de deux chromos, l’une sentimentale: Au printemps (Im Fr?hling), l’autre patriotique: La bataille de Saint-Jacques, et d’un crucifix avec un cr?ne au pied de la croix. Anna avait un app?tit vorace, que Christophe ne lui connaissait pas. Ils burent gaillardement du petit vin blanc. Apr?s le repas, ils repartirent ? travers champs, comme deux bons compagnons. Nulle pens?e ?quivoque. Ils ne songeaient qu’au plaisir de la marche, de leur sang qui chantait, de l’air qui les fouettait. La langue d’Anna ?tait d?li?e. Elle ne se m?fiait plus; elle disait au hasard tout ce qui lui venait ? l’esprit.

Elle parla de son enfance: sa grand’m?re l’emmenait chez une vieille amie qui habitait pr?s de la cath?drale; tandis que les vieilles dames causaient, on l’envoyait dans le grand jardin, sur lequel pesait l’ombre de M?nster. Elle s’asseyait dans un coin et elle ne bougeait plus; elle ?coutait les fr?missements des feuilles, elle ?piait le fourmillement des insectes; et elle avait plaisir et peur. – Elle omettait de dire qu’elle avait peur des diables: son imagination en ?tait obs?d?e; on lui avait cont? qu’ils r?daient autour des ?glises, sans oser y entrer; et elle croyait les voir sous la forme des b?tes: araign?es, l?zards, fourmis, tout le petit monde difforme qui grouillait sous les feuilles, sur la terre, ou dans les fentes des murs. – Ensuite, elle parla de la maison o? elle vivait, de sa chambre sans soleil; elle s’en souvenait avec plaisir; elle y passait des nuits sans dormir, ? se raconter des choses…

– Quelles choses?

– Des choses folles.

– Racontez.

Elle secoua la t?te, pour dire que non.

– Pourquoi?

Elle rougit, puis rit, et ajouta:

– Et aussi le jour, pendant que je travaillais.

Elle y pensa un moment, rit de nouveau, et conclut:

– C’?taient des choses folles, des choses mauvaises.

Il dit, en plaisantant:

– Vous n’aviez donc pas peur?

– De quoi?

– D’?tre damn?e?

Sa figure se gla?a.

– Il ne faut pas parler de cela, dit-elle.

Il d?tourna la conversation. Il admira la force qu’elle avait montr?e tout ? l’heure, en luttant. Elle reprit son expression confiante et raconta ses prouesses de fillette – (elle disait: «de gar?on», car, lorsqu’elle ?tait enfant, elle e?t voulu se m?ler aux jeux et aux batailles des gar?ons). – Une fois, se trouvant avec un petit camarade, plus grand qu’elle de la t?te, elle lui avait brusquement lanc? un coup de poing, esp?rant qu’il r?pondrait. Mais il s’?tait sauv?, en criant qu’elle le battait. Une autre fois, ? la campagne, elle avait grimp? sur le dos d’une vache noire qui passait; la b?te effar?e l’avait jet?e contre un arbre: Anna avait failli se tuer. Elle s’avisa aussi de sauter par la fen?tre d’un premier ?tage, parce qu’elle s’?tait d?fi?e elle-m?me de le faire; elle e?t la chance d’en ?tre quitte, avec une entorse. Elle inventait des exercices bizarres et dangereux, quand on la laissait seule ? la maison; elle soumettait son corps, ? des ?preuves ?tranges et vari?es.

– Qui croirait cela de vous, dit-il, quand on vous voit si grave?…

– Oh! dit-elle, si l’on me voyait, certains jours dans ma chambre, quand je suis seule?

– Quoi, encore ? pr?sent?

Elle rit. Elle lui demanda – sautant d’un sujet ? l’autre – s’il chassait. Il protesta que non. Elle dit qu’elle avait une fois tir? un coup de fusil sur un merle et qu’elle l’avait touch?. Il s’indigna.

– Bon! dit-elle, qu’est-ce que cela fait?

– Vous n’avez donc pas de c?ur?

– Je n’en sais rien.

– Ne pensez-vous pas que les b?tes sont des ?tres comme nous.

– Si, dit-elle. Justement, je voulais vous demander: est-ce que vous croyez que les b?tes ont une ?me?