Ils le traitaient de phraseur, ils disaient qu’en fait de boussole, il avait perdu la sienne; et ils se donnaient le luxe de le m?priser amicalement. Pour eux, un artiste ?tait un malin qui s’arrangeait de fa?on ? travailler le moins et le plus agr?ablement possible.
Il r?pondait qu’il travaillait autant qu’eux, qu’il travaillait plus qu’eux et qu’il avait moins peur du travail. Rien ne le d?go?tait autant que le sabotage, le g?chage du travail, la fain?antise ?rig?e en principe.
– Tous ces pauvres gens, disait-il, qui craignent pour leur pr?cieuse peau!… Bon Dieu! Moi, depuis l’?ge de dix ans, je travaille sans r?pit. Vous, vous n’aimez pas le travail, vous ?tes, au fond, des bourgeois. Si seulement vous ?tiez capables de d?truire le vieux monde! Mais vous ne le pouvez pas. Vous ne le voulez m?me pas. Non, vous ne le voulez pas! Vous avez beau gueuler, menacer, faire celui qui va tout exterminer. Vous n’avez qu’une pens?e: mettre la main dessus, vous coucher dans le lit tout chaud de la bourgeoisie. En dehors de quelques centaines de pauvres bougres de terrassiers qui sont toujours pr?ts ? se faire crever la peau, ou ? crever celle des autres, sans savoir pourquoi, – pour le plaisir, – pour la peine, la peine s?culaire, – les autres ne pensent qu’? foutre le camp, ? filer dans les rangs des bourgeois, ? la premi?re occasion. Ils se font socialistes, journalistes, conf?renciers, hommes de lettres, d?put?s, ministres… Bah! ne criez pas contre celui-l?. Vous ne valez pas mieux. C’est un tra?tre, vous dites?… Bon. ? qui le tour? Vous y passerez tous. Pas un de vous qui r?siste ? l’app?t! Comment le pourriez-vous? Il n’y a pas un de vous qui croie ? l’?me immortelle. Vous ?tes des ventres, je vous dis. Des ventres vides qui ne pensent qu’? s’emplir.
L?-dessus, ils se f?chaient, et ils parlaient tous ? la fois. Et tout en se disputant, il arrivait que Christophe, entra?n? par sa passion, f?t plus r?volutionnaire que les autres. Il avait beau s’en d?fendre: son orgueil intellectuel, sa conception complaisante d’un monde purement esth?tique, fait pour la joie de l’esprit, rentraient sous terre, ? la vue d’une injustice. Esth?tique, un monde o? huit hommes sur dix vivent dans le d?nuement ou dans la g?ne, dans la mis?re physique ou morale? Allons donc! Il faut ?tre un impudent privil?gi? pour le pr?tendre. Un artiste comme Christophe, en son for int?rieur, ne pouvait pas ne pas ?tre du parti des travailleurs. Qui a, plus que le travailleur de l’esprit, ? souffrir de l’immoralit? des conditions sociales, de l’in?galit? scandaleuse des fortunes? L’artiste meurt de faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la mode et de ceux qui sp?culent sur elle. Une soci?t? qui laisse p?rir son ?lite ou qui la r?mun?re d’une fa?on extravagante, est un monstre: elle doit ?tre d?truite. Chaque homme, qu’il travaille ou non, a droit au pain quotidien. Chaque travail, qu’il soit bon ou m?diocre, doit ?tre r?mun?r? au taux non de sa valeur r?elle – (Qui en est le juge infaillible?) – mais des besoins l?gitimes et normaux du travailleur. ? l’artiste, au savant, ? l’inventeur qui l’honorent, la soci?t? peut et doit assurer une pension suffisante pour