– «Ce n’est pas ma faute! Ce n’est pas ma faute!…» g?missaient ces grands enfants. Tout le long des cinq actes, qui se d?roulaient dans un cr?puscule perp?tuel – for?ts, cavernes, souterrains, chambre mortuaire, – de petits oiseaux des ?les se d?battaient ? peine. Pauvres petits oiseaux! jolis, ti?des et fins… Quelle peur ils avaient de la lumi?re trop vive, de la brutalit? des gestes, des mots, des passions, de la vie!… La vie n’est pas raffin?e. La vie ne se prend pas avec des gants…
Christophe entendait venir le roulement des canons qui allaient broyer cette civilisation ?puis?e, cette petite Gr?ce expirante.
?tait-ce ce sentiment de piti? orgueilleuse qui lui inspirait malgr? tout une sympathie pour cette ?uvre? Toujours est-il qu’elle l’int?ressait, plus qu’il n’en voulait convenir. Quoiqu’il persist?t ? r?pondre ? Sylvain Kohn, au sortir du th??tre, que «c’?tait tr?s fin, tr?s fin, mais que cela manquait de Schwung (d’?lan), et qu’il n’y avait pas l? assez de musique pour lui», il se gardait bien de confondre Pell?as avec les autres ?uvres musicales fran?aises. Il ?tait attir? par cette lampe qui br?lait au milieu du brouillard. Il apercevait encore d’autres lueurs, vives, fantasques, qui tremblotaient autour. Ces feux-follets l’intriguaient: il e?t voulu s’en approcher pour savoir comment ils brillaient; mais ils n’?taient pas faciles ? saisir. Ces libres musiciens que Christophe ne comprenait pas, et qu’il ?tait d’autant plus curieux d’observer, ?taient peu abordables. Ils semblaient manquer du grand besoin de sympathie qui poss?dait Christophe. ? part un ou deux, ils lisaient peu, connaissaient peu, d?siraient peu conna?tre. Presque tous vivaient ? l’?cart, isol?s, de fait et de volont?, enferm?s dans un cercle ?troit, – par orgueil, par sauvagerie, par d?go?t, par apathie. Si peu nombreux qu’ils fussent, ils ?taient divis?s en petits groupes rivaux, qui ne pouvaient vivre ensemble. Ils ?taient d’une susceptibilit? extr?me, et ne supportaient ni leurs ennemis, ni leurs rivaux, ni m?me leurs amis, quand ceux-ci osaient admirer un autre musicien, ou quand ils se permettaient de les admirer d’une fa?on ou trop froide, ou trop exalt?e, ou trop banale, ou trop excentrique. Il devenait excessivement difficile de les satisfaire. Chacun d’eux avait fini par accr?diter un critique, muni de sa patente, qui veillait jalousement au pied de la statue. Il n’y fallait point toucher. – Pour n’?tre compris que d’eux-m?mes, ils n’en ?taient pas mieux compris. Adul?s, d?form?s par l’opinion que leurs partisans avaient d’eux et qu’ils s’en faisaient eux-m?mes, ils perdaient pied dans la conscience qu’ils avaient de leur art et de leur g?nie. D’aimables fantaisistes se croyaient r?formateurs. Des artistes Alexandrins se posaient en rivaux de Wagner. Presque tous ?taient victimes de la surench?re. Il fallait qu’ils sautassent, chaque jour, plus haut qu’ils n’avaient saut?, la veille, et que leurs rivaux n’avaient saut?. Ces exercices de haute voltige ne leur r?ussissaient pas toujours; et cela n’avait d’attrait que pour quelques professionnels. Ils ne se souciaient pas du public; le public ne se souciait pas d’eux. Leur art ?tait un art sans peuple, une musique qui ne s’alimentait que dans la musique, dans le m?tier. Or Christophe avait l’impression, vraie ou fausse, qu’aucune musique, plus que celle de France, n’aurait eu besoin de chercher un appui en dehors d’elle. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d’?tai: elle ne pouvait se passer de litt?rature. Elle ne trouvait pas en elle assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas de volont?. Elle ?tait comme une femme alanguie, qui attend un m?le qui la prenne. Mais cette imp?ratrice de Byzance, au corps fluet, exsangue, et charg? de pierreries, ?tait entour?e d’eunuques: snobs, esth?tes, et critiques. La nation n’?tait pas musicienne; et tout cet engouement, bruyamment proclam? depuis vingt ans, pour Wagner, Beethoven, ou Bach, ou Debussy, ne d?passait gu?re une caste. Cette multiplication de concerts, cette mar?e envahissante de musique ? tout prix, ne r?pondaient pas ? un d?veloppement r?el du go?t public. C’?tait un surmenage de la mode, qui ne touchait que l’?lite et qui la d?traquait. La musique n’?tait vraiment aim?e que d’une poign?e de gens; et ce n’?taient pas toujours ceux qui s’en occupaient le plus: compositeurs et critiques. Il y a si peu de musiciens en France, qui aiment vraiment la musique!
