Il constatait d’ailleurs que le public fran?ais n’?tait pas de son avis et qu’il applaudissait fort. Cela ne contribuait pas ? dissiper le malentendu: il voyait ce th??tre au travers du public; et il reconnaissait dans les Fran?ais modernes certains traits, d?form?s, des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le visage fl?tri d’une vieille coquette les traits purs de sa fille: le spectacle est peu propre ? faire na?tre l’illusion amoureuse!… Comme les gens d’une m?me famille, qui sont habitu?s ? se voir, les Fran?ais ne s’apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en ?tait frapp?, et il l’exag?rait: il ne voyait plus qu’elle. L’art d’aujourd’hui lui semblait offrir les caricatures des grands anc?tres; et les grands anc?tres, ? leur tour, lui apparaissaient en caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lign?e de rh?teurs po?tiques, enrag?s ? placer partout des cas de conscience sublimes et absurdes. Et Racine se confondait avec sa post?rit? de petits psychologues parisiens, pench?s pr?tentieusement sur leurs c?urs.
Tous ces vieux ?coliers ne sortaient pas de leurs classiques. Les critiques continuaient ind?finiment ? discuter sur Tartuffe et sur Ph?dre. Ils ne s’en lassaient point. Ils se d?lectaient, vieillards, des m?mes plaisanteries qui avaient fait leurs d?lices, quand ils ?taient enfants. Il en serait ainsi jusqu’? la fin de la race. Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enracin? le culte de ses arri?re-grands-p?res. Le reste de l’univers ne l’int?ressait point. Combien n’avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait ?t? ?crit en France, sous le Grand Roi! Leurs th??tres ne jouaient ni G?the, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel, ni Strindberg, ni Lope, ni Calderon, ni aucun des grands hommes d’aucune des autres nations, ? part la Gr?ce antique, dont ils se disaient les h?ritiers, – (comme tous les peuples d’Europe). De loin en loin, ils ?prouvaient le besoin d’enr?ler Shakespeare. C’?tait la pierre de touche. Il y avait parmi eux deux ?coles d’interpr?tes: les uns jouaient le Roi Lear, avec un r?alisme bourgeois, comme une com?die d’?mile Augier; les autres faisaient d’Hamlet un op?ra, avec des airs de bravoure et des vocalises ? la Victor Hugo. Il ne leur venait point ? l’id?e que la r?alit? p?t ?tre po?tique, ni la po?sie une langue spontan?e, pour des c?urs d?bordants de vie. Shakespeare paraissait faux. On en revenait vite ? Rostand.
Cependant, depuis vingt ans, un effort ?tait fait pour renouveler le th??tre; le cercle ?troit de la litt?rature parisienne s’?tait ?largi; elle touchait ? tout, avec un semblant d’audace. M?me, deux ou trois fois, la m?l?e du dehors, la vie publique avait crev?, d’une pouss?e, le rideau des conventions. Mais ils se d?p?chaient de recoudre les d?chirures. C’?taient des p?res douillets, qui avaient peur de voir les choses comme elles sont. Un esprit de soci?t?, une tradition classique, une routine de l’esprit et de la forme, un manque de s?rieux profond; les emp?chaient d’aller jusqu’au bout de leurs audaces. Les probl?mes les plus poignants devenaient des jeux ing?nieux; et tout se ramenait finalement ? des questions de femmes, – de petites femmes. ? la triste figure que faisaient sur leurs tr?teaux les fant?mes des grands hommes: l’Anarchie h?ro?que d’Ibsen, l’?vangile de Tolstoy, le Surhomme de Nietzsche!…
Les ?crivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l’air de penser des choses nouvelles. Au fond, ils ?taient tous conservateurs. Il n’?tait pas en Europe de litt?rature o? r?gn?t plus g?n?ralement le pass?, «l’?ternel hier»: dans les grandes Revues, dans les grands journaux, dans les th??tres subventionn?s, dans les Acad?mies. Paris ?tait en litt?rature ce que Londres ?tait en politique: le frein mod?rateur de l’esprit europ?en. L’Acad?mie fran?aise ?tait une Chambre des Lords. Des institutions de l’Ancien R?gime persistaient ? imposer leur norme d’autrefois ? la soci?t? nouvelle. Les ?l?ments r?volutionnaires ?taient rejet?s ou assimil?s promptement. Ils ne se demandaient qu’? l’?tre. M?me quand le gouvernement affectait en politique des allures socialistes, en art il se mettait ? la remorque des ?coles Acad?miques. Contre les Acad?mies, on ne luttait qu’? coups de c?nacles; et on luttait fort mal. Car aussit?t qu’un du c?nacle le pouvait, il enjambait dans une Acad?mie et devenait plus acad?mique que les autres. Au reste, que l’?crivain f?t ? l’avant-garde, ou dans les fourgons de l’arm?e, il ?tait prisonnier de son groupe et des id?es de son groupe. Les uns s’enfermaient dans leur Credo acad?mique, les autres dans leur Credo r?volutionnaire; et, au bout du compte, c’?taient toujours les m?mes ?ill?res.
