– Ah! fit-il avec importance, c’est bien f?cheux, bien f?cheux. La vie est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais ?normes. Et tous ces employ?s…
Christophe l’interrompit avec m?pris:
– Je ne te demande pas d’argent.
Diener fut d?contenanc?. Christophe continua:
– Tes affaires vont bien? Tu as une belle client?le?
– Oui, oui, pas mal, Dieu merci… dit prudemment Diener. (Il se m?fiait.)
Christophe lui lan?a un regard furieux, et reprit:
– Tu connais beaucoup de monde dans la colonie allemande?
– Oui.
– Eh bien, parle de moi. Ils doivent ?tre musiciens. Ils ont des enfants. Je donnerai des le?ons.
Diener prit un air embarrass?.
– Qu’est-ce encore? fit Christophe. Est-ce que tu doutes par hasard que j’en sache assez pour un pareil m?tier?
Il demandait un service, comme si c’?tait lui qui le rendait. Diener qui n’e?t jamais rien fait pour Christophe que pour avoir le plaisir de le sentir son oblig?, ?tait bien r?solu ? ne pas remuer un doigt pour lui.
– Tu en sais mille fois plus qu’il n’en faut… Seulement…
– Eh bien?
– Eh bien, c’est difficile, tr?s difficile, vois-tu, ? cause de ta situation.
– Ma situation?
– Oui… Enfin, cette affaire, ce proc?s… Si cela venait ? se savoir. C’est difficile pour moi. Cela peut me faire beaucoup de tort.
Il s’arr?ta, voyant le visage de Christophe se d?composer de col?re; et il se h?ta d’ajouter:
– Ce n’est pas pour moi… Je n’ai pas peur… Ah si j’?tais seul!… C’est mon oncle… Tu sais la maison est ? lui, je ne peux rien sans lui…
De plus en plus effray? par la figure de Christophe et par l’explosion qui se pr?parait, il dit pr?cipitamment – (il n’?tait pas mauvais au fond; l’avarice et la vanit? luttaient en lui: il e?t voulu obliger Christophe mais ? bon compte):
– Veux-tu cinquante francs?
Christophe devint cramoisi. Il marcha vers Diener, d’une telle fa?on que celui-ci recula en toute h?te jusqu’? la porte, qu’il ouvrit, pr?t ? appeler. Mais Christophe se contenta d’approcher de lui sa t?te congestionn?e:
– Cochon! dit-il, d’une voix retentissante.
Il le repoussa du chemin, et sortit, au milieu des employ?s. Sur le seuil, il cracha de d?go?t.
Il marchait ? grands pas dans la rue. Il ?tait ivre de col?re. La pluie le d?grisa. O? allait-il? Il ne savait. Il ne connaissait personne. Il s’arr?ta, pour r?fl?chir, devant une librairie, et il regardait, sans voir, les livres ? l’?talage. Sur une couverture, un nom d’?diteur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, apr?s un instant, que c’?tait le nom de la maison o? ?tait employ? Sylvain Kohn. Il prit note de l’adresse… Que lui importait? Il n’irait certainement pas… Pourquoi n’irait-il pas? Si ce gueux de Diener, qui avait ?t? son ami, le recevait ainsi, qu’avait-il ? attendre d’un dr?le qu’il avait trait? sans m?nagement et qui devait le ha?r? D’inutiles humiliations? Son sang se r?voltait. – Mais un fond de pessimisme natif, qui lui venait peut-?tre de son ?ducation chr?tienne, le poussait ? ?prouver jusqu’au bout la vilenie des gens.
– Je n’ai pas le droit de faire des fa?ons. Il faut avoir tout tent?, avant de crever.
Une voix ajoutait en lui:
– Et je ne cr?verai pas.
Il s’assura de nouveau de l’adresse, et il alla chez Kohn. Il ?tait d?cid? ? lui casser la figure, ? la premi?re impertinence.
La maison d’?dition se trouvait dans le quartier de la Madeleine. Christophe monta ? un salon du premier ?tage, et demanda Sylvain Kohn. Un employ? ? livr?e lui r?pondit «qu’il ne connaissait pas». Christophe, ?tonn?, crut qu’il pronon?ait mal, et il r?p?ta la question; mais l’employ?, apr?s avoir ?cout? attentivement, affirma qu’il n’y avait personne de ce nom dans la maison. Tout d?contenanc?, Christophe s’excusait, et il allait sortir, quand au fond d’un corridor une porte s’ouvrit; et il vit Kohn lui-m?me, qui reconduisait une dame. Sous le coup de l’affront qu’il venait de subir de Diener, il ?tait dispos? ? croire en ce moment que tout le monde se moquait de lui. Sa premi?re pens?e fut donc que Kohn l’avait vu venir, et qu’il avait donn? l’ordre au gar?on de dire qu’il n’?tait pas l?. Une telle impudence le suffoqua. Il partait, indign?, lorsqu’il s’entendit appeler. Kohn de ses yeux per?ants, l’avait reconnu de loin; et il courait ? lui, le sourire aux l?vres, les mains tendues, avec toutes les marques d’une joie exag?r?e.