leur garantir le temps et les moyens de l’honorer davantage. Rien de plus. La Joconde ne vaut pas un million. Il n’y a aucun rapport entre une somme d’argent et une ?uvre d’art; l’?uvre n’est pas au-dessus, ni au-dessous: elle est en dehors. Il ne s’agit pas de la payer; il s’agit que l’artiste vive. Donnez-lui de quoi manger et travailler en paix! La richesse est de trop: c’est un vol qu’on fait aux autres. Il faut le dire cr?ment: tout homme qui poss?de plus qu’il n’est n?cessaire ? sa vie, ? la vie des siens, et au d?veloppement normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu’il a en plus d’autres l’ont en moins. Nous sourions tristement, quand nous entendons parler de la richesse in?puisable de la France, de l’abondance des fortunes, nous, le peuple des travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et femmes qui, depuis notre enfance, nous ?puisons ? la t?che pour gagner de quoi ne pas mourir de faim, et qui souvent voyons les meilleurs succomber ? la peine, – nous qui sommes les forces vives de la nation! Mais vous qui ?tes gorg?s des richesses du monde, vous ?tes riches de nos souffrances et de nos agonies. Cela ne vous trouble point, vous ne manquerez jamais de sophismes qui vous rassurent: droits sacr?s de la propri?t?, saine guerre pour la vie, int?r?ts sup?rieurs du Progr?s, ce monstre fabuleux, ce mieux probl?matique auquel on sacrifie le bien, – le bien des autres! – Il n’en reste pas moins ceci: que vous avez trop. Vous avez trop pour vivre. Nous n’avons pas assez. Et nous valons mieux que vous. Si l’in?galit? vous pla?t, gare que demain elle ne se retourne contre vous!
Ainsi, les passions qui entouraient Christophe lui montaient ? la t?te. Ensuite, il s’?tonnait de ces acc?s d’?loquence. Mais il n’y attachait pas d’importance. Il s’amusait de cette excitation qu’il attribuait ? la bouteille. Il regrettait seulement que la bouteille ne f?t pas meilleure; et il vantait ses vins du Rhin. Il continuait de se croire d?tach? des id?es r?volutionnaires. Mais il se produisait ce ph?nom?ne singulier que Christophe apportait ? les discuter une passion croissante, tandis que celle de ses compagnons semblait, par comparaison, d?cro?tre.
Ils avaient moins d’illusions que lui. M?me les meneurs violents, ceux qui ?taient redout?s par la bourgeoisie, ?taient incertains au fond et diablement bourgeois. Coquart, avec son rire d’?talon qui hennit, faisait la grosse voix et des gestes terribles; mais il ne croyait qu’? demi ce qu’il vocif?rait: il ?tait un h?bleur de la violence. Il per?ait ? jour la l?chet? bourgeoise, et il jouait ? la terroriser, en se montrant plus fort qu’il n’?tait; il ne faisait pas de difficult? pour en convenir, en riant, avec Christophe. Graillot critiquait tout, tout ce qu’on voulait faire: il faisait tout avorter. Joussier affirmait toujours, il ne voulait jamais avoir tort. Il voyait tr?s bien le vice de son argumentation; il ne s’en obstinait que davantage; il e?t sacrifi? la victoire de sa cause ? l’orgueil de ses principes. Mais il passait d’acc?s de foi t?tue ? des acc?s de pessimisme ironique, o? il jugeait am?rement le mensonge des id?ologies et l’inutilit? de tous les efforts.
