Ces ph?nom?nes de contagion intellectuelle sont de tous temps et de tous pays; ils se font sentir m?me dans les ?tats aristocratiques, o? t?chaient de se maintenir des castes ferm?es. Mais nulle part, ils ne sont plus foudroyants que dans les d?mocraties, qui ne conservent aucune barri?re sanitaire entre l’?lite et la foule. Celle-l? est aussit?t contamin?e. En d?pit de son orgueil et de son intelligence, elle ne peut r?sister ? la contagion: car elle est bien plus faible qu’elle ne pense. L’intelligence est un ?lot, que les mar?es humaines rongent, effritent et recouvrent. Elle n’?merge de nouveau que quand le flux se retire. – On admire l’abn?gation des privil?gi?s fran?ais qui abdiqu?rent leurs droits, dans la nuit du 4 Ao?t. Ce qui est le plus admirable sans doute, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement. J’imagine que bon nombre d’entre eux, rentr?s dans leur h?tel, se sont dit: «Qu’ai-je fait? J’?tais ivre…» La magnifique ivresse! Lou? soit le bon vin de la vigne qui le donne! La vigne dont le sang enivra les privil?gi?s de la vieille France, ce n’?taient pas eux qui l’avaient plant?e. Le vin ?tait tir?, il n’y avait plus qu’? le boire. Qui le buvait, d?lirait. M?me ceux qui ne buvaient point avaient le vertige, rien qu’? humer en passant l’odeur de la cuv?e. Vendanges de la R?volution!… Du vin de 89, il ne reste plus ? pr?sent, dans les celliers de famille, que quelques bouteilles ?vent?es; mais les enfants de nos petits-enfants se souviendront que leurs arri?re-grands-p?res en eurent la t?te tourn?e.
C’?tait un vin plus ?pre, mais non moins fort, qui montait au cerveau des jeunes bourgeois de la g?n?ration d’Olivier. Ils offraient leur classe en sacrifice au dieu nouveau, Deo ignoto; – le Peuple.
Certes, ils n’?taient pas tous ?galement sinc?res. Beaucoup ne voyaient qu’une occasion de se distinguer de leur classe, en affectant de la m?priser. Pour la plupart, c’?tait un passe-temps intellectuel, un entra?nement oratoire, qu’ils ne prenaient pas tout ? fait au s?rieux. Il y a plaisir ? croire que l’on croit ? une cause, que l’on se bat pour elle, ou bien que l’on se battra, – du moins, qu’on pourrait se battre. Il n’est m?me pas mauvais de penser que l’on risque quelque chose. ?motions de th??tre.
Elles sont bien innocentes, quand on s’y livre na?vement, sans qu’il s’y m?le de calcul int?ress?. – Mais d’autres, plus avis?s, ne jouaient qu’? bon escient; le mouvement populaire leur ?tait un moyen d’arriver. Tels les pirates Northmans, ils profitaient de la mer montante pour lancer leur barque ? l’int?rieur des terres; ils comptaient p?n?trer au fond des grands estuaires, et rester agripp?s aux villes conquises, tandis que la mer se retire. La passe ?tait ?troite, et le flot capricieux: il fallait ?tre habile. Mais deux ou trois g?n?rations de d?magogie ont form? une race de corsaires, pour qui le m?tier n’a plus de secrets. Ils passaient hardiment, et n’avaient m?me pas un regard pour ceux qui sombraient.
Cette canaille-l? est de tous les partis; gr?ce ? Dieu, aucun parti n’en est responsable. Mais le d?go?t que ces aventuriers inspiraient aux sinc?res et aux convaincus avait conduit certains ? d?sesp?rer de leur classe. Olivier voyait de jeunes bourgeois riches et instruits, qui avaient le sentiment de la d?ch?ance de la bourgeoisie et de leur inutilit?. Il n’avait que trop de penchant ? sympathiser avec eux. Apr?s avoir cru d’abord ? la r?novation du peuple par l’?lite, apr?s avoir fond? des Universit?s populaires et y avoir d?pens? beaucoup de temps et d’argent, ils avaient constat? l’?chec de leurs efforts; l’espoir avait ?t? excessif, le d?couragement l’?tait aussi. Le peuple n’?tait pas venu ? leur appel, ou il s’?tait sauv?. Quand il venait, il entendait tout de travers, il ne prenait de la culture bourgeoise que les vices. Enfin, plus d’une brebis galeuse s’?taient gliss?es dans les rangs des ap?tres bourgeois, et les avaient discr?dit?s, en exploitant du m?me coup le peuple et les bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie ?tait condamn?e, qu’elle ne pouvait qu’infecter le peuple, et que le peuple devait ? tout prix se lib?rer d’elle, faire son chemin tout seul. Ils restaient donc sans autre action possible que d’annoncer un mouvement qui se ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et d?sint?ress?e, qui se nourrit de son sacrifice. Aimer, se donner! La jeunesse est si riche de son propre fonds qu’elle peut se passer d’?tre pay?e de retour; elle ne craint pas de rester d?pourvue. – D’autres satisfaisaient l? un plaisir de raison, une logique imp?rieuse; ils se sacrifiaient non aux hommes, mais aux id?es. C’?taient les plus intr?pides. Ils ?prouvaient une jouissance orgueilleuse ? d?duire de leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur e?t ?t? plus p?nible de voir leurs pr?dictions d?menties que d’?tre ?cras?s sous le poids. Dans leur ivresse intellectuelle, ils criaient ? ceux du dehors: «Plus fort! Frappez plus fort. Qu’il ne reste plus rien de nous!» – Ils s’?taient faits les th?oriciens de la violence.
