Mais Christophe se rendait compte qu’il ne pouvait juger. Il ?tait assourdi par le bruit de la foire aux paroles. Impossible d’entendre les jolis airs de fl?te, qui se perdaient au milieu. Parmi ces ?uvres de volupt?, il en ?tait au fond desquelles souriait sur le ciel limpide la ligne harmonieuse des collines de l’Attique, – tant de talent et de gr?ce, une douceur de vivre, une finesse de style, une pens?e pareille aux langoureux adolescents de P?rugin et du jeune Rapha?l, qui, les yeux ? demi-clos, sourient ? leur r?ve amoureux. Christophe n’en voyait rien. Rien ne pouvait lui r?v?ler les courants de l’esprit. Un fran?ais aurait eu lui-m?me grand’peine ? s’y reconna?tre. Et la seule constatation qu’il lui ?tait permis de faire, c’?tait de ce d?bordement d’?criture, qui avait l’air d’une calamit? publique. Il semblait que tout le monde ?criv?t: hommes, femmes et enfants, officiers, com?diens, gens du monde et forbans. Une vraie ?pid?mie.
Christophe renon?a, pour l’instant ? se faire une opinion. Il sentait qu’un guide, comme Sylvain Kohn, ne pourrait que l’?garer tout ? fait. L’exp?rience qu’il avait eue en Allemagne d’un c?nacle litt?raire le mettait justement en d?fiance; il ?tait sceptique ? l’?gard des livres et des revues: savait-on s’ils ne repr?sentaient pas simplement l’opinion d’une centaine de d?s?uvr?s, ou m?me si l’auteur n’?tait pas tout le public ? lui tout seul? Le th??tre donnait une id?e plus exacte de la soci?t?. Il tenait ? Paris, dans la vie quotidienne, une place exorbitante. C’?tait un restaurant pantagru?lique, qui ne suffisait pas ? assouvir l’app?tit de ces deux millions d’hommes. Une trentaine de grands th??tres, sans parler des sc?nes de quartier, des caf?s-concerts, des spectacles divers, – une centaine de salles, chaque soir, presque toutes pleines. Un peuple d’acteurs et d’employ?s. Les quatre th??tres subventionn?s occupant ? eux seuls pr?s de trois mille personnes, et d?pensant dix millions. Paris entier rempli de gloire des cabots. ? chaque pas, d’innombrables photos, dessins, caricatures, r?p?taient leurs grimaces, les gramophones leur nasillement, les journaux leurs jugements sur l’art et sur la politique. Ils avaient leur presse sp?ciale. Ils publiaient leurs m?moires h?ro?ques et familiers. Parmi les autres Parisiens, ces grands enfants fl?neurs qui passaient leur temps ? se singer, ces singes complets tenaient le sceptre; et les auteurs dramatiques ?taient leurs chambellans. Christophe pria Sylvain Kohn de l’introduire dans le royaume des reflets et des ombres.
Mais Sylvain Kohn n’?tait pas un guide plus s?r dans ce pays que dans celui des livres, et la premi?re impression que Christophe eut, gr?ce ? lui, des th??tres parisiens, ne fut pas moins repoussante que celle de ses premi?res lectures. Il semblait que partout r?gn?t le m?me esprit de prostitution c?r?brale.
Il y avait deux ?coles parmi les marchands de plaisir. L’une ?tait ? la bonne vieille mode, la fa?on nationale, le gros plaisir bien sal?, ? la bonne franquette, la joie de la laideur, des digestions copieuses, des difformit?s physiques, les gens en cale?on, les plaisanteries de corps de garde, la bisque, le poivre rouge, les viandes faisand?es, les cabinets particuliers, – «cette m?le franchise» comme disent ces gens-l?, qui pr?tend concilier la gaillardise et la morale, parce qu’apr?s quatre actes de chienneries, elle ram?ne le triomphe du Code en jetant, au hasard de quelque imbroglio, la femme l?gitime dans le lit du mari qu’elle voulait cocufier: – (pourvu que la loi soit sauve, la vertu l’est aussi) – cette honn?tet? grivoise, qui d?fend le mariage, en lui donnant les allures de la d?bauche: – le genre gaulois.
L’autre ?cole ?tait modern-style. Elle ?tait beaucoup plus raffin?e, plus ?c?urante aussi. Les Juifs parisianis?s (et les chr?tiens juda?s?s), qui foisonnaient au th??tre, y avaient introduits le mic-mac de sentiments, qui est le trait distinctif d’un cosmopolitisme d?g?n?r?. Ces fils qui rougissaient de leur p?re s’appliquent ? renier la conscience de leur race; ils n’y r?ussissaient que trop. Apr?s avoir d?pouill? leur ?me s?culaire, il ne leur restait plus de personnalit? que pour m?ler les valeurs intellectuelles et morales des autres peuples: ils en faisaient une mac?doine, une olla podrida [7]: c’?tait leur fa?on d’en jouir. Ceux qui ?taient les ma?tres du th??tre ? Paris excellaient ? battre ensemble l’ordure et le sentiment, ? donner ? la vertu un parfum de vice, au vice un parfum de vertu, ? intervertir toutes les relations d’?ge, de sexe, de famille, d’affections. Leur art avait ainsi une odeur sui generis [8], qui sentait bon et mauvais ? la fois, c’est-?-dire tr?s mauvais: ils nommaient cela «amoralisme».