Pour r?veiller Christophe, Sylvain Kohn lui proposa encore de le mener ? des th??tres d’un genre sp?cial, – le dernier mot du raffinement. On y voyait des meurtres, des viols, des folies, les tortures, yeux arrach?s, ventres ?trip?s, tout ce qui pouvait secouer les nerfs et satisfaire la barbarie cach?e d’une ?lite trop civilis?e. Cela exer?ait un attrait sur un public de jolies femmes et de mondains, – les m?mes qui allaient bravement s’enfermer pendant des apr?s-midi dans les salles ?touffantes du Palais du Justice, pour suivre des proc?s scandaleux, en bavardant, riant, et croquant des bonbons. Mais Christophe refusa avec indignation. Plus il avan?ait dans cet art, plus il sentait se pr?ciser l’odeur, qui, d?s les premiers pas, l’avait saisi, sournoise, puis tenace, suffocante: l’odeur de mort.
La mort: elle ?tait partout, sous ce luxe, sous ce bruit. Christophe s’expliquait la r?pulsion qu’il avait tout d’abord ?prouv?e pour certaines de ces ?uvres. Ce n’?tait pas leur immoralit? qui le choquait. Moralit?, immoralit?, amoralit?, – ces mots ne veulent rien dire. Christophe ne s’?tait jamais fait de th?ories morales; il aimait dans le pass? de tr?s grands po?tes et de tr?s grands musiciens, qui n’?taient pas de petits saints; quand il avait la chance de rencontrer un grand artiste, il ne lui demandait pas son billet de confession; il lui demandait plut?t.
– Es-tu sain?
?tre sain, tout est l?. «Si le po?te est malade, qu’il commence par se gu?rir, dit G?the. Quand il sera gu?ri, il ?crira.»
Les ?crivains parisiens ?taient malades; ou, quand l’un ?tait sain, il en avait honte; il s’en cachait, il t?chait de se donner une bonne maladie. Leur mal ne se r?v?lait pas ? tel trait de leur art: – ? l’amour du plaisir, ? la licence extr?me de la pens?e, ? l’esprit de critique destructeur. Tous ces traits pouvaient ?tre – ?taient suivant les cas, – sains ou malsains; il n’y avait en eux aucun germe de mort. Si la mort ?tait l?, elle ne venait pas de ces forces, elle venait de leur emploi par ces gens, elle ?tait dans ces gens. – Et lui aussi, Christophe, aimait le plaisir. Lui aussi, aimait la libert?. Il avait soulev? contre lui l’opinion de sa petite ville allemande, par sa franchise ? soutenir des id?es, qu’il retrouvait maintenant, pr?n?es par ces Parisiens, et qui, pr?n?es par eux, maintenant le d?go?taient. Les m?mes id?es, pourtant. Mais elles ne sonnaient plus de m?me. Quand Christophe, impatient, secouait le joug des ma?tres du pass?, quand il partait en guerre contre l’esth?tique et la morale pharisiennes, ce n’?tait pas un jeu pour lui, comme pour ces beaux esprits; il ?tait s?rieux, terriblement s?rieux; et sa r?volte avait pour but la vie, la vie f?conde, grosse des si?cles ? venir. Chez ces gens, tout allait ? la jouissance st?rile. St?rile. St?rile. C’?tait le mot de l’?nigme. Une d?bauche inf?conde de la pens?e et des sens. Un art brillant, plein d’esprit, d’habilet?, – une belle forme, certes, une tradition de la beaut?, qui se maintenait indestructible, en d?pit des alluvions ?trang?res – un th??tre qui ?tait du th??tre, un style qui ?tait un style, des auteurs qui savaient leur m?tier, des ?crivains qui savaient ?crire, le squelette assez beau d’un art, d’une pens?e, qui avaient ?t? puissants. Mais un squelette. Des mots qui tintent, des phrases qui sonnent, des froissements