Ainsi pensait Christophe; et il ne se disait pas que c’est partout ainsi, que m?me en Allemagne il n’y a pas beaucoup plus de vrais musiciens, et que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui n’y comprennent rien, mais la poign?e de gens qui l’aiment et qui le servent avec une fi?re humilit?. Les avait-il vus, en France? Cr?ateurs et critiques, – les meilleurs travaillaient en silence, loin du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux dou?s des compositeurs d’? pr?sent, tant d’artistes qui vivraient toute leur vie dans l’ombre, pour fournir plus tard ? quelque journaliste la gloire de les d?couvrir et de se dire leur ami, – et cette petite arm?e de savants laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d’eux-m?mes, relevaient pierre ? pierre la grandeur de la France pass?e, ou qui, s’?tant vou?s ? l’?ducation musicale du pays, pr?paraient la grandeur de la France ? venir. Combien il y avait l? d’esprits, dont la richesse, la libert?, la curiosit? universelle e?t attir? Christophe, s’il avait pu les conna?tre! Mais ? peine avait-il entrevu, en passant, deux ou trois d’entre eux; il ne les connaissait qu’? travers des caricatures de leur pens?e. Il ne voyait que leurs d?fauts, copi?s, exag?r?s par les singes de l’art et les commis voyageurs de la presse.
Cette pl?be musicale l’?c?urait surtout par son formalisme. Jamais il n’?tait question entre eux d’autre chose que de la forme. Du sentiment, du caract?re, de la vie, pas un mot! Pas un ne se doutait que tout vrai musicien vit dans un univers sonore, et que ses journ?es se d?roulent en lui, comme un flot de musique. La musique est l’air qu’il respire, le ciel qui l’enveloppe. M?me son ?me est musique; musique, tout ce qu’elle aime, hait, souffre, craint, esp?re. Une ?me musicale, quand elle aime un beau corps, le voit comme une musique. Les chers yeux qui la charment ne sont ni bleus, ni gris, ni bruns: ils sont musique; elle ?prouve, ? les voir, l’impression d’un accord d?licieux. Cette musique int?rieure est mille fois plus riche que celle qui l’exprime, et le clavier est inf?rieur ? celui qui en joue. Le g?nie se mesure ? la puissance de la vie, que t?che d’?voquer l’art, cet instrument imparfait. – Mais combien de gens s’en doutent en France? Pour ce peuple de chimistes, la musique semble n’?tre que l’art de combiner des sons. Ils prennent l’alphabet pour le livre. Christophe haussait les ?paules, quand il les entendait dire que, pour comprendre l’art, il faut faire abstraction de l’homme. Ils apportaient ? ce paradoxe une grande satisfaction: car ils croyaient ainsi se prouver leur musicalit?. Jusqu’? Goujart, ce niais qui n’avait jamais pu comprendre comment on pouvait faire pour se rappeler par c?ur une page de musique! – (il avait t?ch? de se faire expliquer ce myst?re par Christophe). – Ne pr?tendait-il pas maintenant lui enseigner que la grandeur d’?me de Beethoven et la sensualit? de Wagner n’avaient pas plus de part ? leur musique que le mod?le d’un peintre n’en a ? ses portraits!
– Cela prouve, finit par lui r?pondre Christophe, impatient?, que pour vous un beau corps n’a pas de prix artistique! Pas plus qu’une grande passion! Pauvre homme!… Vous ne vous doutez pas de tout ce que la beaut? d’une figure parfaite ajoute ? la beaut? de la peinture qui la retrace, comme la beaut? d’une grande ?me ? la beaut? de la musique qui la refl?te?… Pauvre homme!… Le m?tier seul vous int?resse? Pourvu que ?a soit de l’ouvrage bien fait, cela vous est ?gal ce que l’ouvrage veut dire?… Pauvre homme!… Vous ?tes comme ces gens qui n’?coutent pas ce que dit l’orateur, mais le son de sa voix, qui regardent sans comprendre ses gesticulations, et qui trouvent qu’il parle diablement bien?… Pauvre homme! Pauvre homme!… Bougre de cr?tin.