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De toute la compagnie, les seuls qui fussent dispos?s ? se lier avec Olivier ?taient les enfants d’Aur?lie. Ceux-l? n’avaient certes pas la haine du bourgeois. Le petit gar?on ?tait fascin? par la pens?e bourgeoise; il ?tait assez intelligent pour l’aimer, pas assez pour la comprendre; la fillette, fort jolie, qu’Olivier avait conduite une fois chez Mme Arnaud, ?tait hypnotis?e par le luxe; elle ?prouvait un ravissement muet ? s’asseoir dans de beaux fauteuils, ? toucher de belles robes; elle avait un instinct de petite grue qui aspire ? s’?vader du peuple vers le paradis du confort bourgeois. Olivier ne se sentait nullement le go?t de cultiver ses dispositions; et ce na?f hommage rendu ? sa classe ne le consolait pas de la sourde antipathie de ses autres compagnons. Il souffrait de leur malveillance. Il avait un d?sir si ardent de les comprendre! Et en v?rit?, il les comprenait trop bien peut-?tre. Il les observait trop, et ils en ?taient irrit?s. Il n’y apportait pas de curiosit? indiscr?te, mais son habitude d’analyse des ?mes.

Il ne tarda pas ? voir le drame secret de la vie de Joussier: le mal qui le minait, et le jeu cruel de sa ma?tresse. Elle l’aimait, elle ?tait fi?re de lui, mais elle ?tait trop vivante; il savait qu’elle lui ?chapperait; et il ?tait d?vor? de jalousie. Elle s’en amusait; elle aga?ait les m?les, elles les enveloppait de ses ?illades, de sa luxure: c’?tait une enrag?e fr?leuse. Peut-?tre le trompait-elle avec Graillot. Peut-?tre se plaisait-elle ? le laisser croire. En tout cas, si ce n’?tait pour aujourd’hui, ce serait pour demain. Joussier n’osait lui interdire d’aimer qui lui plaisait. Ne professait-il pas, pour la femme, comme pour l’homme, le droit d’?tre libre? Elle le lui rappela, avec une insolence narquoise, un jour qu’il l’injuriait. Une lutte torturante se livrait en lui entre ses libres th?ories et ses instincts violents. Par le c?ur, il ?tait encore un homme d’autrefois, despotique et jaloux; par la raison, un homme de l’avenir, un homme d’utopie. Elle, elle ?tait la femme d’hier, de demain, de toujours. – Et Olivier, qui assistait ? ce duel cach?, dont il connaissait par exp?rience la f?rocit?, ?tait plein de piti? pour Joussier en voyant sa faiblesse. Mais Joussier devinait qu’Olivier lisait en lui; et il ?tait loin de lui en savoir gr?.

Une autre suivait aussi ce jeu de l’amour et de haine, d’un regard indulgent. La patronne, Aur?lie. Elle voyait tout sans en avoir l’air. Elle connaissait la vie. Cette brave femme, saine, tranquille, rang?e, avait men? une libre jeunesse. Fleuriste, elle avait eu un amant bourgeois; elle en avait eu d’autres. Puis elle s’?tait mari?e avec un ouvrier. Elle ?tait devenue une bonne m?re de famille. Mais elle comprenait toutes les sottises du c?ur, aussi bien la jalousie de Joussier que cette «jeunesse» qui voulait s’amuser. En quelques mots affectueux, elle t?chait de les mettre d’accord:

– «Faut ?tre conciliants! ?a ne vaut pas la peine de se faire du mauvais sang pour si peu…»

Elle ne s’?tonnait pas que ce qu’elle disait ne serv?t ? rien…

– «?a ne sert jamais ? rien. Faut toujours qu’on se tourmente…»

Elle avait la belle insouciance populaire, sur qui les malheurs semblent glisser. Elle en avait eu sa part. Trois mois avant, elle avait perdu un gar?on de quinze ans qu’elle aimait… Gros chagrin… ? pr?sent, elle ?tait de nouveau active et riante. Elle disait:

– Si on se laissait aller ? y penser, on ne pourrait pas vivre.

Et elle n’y pensait plus. Ce n’?tait pas ?go?sme. Elle ne pouvait pas faire autrement, sa vitalit? ?tait trop forte; le pr?sent l’absorbait: impossible de s’attarder au pass?. Elle s’accommodait de ce qui ?tait, elle s’accommodait de ce qui serait. Si la r?volution venait et mettait ? l’endroit ce qui ?tait ? l’envers et ? l’envers ce qui ?tait ? l’endroit, elle saurait toujours se trouver sur ses pieds, elle ferait ce qu’il y aura ? faire, elle serait ? sa place partout o? elle serait plac?e. Au fond, elle n’avait dans la r?volution qu’une croyance mod?r?e. De foi, elle n’avait gu?re en quoi que ce f?t. Inutile d’ajouter qu’elle se faisait tirer les cartes, dans les moments de perplexit?, et qu’elle ne manquait jamais de faire le signe de croix, au passage d’un mort. Tr?s libre et tol?rante, elle avait le scepticisme sain du peuple de Paris, qui doute, comme on respire, all?grement. Pour ?tre la femme d’un r?volutionnaire, elle n’en t?moignait pas moins d’une maternelle ironie pour les id?es de son homme et de son parti, – et des autres partis, – comme pour les b?tises de la jeunesse, – et de l’?ge m?r. Elle ne s’?mouvait pas de grand chose. Mais elle s’int?ressait ? tout. Et elle ?tait pr?te ? la bonne comme ? la mauvaise fortune. En somme, une optimiste.