Sylvain Kohn ?tait petit, trapu, la face enti?rement ras?e, ? l’am?ricaine, le teint trop rouge, les cheveux trop noirs, une figure large et massive, aux traits gras, les yeux petits, pliss?s, fureteurs, la bouche un peu de travers, un sourire lourd et malin. Il ?tait mis avec une ?l?gance, qui cherchait ? dissimuler les d?fectuosit?s de sa taille, ses ?paules hautes et la largeur de ses hanches. C’?tait l? l’unique chose qui chagrin?t son amour propre; il e?t accept? de bon c?ur quelques coups de pied au derri?re pour avoir deux ou trois pouces de plus et la taille mieux prise. Pour le reste, il ?tait fort satisfait de lui; il se croyait irr?sistible. Le plus fort est qu’il l’?tait. Ce petit juif allemand, ce lourdaud, s’?tait fait le chroniqueur et l’arbitre des ?l?gances parisiennes. Il ?crivait de fades courriers mondains, d’un raffinement compliqu?. Il ?tait le champion du beau style fran?ais, de l’?l?gance fran?aise, de la galanterie fran?aise, de l’esprit fran?ais, – R?gence, talon rouge, Lauzun. On se moquait de lui; mais cela ne l’emp?chait point de r?ussir. Ceux qui disent que le ridicule tue ? Paris ne connaissent point Paris: bien loin d’en mourir, il y a des gens qui en vivent; ? Paris, le ridicule m?ne ? tout, m?me ? la gloire, m?me aux bonnes fortunes. Sylvain Kohn n’en ?tait plus ? compter les d?clarations que lui valaient, chaque jour, ses marivaudages francfortois.
Il parlait avec un accent lourd et une voix de t?te.
– Ah! voil? une surprise! criait-il gaiement, en secouant la main de Christophe dans ses mains boudin?es aux doigts courts, qui semblaient tass?s dans une peau trop ?troite. Il ne pouvait se d?cider ? l?cher Christophe. On e?t dit qu’il retrouvait son meilleur ami. Christophe interloqu?, se demandait si Kohn se moquait de lui. Mais Kohn ne se moquait pas. Ou bien, s’il se moquait, ce n’?tait pas plus qu’? l’ordinaire. Kohn n’avait pas de rancune: il ?tait trop intelligent pour cela. Il y avait beau temps qu’il avait oubli? les mauvais traitements de Christophe; et, s’il s’en ?tait souvenu, il ne s’en f?t gu?re souci?. Il ?tait ravi de cette occasion de se faire voir ? un ancien camarade, dans l’importance de ses fonctions nouvelles et l’?l?gance de ses mani?res parisiennes. Il ne mentait pas, en disant sa surprise: la derni?re chose du monde ? laquelle il se f?t attendu ?tait bien une visite de Christophe; et s’il ?tait trop avis? pour ne pas savoir d’avance qu’elle avait un but int?ress?, il ?tait des mieux dispos?s ? l’accueillir, par ce seul fait qu’elle ?tait un hommage rendu ? son pouvoir.
– Et vous venez du pays? Comment va la maman? demandait-il avec une familiarit? qui, en un autre jour, e?t choqu? Christophe, mais qui lui faisait du bien, maintenant, dans cette ville ?trang?re.
– Mais comment se fait-il, demanda Christophe, encore un peu soup?onneux, qu’on m’ait r?pondu tout ? l’heure que Monsieur Kohn n’?tait pas l??
– Monsieur Kohn n’est pas l?, dit Sylvain Kohn, en riant. Je ne me nomme plus Kohn. Je m’appelle Hamilton.
Il s’interrompit.
– Pardon! fit-il.
Il alla serrer la main ? une dame qui passait, et grima?a des sourires. Puis il revint. Il expliqua que c’?tait une femme de lettres, c?l?bre par des romans d’une volupt? br?lante. La moderne Sapho avait une d?coration violette ? son corsage, des formes plantureuses, et des cheveux blond ardent sur une figure r?jouie et pl?tr?e; elle disait des choses pr?tentieuses d’une voix m?le, qui avait un accent franc-comtois.
Kohn se remit ? questionner Christophe. Il s’informait de tous les gens du pays, demandait ce qu’?tait devenu celui-ci celui-l?, mettant une coquetterie ? montrer qu’il se souvenait de tous. Christophe avait oubli? son antipathie; il r?pondait, avec une cordialit? reconnaissante, donnant une foule de d?tails, qui ?taient absolument indiff?rents ? Kohn, et qu’il interrompit de nouveau.
– Pardon, fit-il encore.
Et il alla saluer une autre visiteuse.
– Ah! ?a, demanda Christophe, il n’y a donc que les femmes qui ?crivent en France?
Kohn se mit ? rire, et dit avec fatuit?:
– La France est femme, mon cher. Si vous voulez arriver, faites-en votre profit.
Christophe n’?couta point l’explication, et continua les siennes. Kohn, pour y mettre fin, demanda:
– Mais comment diable, ?tes-vous ici?
Voil?! pensa Christophe. Il ne savait rien. C’est pourquoi il ?tait si aimable. Tout va changer, quand il saura.
Il mit un point d’honneur ? conter tout ce qui pouvait le compromettre: la rixe avec les soldats, les poursuites contre lui, sa fuite du pays.
Kohn se tordit de rire:
– Bravo! criait-il, bravo! Ah! la bonne histoire!
Il lui serra la main chaleureusement. Il ?tait enchant? de tout pied de nez ? l’autorit?; et celui-ci l’amusait d’autant plus qu’il connaissait les h?ros de l’histoire: le c?t? comique lui en apparaissait.