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Olivier n’avait pas non plus confiance. Les deux amis poussaient m?me un peu loin leur m?fiance: ils s’?taient toujours tenus en dehors de la politique. Olivier avouait, non sans un peu de honte, qu’il ne se souvenait pas d’avoir us? de ses droits d’?lecteur; depuis dix ans, il n’avait pas retir? sa carte d’inscription ? la mairie.

Pourquoi m’associer, disait-il ? une com?die que je sais inutile? Voter? Pour qui voter? Je n’ai nulle pr?f?rence entre des candidats qui me sont ?galement inconnus, et qui, j’ai trop de raisons de l’attendre, d?s le lendemain de l’?lection, trahiront ?galement leur profession de foi. Les surveiller? Les rappeler au devoir? Ma vie s’y passerait sans fruit. Je n’ai ni le temps, ni la force, ni les moyens oratoires, ni le manque de scrupules et le c?ur cuirass? contre les d?go?ts de l’action. Il vaut mieux m’abstenir. Je consens ? subir le mal. Du moins, n’y pas souscrire!

Mais malgr? sa clairvoyance excessive, cet homme qui r?pugnait au jeu r?gulier de l’action politique conservait un espoir chim?rique dans une r?volution. Il le savait chim?rique; mais il ne l’?cartait point. C’?tait un mysticisme de race. On n’appartient pas impun?ment au grand peuple destructeur d’Occident, au peuple qui d?truit pour construire et construit pour d?truire, – qui joue avec les id?es et avec la vie, qui fait constamment table rase pour mieux recommencer le jeu, et pour enjeu verse son sang.

Christophe ne portait pas en lui ce Messianisme h?r?ditaire. Il ?tait trop germanique pour bien go?ter l’id?e d’une r?volution. Il pensait qu’on ne change pas le monde. Que de th?ories, que de mots, quel bavardage inutile!

– Je n’ai pas besoin, disait-il, de faire une r?volution – ou des palabres sur la r?volution – pour me prouver ma force. Surtout je n’ai pas besoin, comme ces braves jeunes gens, de bouleverser l’?tat pour r?tablir un roi ou un Comit? de Salut public, qui me d?fende. Singuli?re preuve de force! Je sais me d?fendre moi-m?me. Je ne suis pas un anarchiste; j’aime l’ordre n?cessaire, et je v?n?re les Lois qui gouvernent l’univers. Mais entre elles et moi, je me passe d’interm?diaire. Ma volont? sait commander, et elle sait aussi se soumettre. Vous qui avez la bouche pleine de vos classiques, souvenez-vous de votre Corneille: «Moi seul, et c’est assez!» Votre d?sir d’un ma?tre d?guise votre faiblesse. La force est pareille ? la lumi?re: aveugle qui la nie! Soyez forts tranquillement, sans th?ories, sans violences: comme les plantes vers le jour, toutes les ?mes des faibles se tourneront vers vous…

Mais tout en protestant qu’il n’avait pas de temps ? perdre aux discussions politiques, il en ?tait moins d?tach? qu’il ne voulait le para?tre. Il souffrait, comme artiste, du malaise social. Dans sa disette momentan?e de passions, il lui arrivait de regarder autour de lui et de se demander pour qui il ?crivait. Alors, il voyait la triste client?le de l’art contemporain, cette ?lite fatigu?e, ces bourgeois dilettantes; et il pensait:

– Quel int?r?t y a-t-il ? travailler pour ces gens-l??

Certes, il ne manquait point d’esprits distingu?s, instruits, sensibles au m?tier et qui n’?taient m?me pas incapables de go?ter la nouveaut? ou – (c’est tout comme) – l’archa?sme de sentiments raffin?s. Mais ils ?taient blas?s, trop intellectuels, trop peu vivants pour croire ? la r?alit? de l’art; ils ne s’int?ressaient qu’au jeu – des sonorit?s ou des id?es; la plupart ?taient distraits par d’autres int?r?ts mondains, habitu?s ? se disperser entre des occupations multiples dont aucune n’?tait «n?cessaire». Il leur ?tait ? peu pr?s impossible de p?n?trer sous l’?corce de l’art, jusqu’au c?ur; l’art n’?tait pas pour eux de la chair et du sang: c’?tait de la litt?rature. Leurs critiques ?rigeaient en th?orie, d’ailleurs intol?raient leur impuissance ? s’?vader du dilettantisme. Quand par hasard quelques-uns ?taient assez vibrants pour raisonner aux puissants accords de l’art, ils n’avaient pas la force de le supporter, ils en restaient d?traqu?s pour la vie. N?vrose ou paralysie. Qu’est-ce que l’art venait faire dans cet h?pital? – Et cependant, il ne pouvait, dans la soci?t? moderne, se passer de ces anormaux: car ils avaient l’argent et la presse; eux seuls pouvaient assurer ? l’artiste les moyens de vivre. Il fallait donc se pr?ter ? cette humiliation: d’offrir comme divertissement – comme d?sennui plut?t ou comme ennui nouveau – dans des soir?es mondaines, ? un public de snobs et d’intellectuels fatigu?s, l’intimit? fr?missante de son art, la musique o? l’on a mis le secret de sa vie int?rieure.