La plupart des ouvriers ?taient de m?me. Ils tombaient, en un moment, de la so?lerie des paroles au d?couragement. Ils avaient des illusions immenses; mais elles ne reposaient sur rien; ils ne les avaient pas conquises et cr??es eux-m?mes; ils les avaient re?ues toutes faites, par cette loi du moindre effort, qui les menait dans leurs distractions ? l’assommoir et au beuglant. Paresse de penser incurable, qui n’avait que trop d’excuses: c’est la b?te harass?e qui ne demande qu’? se coucher et ruminer en paix sa p?ture, ses r?ves. Mais ses r?ves cuv?s, il n’en restait plus rien qu’une lassitude pire et la gueule de bois. Sans cesse, ils s’enflammaient pour un chef; et peu de temps apr?s, le soup?onnaient, le rejetaient. Le plus triste ?tait qu’ils n’avaient point tort: les chefs ?taient attir?s, l’un apr?s l’autre, par l’app?t du succ?s, de la richesse, de la vanit?; pour un Joussier, que pr?servait de la tentation la phtisie qui le minait, la mort ? br?ve ?ch?ance, que d’autres trahissaient, ou se laissaient! Ils ?taient victimes de la plaie qui rongeait alors les hommes politiques de tous les partis: la d?moralisation par la femme ou par l’argent, – (les deux fl?aux n’en font qu’un). – On voyait dans le gouvernement comme dans l’opposition, des talents de premier ordre, des hommes qui avaient l’?toffe de grands hommes d’?tat – (en d’autres temps, ils l’eussent ?t? peut-?tre); – mais ils ?taient sans foi, sans caract?re; le besoin, l’habitude, la lassitude de la jouissance les avait ?nerv?s; elle leur faisait commettre, au milieu de vastes projets, des actes incoh?rents, ou brusquement tout jeter l?, les affaires en cours, leur patrie ou leur cause, pour se reposer et jouir. Ils ?taient assez braves pour se faire tuer dans une bataille; mais bien peu de ces chefs eussent ?t? capables de mourir ? la t?che, sans vaine forfanterie, immobiles ? leur poste, le poing au gouvernail.
La conscience de cette faiblesse fonci?re coupait les jarrets ? la r?volution. Ces ouvriers passaient leur temps ? s’accuser mutuellement. Leurs gr?ves ?chouaient toujours par les dissentiments perp?tuels entre les chefs ou entre les corps de m?tiers, entre les r?formistes et les r?volutionnaires – par la timidit? profonde sous les menaces fanfaronnes, – par l’h?r?dit? moutonni?re qui, ? la premi?re sommation l?gale, faisait rentrer sous le joug ces r?volt?s, – par le l?che ?go?sme et la bassesse de ceux qui profitaient de la r?volte des autres pour se pousser aupr?s des ma?tres, en faisant payer cher leur fid?lit? int?ress?e. Sans parler du d?sordre inh?rent aux foules, de leur esprit anarchique. Ils voulaient bien faire des gr?ves corporatives qui eussent un caract?re r?volutionnaire; mais ils ne voulaient pas qu’on les trait?t en r?volutionnaires. Ils n’avaient aucun go?t pour les ba?onnettes. Ils eussent voulu battre l’omelette sans casser d’?ufs. En tout cas, ils aimaient mieux que les ?ufs cass?s fussent ceux du voisin.
Olivier regardait, observait, et il ne s’?tonnait point. Il avait reconnu combien ces hommes ?taient inf?rieurs ? l’?uvre qu’ils pr?tendaient r?aliser; mais il avait aussi reconnu la force fatale qui les entra?nait; et il s’apercevait que Christophe, ? son insu, suivait le fil de l’eau. Pour lui qui n’e?t demand? qu’? se laisser emporter, le courant ne voulait pas de lui. Il restait au rivage et regardait l’eau passer.
C’?tait un fort courant: il soulevait une masse ?norme de passions, d’int?r?ts et de foi, qui se heurtaient, se fondaient, avec des bouillonnements d’?cume et des remous contradictoires. Les chefs ?taient en t?te, les moins libres de tous, car ils ?taient pouss?s, et peut-?tre de tous, ceux qui croyaient le moins: ils avaient cru jadis, ils ?taient comme ces pr?tres qu’ils avaient tant raill?s, enferm?s dans leurs v?ux, dans la foi qu’ils avaient eue et qu’ils ?taient forc?s de professer jusqu’? la fin. Derri?re eux, le gros du troupeau ?tait brutal, incertain et de vue courte. Le plus grand nombre croyaient par hasard, parce que le courant allait maintenant ? ces utopies; ils n’y croiraient plus, ce soir, parce que le courant aurait chang?. Beaucoup croyaient par besoin d’action, par d?sir d’aventures. D’autres, par logique raisonneuse, d?nu?e de sens commun. Quelques-uns par bont?. Les avis?s ne se servaient des id?es que comme d’armes pour la bataille, ils luttaient pour un salaire pr?cis, pour un nombre r?duit d’heures de travail. Les forts app?tits couvaient l’espoir secret de revanches grossi?res d’une vie mis?rable.