– «Pas se faire de bile!… Tout s’arrangera toujours, pourvu qu’on se porte bien…»

Celle-l? devait s’entendre avec Christophe. Ils n’avaient pas eu besoin de beaucoup de paroles pour voir qu’ils ?taient de la m?me famille. De temps en temps, ils ?changeaient un sourire de bonne humeur, tandis que les autres discouraient et criaient. Mais plus souvent, elle riait toute seule, en regardant Christophe qui se laissait ? son tour entra?ner dans ces discussions, o? il apportait plus de passion que tous les autres.

*

Christophe ne remarquait pas l’isolement et la g?ne d’Olivier. Il ne cherchait pas ? lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait et mangeait avec eux, il riait et il se f?chait. Ils ne se d?fiaient pas de lui, quoiqu’ils se disputassent rudement. Il ne leur m?chait pas les mots. Dans le fond, il e?t ?t? embarrass? pour dire s’il ?tait avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas. Sans doute, si on l’e?t forc? de choisir, il e?t ?t? syndicaliste contre le socialisme et toute la doctrine d’?tat, – l’?tat, cette entit? monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont la hache ? double tranchant frappe ? la fois l’abstraction morte de l’?tat socialiste et l’individualisme inf?cond, cet ?miettement d’?nergies, cette dispersion de la force publique en faiblesses particuli?res, – la grande mis?re moderne, dont la R?volution fran?aise est en partie responsable.

Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se trouvait en contact avec les syndicats, – ces coalitions redoutables des faibles, – son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait s’emp?cher de m?priser ces hommes qui avaient besoin de s’encha?ner ensemble, pour marcher au combat; et s’il admettait qu’ils se soumissent ? cette loi, il d?clarait qu’elle n’?tait pas pour lui. Ajoutez que si les faibles opprim?s sont sympathiques, ils cessent de l’?tre quand ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait nagu?re aux braves gens isol?s: «Unissez-vous!» eut une sensation d?sagr?able, quand il se vit, pour la premi?re fois, au milieu de ces unions de braves gens m?l?s ? d’autres qui ?taient moins braves, tous remplis de leurs droits, de leur force, et pr?ts ? en abuser. Les meilleurs, ceux que Christophe aimait, les amis qu’il avait rencontr?s dans la Maison, ? tous les ?tages, ne profitaient nullement de ces associations de bataille. Ils ?taient trop d?licats de c?ur et trop timides pour ne pas s’en effaroucher; ils ?taient destin?s ? ?tre, des premiers, ?cras?s par elles. Ils se trouvaient vis-?-vis du mouvement ouvrier, dans la situation d’Olivier. Sa sympathie allait aux travailleurs qui s’organisent. Mais il avait ?t? ?lev? dans le culte de la libert?: or, c’?tait ce dont les r?volutionnaires se souciaient le moins. Qui, d’ailleurs, aujourd’hui se soucie de la libert?? Une ?lite sans action sur le monde. La libert? traverse des jours sombres. Les papes de Rome proscrivent la lumi?re de la raison. Les papes de Paris ?teignent les lumi?res du ciel [1]. Et M. Pataud, celles des rues. Partout l’imp?rialisme triomphe: imp?rialisme th?ocratique de l’?glise romaine; imp?rialisme militaire des monarchies mercantiles et mystiques, imp?rialisme bureaucratique des r?publiques capitalistes; imp?rialisme dictatorial des comit?s r?volutionnaires. Pauvre libert?, tu n’es pas de ce monde!… Les abus de pouvoir, que les r?volutionnaires pr?chaient et pratiquaient, r?voltaient Christophe et Olivier. Ils n’avaient point d’estime pour les ouvriers jaunes qui refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient odieux qu’on pr?tend?t les y contraindre par la force. – Cependant, il faut prendre parti. Dans la r?alit?, le choix n’est pas aujourd’hui entre un imp?rialisme et la libert?, mais entre un imp?rialisme et un imp?rialisme. Olivier disait:

– Ni l’un, ni l’autre. Je suis pour les opprim?s.

Christophe ne ha?ssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais il ?tait entra?n? dans le sillage de la force, ? la suite de l’arm?e des travailleurs r?volt?s.

Il ne s’en doutait gu?re. Il d?clarait ? ses compagnons de table qu’il n’?tait pas avec eux.

– Tant qu’il ne s’agira pour vous, disait-il que d’int?r?ts mat?riels, vous ne m’int?ressez pas. Le jour o? vous marcherez pour une foi, alors je serai des v?tres. Autrement, qu’ai-je ? faire entre deux ventres? Je suis artiste, j’ai le devoir de d?fendre l’art, je ne dois pas l’enr?ler au service d’un parti. Je sais qu’en ces derniers temps, des ?crivains ambitieux, pouss?s par un d?sir de popularit? malsaine, ont donn? le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu’ils aient beaucoup servi la cause qu’ils d?fendaient ainsi; mais ils on trahi l’art. Sauver la lumi?re de l’intelligence: c’est notre r?le ? nous. Qu’on n’aille pas la m?ler ? vos luttes aveugles! Qui tiendra la lumi?re, si nous la laissons tomber? Vous serez bien aises de la retrouver intacte, apr?s la bataille. Il faut qu’il y ait toujours des travailleurs occup?s ? entretenir le feu de la machine, tandis qu’on se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien ha?r. L’artiste est la boussole qui, pendant la temp?te, marque toujours le Nord…