Christophe cherchait le vrai public, celui qui croit aux ?motions de l’art comme de la vie, et qui les ressent avec une ?me vierge. Et il ?tait obscur?ment attir? par le nouveau monde promis, – le peuple. Les souvenirs de son enfance, de Gottfried et des humbles qui lui avaient r?v?l? la vie profonde, ou qui avaient partag? avec lui le pain sacr? de la musique, l’inclinaient ? croire que ses v?ritables amis ?taient de ce c?t?. Comme d’autres na?fs jeunes hommes, il caressait des grands projets d’art populaire, de concerts et de th??tre du peuple, qu’il e?t ?t? bien embarrass? pour d?finir. Il attendait d’une r?volution la possibilit? d’un renouvellement artistique, et il pr?tendait que c’?tait pour lui le seul int?r?t du mouvement social. Mais il se donnait le change: il ?tait trop vivant pour ne pas ?tre aspir? par l’action la plus vivante qui f?t alors.

Ce qui l’int?ressait le moins dans le spectacle, c’?taient les th?oriciens bourgeois. Les fruits que portent ces arbres-l? sont trop souvent des fruits secs; tout le suc de la vie s’est fig? en id?es. Entre ces id?es, Christophe ne distinguait pas. Il n’avait pas de pr?f?rence, m?me pour les siennes, quand il les retrouvait, congel?es en syst?mes. Avec un m?pris bonhomme, il restait en dehors des th?oriciens de la force et de ceux de la faiblesse. Dans toute com?die, le r?le ingrat est celui du raisonneur. Le public lui pr?f?re non seulement les personnages sympathiques, mais les antipathiques. Christophe ?tait public en cela. Les raisonneurs de la question sociale lui semblaient fastidieux. Mais il s’amusait ? observer les autres, ceux qui croyaient et ceux qui voulaient croire, ceux qui ?taient dupes et ceux qui cherchaient ? l’?tre, voire les bons forbans qui font leur m?tier de rapaces, et les moutons qui sont faits pour ?tre tondus. Sa sympathie ?tait indulgente aux braves gens un peu ridicules, comme le gros Canet. Leur m?diocrit? ne le choquait pas autant qu’Olivier. Il les regardait tous, avec un int?r?t affectueux, et moqueur; il se croyait d?gag? de la pi?ce qu’ils jouaient; et il ne s’apercevait pas que peu ? peu il s’y laissait prendre. Il pensait n’?tre qu’un spectateur, qui voit passer le vent. D?j? le vent l’avait touch? et l’entra?nait dans son remous de poussi?re.

*

La pi?ce sociale ?tait double. Celle que jouaient les intellectuels ?tait la com?die dans la com?die: le peuple ne l’?coutait gu?re. La vraie pi?ce ?tait la sienne. Il n’?tait pas facile de la suivre; lui-m?me n’arrivait pas tr?s bien ? s’y reconna?tre. Elle n’en avait que plus d’impr?vu.

Ce n’?tait pas qu’on n’y parl?t beaucoup plus qu’on n’agissait. Bourgeois ou peuple, tout Fran?ais est gros mangeur de parole, autant que de pain. Mais tous ne mangent pas le m?me pain. Il y a une parole de luxe pour les palais d?licats, et une plus nourrissante pour les gueules affam?es. Si les mots sont les m?mes, ils ne sont pas p?tris de la m?me fa?on; la saveur et l’odeur, le sens, est diff?rent.