m?talliques d’id?es qui se heurtent dans le vide, des jeux d’esprit, des cerveaux sensuels, et des sens raisonneurs. Tout cela ne servait ? rien, qu’? jouir ?go?stement. Cela allait ? la mort. Ph?nom?ne analogue ? celui de l’effrayante d?population de la France, que l’Europe observait – escomptait – en silence. Tant d’esprit et d’intelligence, des sens si affin?s, se d?pensaient en une sorte d’onanisme honteux! Ils ne s’en doutaient point. Ils riaient. C’?tait m?me la seule chose qui rassur?t Christophe: ces gens-l? savaient encore bien rire; tout n’?tait pas perdu. Il les aimait beaucoup moins, quand ils voulaient se prendre au s?rieux; et rien ne le blessait autant que de voir des ?crivains, qui ne cherchaient dans l’art qu’un instrument de plaisir, se donner comme les pr?tres d’une religion d?sint?ress?e:
– Nous sommes des artistes, r?p?tait avec complaisance Sylvain Kohn. Nous faisons de l’art pour l’art. L’art est toujours pur; il n’a rien que de chaste. Nous explorons la vie, en touriste que tout amuse. Nous sommes les curieux de rares volupt?s, les ?ternels Don Juan amoureux de la beaut?.
– Vous ?tes des hypocrites, finit par riposter Christophe. Pardonnez-moi de vous le dire. Je croyais jusqu’ici qu’il n’y avait que mon pays qui l’?tait. En Allemagne nous avons l’hypocrisie de parler toujours d’id?alisme, en poursuivant toujours notre int?r?t; et nous nous persuadons que nous sommes id?alistes, en ne pensant qu’? notre ?go?sme. Mais vous ?tes bien pires: vous couvrez du nom d’Art et de Beaut? (avec une majuscule) votre luxure nationale, – quand vous n’abritez point votre Pilatisme moral sous le nom de V?rit?, de Science, de Devoir intellectuel, qui se lave les mains des cons?quences possibles de ses recherches hautaines. L’art pour l’art!… Une foi magnifique! Mais la foi seulement des forts. L’art! ?treindre la vie, comme l’aigle sa proie, et l’emporter dans l’air, s’?lever avec elle dans l’espace serein!… Pour cela, il faut des serres, de vastes ailes, et un c?ur puissant. Mais vous n’?tes que des moineaux, qui, quand ils ont trouv? quelque morceau de charogne, le d?p?cent sur place et se le disputent en piaillant… L’art pour l’art!… Malheureux! L’art n’est pas une vile p?ture, livr?e aux vils passants. Une jouissance, certes, et de toutes la plus enivrante. Mais elle n’est le prix que d’une lutte acharn?e, et son laurier couronne la victoire de la force. L’art est la vie dompt?e. L’empereur de la vie. Quand on veut ?tre C?sar, il faut en avoir l’?me. Vous n’?tes que des rois de th??tre: c’est un r?le que vous jouez, vous n’y croyez m?me pas. Et, comme ces acteurs, qui se font gloire de leurs difformit?s, vous faites de la litt?rature avec les v?tres. Vous cultivez amoureusement les maladies de votre peuple, sa peur de l’effort, son amour du plaisir, des id?ologies sensuelles, de l’humanitarisme chim?rique, de tout ce qui engourdit voluptueusement la volont? et peut lui enlever toutes ses raisons d’agir. Vous le menez droit aux fumeries d’opium. Et vous le savez bien; mais vous ne le dites point: la mort est au bout. – Eh bien, moi, je dis: O? est la mort, l’art n’est point. L’art, c’est ce qui fait vivre. Mais les plus honn?tes d’entre vos ?crivains sont si l?ches que, m?me quand le bandeau leur est tomb? des yeux, ils affectent de ne pas voir; ils ont le front de dire: