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– Mais pour vous?

– Pour moi, cela n’existe pas.

– Comme vous êtes dur! répéta Colette.

– Un peu. Il faut bien que quelques-uns le soient. Quand ce ne serait que dans l’intérêt des autres!… S’il n’y avait pas un peu de caillou, par ci par-là, dans le monde, il s’en irait en bouillie.

– Oui, vous avez raison, vous êtes heureux d’être fort, dit Colette tristement. Mais ne soyez pas trop sévère pour ceux, – surtout pour celles qui ne le sont pas… Vous ne savez pas combien notre faiblesse nous pèse. Parce que vous nous voyez rire, flirter, faire des singeries, vous croyez que nous n’avons rien de plus en tête, et vous nous méprisez. Ah! si vous lisiez tout ce qui se passe dans la tête des petites femmes de quinze à dix-huit ans, qui vont dans le monde et qui ont le genre de succès que comporte leur vie débordante, – lorsqu’elles ont bien dansé, dit des niaiseries, des paradoxes, des choses amères, dont on rit parce qu’elles rient, lorsqu’elles ont livré un peu d’elles-mêmes à des imbéciles, et cherché au fond des yeux de chacune cette lumière qu’on n’y trouve jamais, – si vous les voyiez, quand elles rentrent chez elles, dans la nuit et s’enferment dans leur chambre, silencieuse, et se jettent à genoux dans des agonies de solitude!…

– Est-ce possible? dit Christophe stupéfait. Quoi! vous souffrez, vous souffrez ainsi?

Colette ne répondit pas; mais des larmes lui vinrent aux yeux. Elle essaya de sourire, et tendit la main à Christophe; il la saisit ému.

– Pauvre petite! disait-il. Si vous souffrez, pourquoi ne faites-vous rien pour sortir de cette vie?

– Que voulez-vous que nous fassions? Il n’y a rien à faire. Vous, hommes, vous pouvez vous libérer, faire ce que vous voulez. Mais nous, nous sommes enfermées pour toujours dans le cercle des devoirs et des plaisirs mondains: nous ne pouvons en sortir.

– Qui vous empêche de vous affranchir comme nous, de prendre une tâche qui vous plaise et vous assure, comme à nous, l’indépendance?

– Comme à vous? Pauvre monsieur Krafft! Elle ne vous l’assure pas trop!… Enfin! Elle vous plaît du moins. Mais nous, pour quelle tâche sommes-nous faites? Il n’y en a pas une qui nous intéresse. – Oui, je sais bien, nous nous mêlons de tout maintenant, nous feignons de nous intéresser à des tas de choses qui ne nous regardent pas; nous voudrions tant nous intéresser à quelque chose! Je fais comme les autres. Je m’occupe de patronages, de comités de bienfaisance. Je suis des cours de la Sorbonne, des conférences de Bergson et de Jules Lemaître, des concerts historiques, des matinées classiques, et je prends des notes, des notes… Je ne sais pas ce que j’écris!… et je tâche de me persuader que cela me passionne, ou du moins que c’est utile. Ah! comme je sais bien le contraire, comme tout cela m’est égal, et comme je m’ennuie!… Ne recommencez pas à me mépriser, parce que je vous dis franchement ce que tout le monde pense. Je ne suis pas plus bécasse qu’une autre. Mais qu’est-ce que la philosophie, et l’histoire, et la science peuvent bien me faire? Quant à l’art, – vous voyez – je tapote, je barbouille, je fais de petites saletés d’aquarelles; – mais est-ce que cela remplit une vie? Il n’y a qu’un but à la nôtre: c’est le mariage. Mais croyez-vous que c’est gai de se marier avec l’un ou l’autre de ces individus, que je connais aussi bien que vous? Je les vois comme ils sont. Je n’ai pas la chance d’être comme vos Gretchen allemandes, qui savent toujours se faire illusion… Est-ce que ce n’est pas terrible? Regarder autour de soi, voir celles qui se sont mariées, ceux avec qui elles se sont mariées, et penser qu’il faudra faire comme elles, se déformer de corps et d’esprit, devenir banales comme elles!… Il faut du stoïcisme, je vous assure, pour accepter une telle vie et ses devoirs. Toutes les femmes n’en sont pas capables… Et le temps passe, les années coulent, la jeunesse s’en va; et pourtant, il y avait de jolies choses, de bonnes choses en nous, – qui ne serviront à rien, qui meurent tous les jours, qu’il faudra se résigner à donner à des sots, à des êtres qu’on méprise, et qui vous mépriseront!… Et personne ne vous comprend! On dirait que nous sommes une énigme pour les gens. Passe encore pour les hommes, qui nous trouvent insipides et baroques! Mais les femmes devraient nous comprendre! Elles ont été comme nous; elles n’ont qu’à se souvenir… Point. Aucun secours de leur part. Même nos mères nous ignorent, et ne cherchent pas vraiment à nous connaître. Elles ne cherchent qu’à nous marier. Pour le reste, vis, meurs, arrange-toi comme tu voudras! La société nous laisse dans un abandon absolu.