La premi?re fois qu’Olivier, assistant ? une r?union populaire, go?ta de ce pain-l?, il manqua d’app?tit; les morceaux lui rest?rent dans la gorge. Il ?tait ?c?ur? par la platitude des pens?es, la lourdeur incolore et barbare de l’expression, les g?n?ralit?s vagues, la logique enfantine, cette mayonnaise mal battue d’abstractions et de faits sans liaison. L’impropri?t? du langage n’?tait pas compens?e par la verve du parler populaire. C’?tait un vocabulaire de journal, des nippes d?fra?chies, ramass?es au d?crochez-moi-?a de la rh?torique bourgeoise. Olivier s’?tonnait surtout du manque de simplicit?. Il oubliait que la simplicit? litt?raire n’est pas naturelle, mais acquise: conqu?te d’une ?lite. Le peuple des villes ne peut pas ?tre simple; il va toujours chercher, de pr?f?rence, les expressions alambiqu?es. Olivier ne comprenait pas l’action que ces phrases ampoul?es pouvaient avoir sur l’auditoire. Il n’en poss?dait pas la clef. On nomme langues ?trang?res celle d’une autre race; mais, dans une m?me race, il y a presque autant de langues que de milieux sociaux. Ce n’est que pour une ?lite restreinte que les mots sont les voix de l’exp?rience des si?cles; pour les autres, ils ne repr?sentent que leurs propres exp?riences et celles de leur groupe. Tels de ces mots us?s pour l’?lite et m?pris?s par elle sont comme une maison vide, o?, depuis son d?part, se sont install?es des ?nergies nouvelles. Si vous voulez conna?tre l’h?te, entrez dans la maison.

C’est ce que fit Christophe.

Il fut mis en rapports avec les ouvriers par un voisin, employ? aux chemins de fer de l’?tat. Homme de quarante-cinq ans, petit, vieilli avant l’?ge, le cr?ne tristement d?plum?, les yeux enfonc?s dans l’orbite, les joues creuses, le nez pro?minent, gros et recourb?, la bouche intelligente, les oreilles d?form?es aux lobes cass?s: des traits de d?g?n?r?. Il se nommait Alcide Gautier. Il n’?tait pas du peuple, mais de la moyenne bourgeoisie, d’une bonne famille, qui avait d?pens? ? l’?ducation du fils unique tout son petit avoir et qui m?me n’avait pu, faute de ressources, lui permettre de la poursuivre jusqu’au bout. Tr?s jeune, il avait obtenu, dans une administration de l’?tat, un de ces postes qui semblent ? la bourgeoisie pauvre le port, et qui sont la mort, – la mort vivante. Une fois entr? l?, il n’avait plus eu la possibilit? d’en sortir. Il avait commis la faute – (c’en est une dans la soci?t? moderne,) – de faire un mariage d’amour avec une jolie ouvri?re, dont la vulgarit? fonci?re n’avait pas tard? ? s’?panouir. Elle lui avait donn? trois enfants. Il fallait faire vivre ce monde. Cet homme, qui ?tait intelligent et qui aspirait, de toutes ses forces, ? compl?ter son instruction, se trouvait ligot? par la mis?re. Il sentait en lui des puissances latentes, que les difficult?s de sa vie ?touffaient; il ne pouvait en prendre son parti. Il n’?tait jamais seul. Employ? ? la comptabilit?, il passait ses journ?es ? des besognes m?caniques, dans une pi?ce qui lui ?tait commune avec d’autres coll?gues, vulgaires et bavards; ils parlaient de choses ineptes, se vengeaient de l’absurdit? de leur existence en m?disant des chefs, et se moquaient de lui, ? cause de ses vis?es intellectuelles, qu’il n’avait pas eu la sagesse de leur cacher. Quand il rentrait chez lui, il trouvait un logis sans gr?ce, et mal odorant, une femme bruyante et commune, qui ne le comprenait pas, qui le traitait de feignant ou de fou. Ses enfants ne lui ressemblaient en rien, ressemblaient ? la m?re. ?tait-ce juste, tout cela? ?tait-ce juste? Tant de d?boires, de souffrances, la g?ne perp?tuelle, le m?tier dess?chant qui le tenait, du matin au soir, l’impossibilit? de trouver jamais une heure de recueillement, une heure de silence, l’avaient jet? dans un ?tat d’?puisement et d’irritation neurasth?nique. Pour oublier, il recourait depuis peu ? la boisson qui achevait de le d?truire. – Christophe f?t frapp? du tragique de cette destin?e: une nature incompl?te, sans culture suffisante et sans go?t artistique, mais faite pour de grandes choses, et que la malchance ?crasait. Gautier s’accrocha aussit?t ? Christophe, ainsi que font les faibles qui se noient, quand leur main rencontre le bras d’un bon nageur. Il avait pour Christophe un m?lange de sympathie et d’envie. Il l’entra?na dans des r?unions populaires et lui fit voir quelques chefs des partis r?volutionnaires, auxquels il ne s’unissait que par rancune contre la soci?t?. Car il ?tait un aristocrate manqu?. Il souffrait am?rement d’?tre m?l? au peuple.