Romain Rolland
Jean-Christophe Tome V
(1908)
I.
Le d?sordre dans l’ordre. Des employ?s de chemin de fer d?braill?s et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le r?glement, tout en s’y soumettant. – Christophe ?tait en France.
Apr?s avoir satisfait aux curiosit?s de la douane, il reprit le train pour Paris. La nuit couvrait les champs, tremp?s de pluie. Les lumi?res brutales des gares faisaient ressortir plus durement la tristesse de l’interminable plaine ensevelie dans l’ombre. Les trains que l’on croisait, de plus en plus nombreux, d?chiraient l’air de leurs sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris.
Une heure avant l’arriv?e, Christophe ?tait pr?t ? descendre: il avait enfonc? son chapeau sur sa t?te; il s’?tait boutonn? jusqu’au cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris ?tait plein; il s’?tait lev? et rassis vingt fois; il avait vingt fois d?plac? sa valise, du filet ? la banquette, et de la banquette au filet, pour l’agacement de ses voisins, qu’avec sa maladresse il heurtait, ? chaque fois.
Au moment d’entrer en gare, le train s’arr?ta en pleine nuit. Christophe s’?crasait la figure contre les vitres, et t?chait vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage, qu?tant un regard qui lui perm?t d’engager la conversation, de demander o? l’on ?tait. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient semblant, l’air renfrogn?s et ennuy?s; aucun ne faisait un mouvement pour s’expliquer l’arr?t. Christophe ?tait surpris de cette inertie: ces ?tres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Fran?ais qu’il imaginait! Il finit par s’asseoir, d?courag?, sur sa valise, culbutant ? chaque cahot du train, et il s’assoupissait ? son tour, quand il fut r?veill? par le bruit des porti?res qu’on ouvrait… Paris!… Ses voisins descendaient.
Bousculant et bouscul?, il se dirigea vers la sortie, repoussant les facteurs qui s’offraient ? porter son bagage. Soup?onneux comme un paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait charg? sur son ?paule sa pr?cieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage. Enfin il se trouva sur le pav? gluant de Paris.
Il ?tait trop pr?occup? de sa charge, du g?te qu’il allait choisir, et de l’embarras de voitures o? il se trouvait pris, pour penser ? rien regarder. La premi?re chose ?tait de se mettre en qu?te d’une chambre. Ce n’?taient pas les h?tels qui manquaient: ils bloquaient la gare, de tous c?t?s; leurs noms flamboyaient en lettres de gaz. Christophe chercha le moins brillant: aucun ne lui semblait assez humble pour sa bourse. Enfin dans une rue lat?rale, il vit une sale auberge, avec une gargote au rez-de-chauss?e. Elle s’intitulait H?tel de la Civilisation. Un gros homme, en bras de chemise, fumait la pipe, ? une table; il accourut, en voyant entrer Christophe. Il ne comprit rien ? son jargon; mais il jugea du premier coup d’?il l’Allemand gauche et enfantin, qui refusait de laisser prendre son paquet et s’?vertuait ? lui faire un discours, en une langue invraisemblable. Il le conduisit par un escalier mal odorant ? une pi?ce sans air, qui donnait sur une cour int?rieure. Il ne manqua pas de vanter la tranquillit? d’un lieu, o? ne parvenait aucun des bruits du dehors; et il lui en demanda un bon prix. Christophe, comprenant mal, ignorant les conditions de la vie de Paris, l’?paule cass?e par sa charge, accepta tout: il avait h?te d’?tre seul. Mais ? peine fut-il seul que la salet? des choses le saisit; et pour ne pas s’abandonner ? la tristesse qui montait en lui, il se h?ta de ressortir, apr?s s’?tre tremp? la t?te dans l’eau poussi?reuse, qui ?tait grasse au toucher. Il s’effor?ait de ne pas voir et de ne pas sentir, pour ?chapper au d?go?t.
Il descendit dans la rue. Le brouillard d’octobre ?tait ?pais et piquant: il avait cette odeur fade de Paris, o? se m?lent les exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville. On ne voyait point ? dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme une bougie qui va s’?teindre. Dans les demi-t?n?bres, une cohue de gens roulait en flots contraires. Les voitures se croisaient, se heurtaient, obstruant le passage, refoulant la circulation comme une digue. Les chevaux glissaient sur la boue glac?e. Les injures des cochers, les trompes et les cloches des tramways faisaient un vacarme assourdissant. Ce bruit, ce grouillement, cette odeur saisirent Christophe. Il s’arr?ta un instant, fut aussit?t pouss? par ceux qui marchaient derri?re lui, emport? par le courant. Il descendit le boulevard de Strasbourg, ne voyant rien, se jetant gauchement contre les passants. Il n’avait pas mang? depuis le matin. Les caf?s qu’il rencontrait ? chaque pas l’intimidaient et le d?go?taient ? cause de la foule qui y ?tait entass?e. Il s’adressa ? un sergent de ville. Mais il ?tait si lent ? trouver ses mots que l’autre ne se donna m?me pas la peine de l’?couter jusqu’au bout, et lui tourna le dos, au milieu de la phrase, en haussant les ?paules. Il continua machinalement ? marcher. Des gens ?taient arr?t?s devant une boutique. Il s’arr?ta machinalement comme eux. C’?tait un magasin de photographies et de cartes postales: elles repr?sentaient des filles en chemise, ou sans chemise; des journaux illustr?s ?talaient des plaisanteries obsc?nes. Des enfants, des jeunes femmes regardaient tranquillement. Une fille maigre, aux cheveux rouges, voyant Christophe absorb? dans sa contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle lui prit le bras, avec un sourire stupide. Il secoua son ?treinte, et s’?loigna rougissant de col?re. Les caf?s-concerts se succ?daient; ? la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule ?tait toujours plus dense; Christophe ?tait frapp? du nombre de figures vicieuses, de louches r?deurs, de gueux avilis, de filles pl?tr?es aux odeurs ?c?urantes. Il se sentait glac?. La fatigue, la faiblesse, et l’horrible d?go?t qui l’?treignait de plus en plus lui donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le brouillard augmentait, ? mesure qu’on approchait de la Seine. La cohue des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le flanc; le cocher le roua de coups pour le faire relever; la malheureuse b?te, ?trangl?e par ses sangles, s’agitait et retombait lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour Christophe la goutte d’eau qui fait d?border l’?me. Les convulsions de cet ?tre mis?rable sous les regards indiff?rents lui firent sentir avec une telle angoisse son propre n?ant parmi ces milliers d’?tres, – la r?pulsion que depuis une heure il s’effor?ait d’?touffer pour ce b?tail humain, pour cette atmosph?re souill?e, pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence qu’il suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient, ?tonn?s, ce grand gar?on au visage convuls? de douleur. Il marchait, les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher ? les essuyer. On s’arr?tait pour le suivre des yeux, un instant; et, s’il e?t ?t? capable de lire dans l’?me de cette foule qui lui semblait hostile, peut-?tre aurait-il pu voir chez quelques-uns, – m?l?e sans doute ? un peu d’ironie parisienne – une compassion fraternelle. Mais il ne voyait plus rien: ses pleurs l’aveuglaient.
Il se trouva sur une place, pr?s d’une grande fontaine. Il y baigna ses mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le regardait faire curieusement, avec des r?flexions gouailleuses, mais sans m?chancet?; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait laiss? tomber. Le froid glacial de l’eau ranima Christophe. Il se ressaisit. Il revint sur ses pas, ?vitant de regarder; il ne pensait m?me plus ? manger: il lui e?t ?t? impossible de parler ? qui que ce f?t; un rien e?t suffit pour rouvrir la source des larmes. Il ?tait ?puis?. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa maison, au moment o? il se croyait d?finitivement perdu: – il avait oubli? jusqu’au nom de la rue o? il habitait.
Il rentra dans son inf?me logis. ? jeun, les yeux br?lants, le c?ur et le corps courbatur?s, il s’affaissa sur une chaise, dans un coin de sa chambre; il y resta deux heures, incapable de bouger. Enfin il s’arracha ? cette apathie, et il se coucha. Il tomba dans une torpeur fi?vreuse, d’o? il s’?veillait ? chaque minute, avec l’illusion d’avoir dormi des heures. La chambre ?tait ?touffante; il br?lait des pieds ? la t?te; il avait une soif horrible; il ?tait en proie ? des cauchemars stupides, qui continuaient de s’accrocher ? lui, m?me quand il avait les yeux ouverts; des angoisses aigu?s le p?n?traient comme des coups de couteau. Au milieu de la nuit, il s’?veilla, pris d’un d?sespoir si atroce qu’il en aurait hurl?; il s’enfon?a les draps dans la bouche, pour qu’on ne l’entend?t pas: il se sentait devenir fou. Il s’assit sur son lit, et il alluma. Il ?tait tremp? de sueur. Il se leva, il ouvrit sa valise, pour y chercher un mouchoir. Il mit la main sur une vieille Bible, que sa m?re avait cach?e au milieu de son linge. Christophe n’avait jamais beaucoup lu ce livre; mais ce lui fut un bien inexprimable de le trouver, en cet instant. Cette bible avait appartenu au grand-p?re, et au p?re du grand-p?re. Les chefs de la famille y avaient inscrit, sur une feuille blanche ? la fin, leurs noms et les dates importantes de leur vie: naissances, mariages, morts. Le grand-p?re avait marqu? au crayon, de sa grosse ?criture, les dates des jours o? il avait lu et relu chaque chapitre; le livre ?tait rempli de bouts de papier jauni, o? le vieux avait not? ses na?ves r?flexions. Cette Bible ?tait plac?e sur une planche, au-dessus de son lit; il la prenait pendant ses longues insomnies, conversant avec elle, plut?t qu’il ne la lisait. Elle lui avait tenu compagnie jusqu’? l’heure de la mort, comme elle avait tenu d?j? compagnie ? son p?re. Un si?cle des deuils et des joies de la famille se d?gageait de ce livre. Christophe se sentit moins seul, avec lui.