– Ne vous découragez pas, dit Christophe. Il faut que chacun à son tour, refasse l’expérience de la vie. Si vous êtes brave, tout ira bien. Cherchez en dehors de votre monde. Il doit pourtant y avoir encore quelques honnêtes hommes en France.

– Il y en a. J’en connais. Mais ils sont si ennuyeux!… Et puis, je vous dirai: le monde où je vis me déplaît; mais je ne crois pas que je pourrais vivre en dehors, maintenant. J’en ai pris l’habitude. J’ai besoin d’un certain bien-être, de certains raffinements de luxe et de société, que l’argent ne suffit pas sans doute à donner, mais pour lesquels il est indispensable. Ce n’est pas brillant, je le sais. Mais je me connais, je suis faible… Je vous en prie, ne vous éloignez pas de moi, parce que je vous dis mes petites lâchetés. Écoutez-moi avec bonté. Cela me fait tant de bien de causer avec vous! Je sens que vous êtes fort, que vous êtes sain: j’ai toute confiance en vous. Soyez un peu mon ami, voulez-vous?

– Je veux bien, dit Christophe. Mais qu’est-ce que je pourrais faire?

– M’écouter, me conseiller, me donner du courage. Je suis dans un tel désarroi, souvent! Alors, je ne sais plus que faire. Je me dis: «À quoi bon lutter? À quoi bon me tourmenter? Ceci ou cela, qu’importe? N’importe qui! N’importe quoi!» C’est un état affreux. Je ne voudrais pas y tomber. Aidez-moi! Aidez-moi!…

Elle avait l’air accablée, vieillie de dix ans; elle regardait Christophe avec de bons yeux soumis et suppliants. Il promit tout ce qu’elle voulut. Alors elle se ranima, sourit, redevint gaie.

Et, le soir, elle riait, et flirtait, comme à l’ordinaire.

*

À partir de ce jour, ils eurent régulièrement des entretiens intimes. Ils étaient seuls ensemble: elle lui confiait ce qu’elle voulait; il se donnait beaucoup de mal pour la comprendre et pour la conseiller; elle écoutait les conseils, au besoin les remontrances, gravement, attentivement, comme une fillette bien sage: cela la distrayait, l’intéressait, la soutenait même, elle le remerciait d’une œillade émue et coquette. – Mais à sa vie, rien n’était changé: il n’y avait qu’une distraction de plus.

Sa journée était une suite de métamorphoses. Elle se levait excessivement tard, vers midi. Elle avait eu des insomnies; elle ne s’endormait guère qu’à l’aube. De tout le jour, elle ne faisait rien. Elle ressassait indéfiniment un vers, une idée, un lambeau d’idée, un souvenir de conversation, une phrase musicale, l’image d’une figure qui lui avait plu. Elle n’était tout à fait éveillée qu’à partir de quatre ou cinq heures du soir. Jusque-là, elle avait les paupières lourdes, le visage gonflé, l’air boudeur, endormi. Elle se ranimait, quand venaient quelques bonnes amies, bavardes comme elle, et comme elle curieuses des potins de Paris. Elles discutaient ensemble à perte de vue sur l’amour. La psychologie amoureuse: c’était l’éternel sujet, avec la toilette, les indiscrétions, les médisances. Elle avait aussi son cercle de petits jeunes gens oisifs, qui avaient besoin de passer deux ou trois heures par jour au milieu des jupes, et qui eussent pu en porter: car ils avaient des âmes et des conversations de filles. Christophe avait son heure: l’heure du confesseur. Colette, instantanément se faisait grave et recueillie. Elle était comme la jeune Française, dont parle Bodley, qui, au confessionnal, «développait un thème tranquillement préparé, modèle d’ordonnance lumineuse et de clarté, où tout ce qui devait être dit était rangé en bon ordre, et classé en catégories distinctes». – Après quoi, elle s’amusait de plus belle. À mesure que la journée s’avançait, elle redevenait plus jeune. Le soir, on allait au théâtre; et c’était l’éternel plaisir de reconnaître dans la salle les mêmes éternelles figures; – le plaisir, non de la pièce qu’on jouait, mais des acteurs qu’on connaissait, et dont on relevait, une fois de plus, les travers bien connus. On échangeait avec ceux qui venaient vous voir dans votre loge des méchancetés sur ceux qui étaient dans les autres loges, ou bien sur les actrices. On trouvait que l’ingénue avait un filet de voix «comme une mayonnaise tournée», ou que la grande comédienne était habillée «comme un abat-jour». – Ou bien, on allait en soirée; et là, le plaisir était de se montrer, si l’on était jolie: – (cela dépendait des jours: rien de plus capricieux qu’une joliesse de Paris); – on renouvelait la provision de critiques sur les gens, leurs toilettes, et leurs défauts physiques. De conversation, il n’y en avait point. – On rentrait tard. On avait peine à se coucher: (c’était l’heure où l’on était le plus éveillée). On trôlait [11] autour de la table. On feuilletait un livre. On riait toute seule, au souvenir d’une parole ou d’un geste. On s’ennuyait. On était très malheureuse. On ne pouvait s’endormir. Et la nuit, brusquement, on avait des crises de désespoir.