Nulle part, le mensonge poétique ne s’étalait avec plus d’insolence que dans le drame héroïque. Ils se faisaient du héros une conception burlesque:
«L’important, c’est d’avoir une âme magnifique,
Un œil d’aigle, un front large et haut comme un portique,
Un air puissant et grave, émouvant, radieux,
Un cœur plein de frissons, du rêve plein les yeux.»
De tels vers étaient pris au sérieux. Sous l’affublement des grands mots, des panaches, des parades de théâtre avec des épées de fer-blanc et des casques en carton, on retrouvait toujours l’incurable futilité d’un Sardou, l’intrépide vaudevilliste, qui jouait Guignol avec l’histoire. À quoi pouvait répondre, dans la réalité, l’absurde héroïsme d’un Cyrano? Ces gens-là remuaient le ciel et la terre, ils faisaient sortir de leurs tombeaux l’Empereur et ses légions, les bandes de la Ligue, les condottieri [9] de la Renaissance, tous les cyclones humains qui dévastèrent l’univers: – et c’était pour montrer quelque fantoche, impassible dans les massacres, entouré d’armées de reîtres et de sérails de captives, qui se consumait d’un amour de petit bêta romanesque pour une femme qu’il avait vue, dix ou quinze ans avant, – ou le roi Henri IV, qui allait se faire assassiner, parce que sa maîtresse ne l’aimait pas!
C’est ainsi que ces bonnes gens jouaient les rois et les héros de chambre. Dignes rejetons des illustres benêts du temps du Grand Cyrus, ces Gascons de l’idéal, – Scudéry, La Calprenède, – chantres du faux héroïsme, de l’héroïsme impossible, qui est l’ennemi du vrai… Christophe remarquait avec étonnement que les Français, qui se disent si fins, n’avaient pas le sens du ridicule.
Mais ce qui passait tout, c’était quand la religion était à la mode! Alors, pendant le carême, des comédiens lisaient au théâtre de la Gaîté les sermons de Bossuet, avec accompagnement d’orgue. Des auteurs israélites écrivaient pour des actrices israélites des tragédies sur sainte Thérèse. On jouait Chemin de Croix à la Bodinière, L’Enfant Jésus à l’Ambigu, la Passion à la Porte-Saint -Martin, Jésus à l’Odéon, des Suites d’orchestre sur le Christ, au Jardin d’Acclimatation. Quelque brillant causeur, un poète de l’amour voluptueux, faisait au Châtelet une conférence sur la Rédemption. Naturellement, de tout l’Évangile, ce que ces snobs avaient le mieux retenu, c’était Pilate et la Madeleine: – «Qu’est-ce que la Vérité ?» et la vierge folle. – Et leurs Christs boulevardiers étaient d’affreux bavards, au courant des dernières ficelles de la casuistique [10] mondaine.
Christophe dit:
– Cela, c’est le pire de tout. C’est le mensonge incarné. J’étouffe. Sortons d’ici!
Un grand art classique se maintenait pourtant au milieu de ces industries modernes, comme les ruines des temples antiques parmi les constructions prétentieuses de la Rome d’aujourd’hui. Mais, à l’exception de Molière, Christophe n’était pas encore en état de l’apprécier. Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du génie de la race. Rien ne lui était plus incompréhensible que la tragédie du XVIIe siècle, – la province de l’art français la moins accessible aux étrangers, justement parce qu’elle est située au cœur même de la France. Il la trouvait assommante, froide, sèche, écœurante de pédantisme et de minauderies. Une action indigente ou forcée, des personnages abstraits comme des arguments de rhétorique, ou insipides comme une conversation de femme du monde. Une caricature des sujets et des héros antiques. Un étalage de raison, de raisons, d’arguties de psychologie, d’archéologie démodée. Des discours, des discours, des discours: l’éternel bavardage français. Que cela fût beau ou non, Christophe se refusait ironiquement à en décider: il ne s’intéressait à rien là-dedans; quelles que fussent les thèses soutenues tour à tour par les orateurs de Cinna, il lui était parfaitement indifférent que l’une ou l’autre de ces machines à harangues l’emportât à la fin.
Il constatait d’ailleurs que le public français n’était pas de son avis et qu’il applaudissait fort. Cela ne contribuait pas à dissiper le malentendu: il voyait ce théâtre au travers du public; et il reconnaissait dans les Français modernes certains traits, déformés, des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le visage flétri d’une vieille coquette les traits purs de sa fille: le spectacle est peu propre à faire naître l’illusion amoureuse!… Comme les gens d’une même famille, qui sont habitués à se voir, les Français ne s’apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en était frappé, et il l’exagérait: il ne voyait plus qu’elle. L’art d’aujourd’hui lui semblait offrir les caricatures des grands ancêtres; et les grands ancêtres, à leur tour, lui apparaissaient en caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lignée de rhéteurs poétiques, enragés à placer partout des cas de conscience sublimes et absurdes. Et Racine se confondait avec sa postérité de petits psychologues parisiens, penchés prétentieusement sur leurs cœurs.
Tous ces vieux écoliers ne sortaient pas de leurs classiques. Les critiques continuaient indéfiniment à discuter sur Tartuffe et sur Phèdre. Ils ne s’en lassaient point. Ils se délectaient, vieillards, des mêmes plaisanteries qui avaient fait leurs délices, quand ils étaient enfants. Il en serait ainsi jusqu’à la fin de la race. Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enraciné le culte de ses arrière-grands-pères. Le reste de l’univers ne l’intéressait point. Combien n’avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait été écrit en France, sous le Grand Roi! Leurs théâtres ne jouaient ni Gœthe, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel, ni Strindberg, ni Lope, ni Calderon, ni aucun des grands hommes d’aucune des autres nations, à part la Grèce antique, dont ils se disaient les héritiers, – (comme tous les peuples d’Europe). De loin en loin, ils éprouvaient le besoin d’enrôler Shakespeare. C’était la pierre de touche. Il y avait parmi eux deux écoles d’interprètes: les uns jouaient le Roi Lear, avec un réalisme bourgeois, comme une comédie d’Émile Augier; les autres faisaient d’Hamlet un opéra, avec des airs de bravoure et des vocalises à la Victor Hugo. Il ne leur venait point à l’idée que la réalité pût être poétique, ni la poésie une langue spontanée, pour des cœurs débordants de vie. Shakespeare paraissait faux. On en revenait vite à Rostand.