De la violence des autres. Car, suivant l’habitude, ces ap?tres de l’?nergie brutale ?taient presque toujours des gens d?biles et distingu?s. Quelques-uns, fonctionnaires de cet ?tat qu’ils parlaient de d?truire, fonctionnaires appliqu?s, consciencieux et soumis. Leur violence th?orique ?tait la revanche de leur d?bilit?, de leurs ranc?urs et de la compression de leur vie. Mais elle ?tait surtout l’indice des orages qui grondaient autour d’eux. Les th?oriciens, sont comme les m?t?orologistes: ils disent, en termes scientifiques, le temps non pas qu’il fera, mais qu’il fait. Ils sont la girouette, qui marque d’o? souffle le vent. Quand ils tournent ils ne sont pas loin de croire qu’ils font tourner le vent.
Le vent avait tourn?.
Les id?es s’usent vite dans une d?mocratie: d’autant plus qu’elles se sont plus vite propag?es. Combien de r?publicains en France s’?taient, en moins de cinquante ans, d?go?t?s de la r?publique, du suffrage universel, et de tant de libert?s conquises avec ivresse! Apr?s le culte f?tichiste du nombre, apr?s l’optimisme b?at qui avait cru aux saintes majorit?s et qui en attendait le progr?s humain, l’esprit de violence soufflait; l’incapacit? des majorit?s ? se gouverner elles-m?mes, leur v?nalit?, leur veulerie, leur basse et peureuse aversion de toute sup?riorit?, leur l?chet? oppressive, soulevaient la r?volte; les minorit?s ?nergiques – toutes les minorit?s – en appelaient ? la force. Un rapprochement baroque, et cependant fatal, se faisait entre les royalistes de l’Action Fran?aise et les syndicalistes de C. G. T. Balzac parle, quelque part, de ces hommes de son temps, «aristocrates par inclination, qui se faisaient r?publicains par d?pit, uniquement pour trouver beaucoup d’inf?rieurs parmi leurs ?gaux»… Maigre plaisir! Il faut contraindre ces inf?rieurs ? se reconna?tre tels; et pour cela, nul moyen qu’une autorit? qui impose la supr?matie de l’?lite – ouvri?re ou bourgeoise – au nombre qui l’opprime. Les jeunes intellectuels, petits bourgeois orgueilleux, se faisaient royalistes, ou r?volutionnaires, par amour-propre froiss? et par haine de l’?galit? d?mocratique. Et les th?oriciens d?sint?ress?s, les philosophes de la violence, en bonnes girouettes, se dressaient au-dessus d’eux, oriflammes de la temp?te.
Il y avait enfin la bande des litt?rateurs en qu?te d’inspiration, – de ceux qui savent ?crire, mais ne savent quoi ?crire: comme les Grecs ? Aulis, bloqu?s par le calme plat, ils ne peuvent plus avancer, et guettent impatiemment le bon vent, quel qui soit, qui viendra gonfler leurs voiles. – On voyait l? des illustres, de ceux que l’Affaire Dreyfus avait inopin?ment arrach?s ? leurs travaux de style et lanc?s dans les r?unions publiques. Exemple trop suivi au gr? des initiateurs. Une foule de litt?rateurs s’occupaient maintenant de politique, et pr?tendaient r?genter les affaires de l’?tat. Tout leur ?tait pr?texte ? former des ligues, lancer des manifestes, sauver le Capitole. Apr?s les intellectuels de l’avant-garde, les intellectuels de l’arri?re: les uns valaient les autres. Chacun des deux partis traitait l’autre d’intellectuel, et se traitait lui-m?me d’intelligent. Ceux qui avaient la chance de poss?der dans leurs veines quelques gouttes de sang du peuple, en ?taient glorieux; ils y trempaient leur plume. – Tous bourgeois m?contents, et cherchant ? reprendre l’autorit? que la bourgeoisie avait, par son ?go?sme, irr?m?diablement perdue. Il ?tait rare que ces ap?tres soutinssent longtemps leur z?le apostolique. Au d?but, la cause leur valait des succ?s qui n’?taient probablement pas dus ? leurs dons oratoires. Leur amour-propre en ?tait d?licieusement flatt?. Depuis, ils continuaient, avec moins de succ?s, et quelque peur secr?te d’?tre un peu ridicules. ? la longue, ce dernier sentiment tendait ? l’emporter, doubl? de la lassitude d’un r?le difficile ? jouer, pour des hommes de leurs go?ts distingu?s et de leur scepticisme. Ils attendaient, pour battre en retraite, que le vent le leur perm?t, et aussi leur escorte. Car ils ?taient prisonniers et de l’une et de l’autre. Ces Voltaire et ces Joseph de Maistre des temps nouveaux cachaient sous leur hardiesse d’?crits une incertitude ?peur?e, qui t?tait le terrain, craignait de se compromettre aupr?s des jeunes gens, s’?vertuait ? leur plaire, ? jouer les jouvenceaux. R?volutionnaires, ou contre-r?volutionnaires, par litt?rature, ils se r?signaient ? suivre la mode litt?raire qu’ils avaient contribu? ? fonder.