Un de leurs h?ros de pr?dilection ?tait alors le vieillard amoureux. Leur th??tre en offrait une riche galerie de portraits. Ils trouvaient dans la peinture de ce type l’occasion d’?taler mille d?licatesses. Tant?t le h?ros sexag?naire avait sa fille pour confidente; il lui parlait de sa ma?tresse; elle lui parlait de ses amants; ils se conseillaient fraternellement; le bon p?re aidait sa fille dans ses adult?res; la bonne fille s’entremettait aupr?s de la ma?tresse infid?le, la suppliait de revenir, la ramenait au bercail. Tant?t le digne vieillard se faisait le confident de sa ma?tresse; il causait avec elle des amants qu’elle avait, sollicitait le r?cit de ses libertinages, et m?me il finissait par y trouver plaisir. On voyait des amants, gentlemen accomplis, qui ?taient les intendants gag?s de leurs anciennes ma?tresses, veillaient sur leur commerce et leurs accouplements. Les femmes du monde volaient. Les hommes ?taient maquereaux, les filles lesbiennes. Tout cela, dans le meilleur monde: le monde riche, – le seul qui compt?t. Car il permettait d’offrir aux clients sous le couvert des s?ductions du luxe, une marchandise avari?e. Ainsi maquill?e, elle s’enlevait sur la place; les jeunes femmes et les vieux messieurs en faisaient leurs d?lices. Il se d?gageait de l? un fumet de cadavre et de pastilles du s?rail.
Leur style n’?tait pas moins m?l? que leurs sentiments. Ils s’?taient fait un argot composite, d’expressions de toutes classes et de tous pays, p?dantesque, chatnoiresque, classique, lyrique, pr?cieux, poisseux, poissard, mixture de coq-?-l’?ne, d’aff?teries, de grossi?ret?s et de mots d’esprit, qui semblaient avoir un accent ?tranger. Ironiques, et dou?s d’un humour bouffon, ils n’avaient pas beaucoup d’esprit naturel; mais, adroits comme ils ?taient, ils en fabriquaient assez habilement, ? l’instar de Paris. Si la pierre n’?tait pas toujours de la plus belle eau, et si presque toujours la monture ?tait d’un go?t baroque et surcharg?, du moins cela brillait aux lumi?res: c’?tait tout ce qu’il fallait. Intelligents d’ailleurs, bons observateurs, mais observateurs myopes, les yeux d?form?s depuis des si?cles par la vie de comptoir, examinant les sentiments ? la loupe, grossissant les choses menues et ne voyant pas les grandes, avec une pr?dilection marqu?e pour les oripeaux, ils ?taient incapables de peindre autre chose que ce qui semblait ? leur snobisme de parvenus l’id?al de l’?l?gance: une poign?e de viveurs fatigu?s et d’aventuriers, qui se disputaient la jouissance de quelque argent vol? et de femelles sans vertu.
Parfois la vraie nature de ces ?crivains juifs se r?veillait, montait des lointains de leur ?tre, ? propos d’on ne savait quels ?chos myst?rieux provoqu?s par le choc d’un mot. Alors, c’?tait un amalgame ?trange de si?cles et de races, un souffle du D?sert, qui par del? les mers, apportait dans ces alc?ves parisiennes des relents de bazar turc, l’?blouissement des sables, des hallucinations, une sensualit? ivre, une puissance d’invectives, une n?vrose enrag?e, ? deux doigts des convulsions, une fr?n?sie de d?truire, – Samson, qui brusquement assis depuis des si?cles dans l’ombre se l?ve comme un lion, et secoue avec rage les colonnes du temple qui s’?croulent sur lui et sur la race ennemie.
Christophe se boucha le nez, et dit ? Sylvain Kohn:
– Il y a de la force l?-dedans; mais elle pue. Assez! Allons voir autre chose.
– Quoi? demanda Sylvain Kohn.
– La France.
– La voil?! dit Kohn.
– Ce n’est pas possible, fit Christophe. La France n’est pas ainsi.
– La France, comme l’Allemagne.
– Je n’en crois rien. Un peuple qui serait ainsi n’en aurait pas pour vingt ans: il sent d?j? le pourri. Il y a autre chose.
– Il n’y a rien de mieux.
– Il y a autre chose, s’ent?ta Christophe.
– Oh! nous avons aussi de belles ?mes, dit Sylvain Kohn, et des th??tres, ? leur mesure. Est-ce l? ce qu’il vous faut? On peut vous en offrir.
Il conduisit Christophe au Th??tre Fran?ais.
On jouait, ce soir-l?, une com?die moderne, en prose, qui traitait d’une question juridique.
D?s les premiers mots, Christophe ne sut plus dans quel monde cela se passait. Les voix des acteurs ?taient d?mesur?ment amples, lentes, graves, compass?es; elles articulaient toutes les syllabes, comme si elles voulaient donner des le?ons de diction; elles paraissaient scander perp?tuellement des alexandrins, avec des hoquets tragiques. Les gestes ?taient solennels et presque hi?ratiques. L’h?ro?ne, drap?e de son peignoir comme d’un peplum grec, le bras lev?, la t?te baiss?e, jouait l’Antigone toujours, et souriait d’un sourire d’?ternel sacrifice, en modulant les notes les plus profondes de son beau contralto. Le p?re noble marchait d’un pas de ma?tre d’armes, avec une dignit? fun?bre, un romantisme en habit noir. Le jeune premier se contractait froidement la gorge pour en tirer des pleurs. La pi?ce ?tait ?crite en style de trag?die-feuilleton: c’?taient des mots abstraits, des ?pith?tes bureaucratiques, des p?riphrases acad?miques. Pas un mouvement, pas un cri impr?vu. Du commencement ? la fin, un m?canisme d’horloge, un probl?me pos?, un sch?ma dramatique, un squelette de pi?ce, et dessus, point de chair, des phrases de livre. Au fond de ces discussions qui voulaient para?tre hardies, des id?es timor?es, une ?me de petit bourgeois gourm?.