Mais Christophe n’éprouvait qu’un grand dégoût pour les uns et pour les autres: car il ne pensait point que la bassesse des persécutés fût une excuse pour celle des persécuteurs. Il avait souvent rencontré chez les Stevens des types de cette bourgeoisie riche et maussade, que lui dépeignait Roussin,
… l’anime triste di coloro,
Che visser senza infamia e senza lodo…
Il ne voyait que trop les raisons que Roussin et ses amis avaient d’être sûrs non seulement de leur force sur ces gens, mais de leur droit d’en abuser. Les outils de domination ne leur manquaient point. Des milliers des fonctionnaires sans volonté, obéissant aveuglément. Des mœurs courtisanesques, une République sans républicains; une presse socialiste, en extase devant les rois en visite; des âmes de domestiques, aplaties devant les titres, les galons, les décorations: pour les tenir, il n’y avait qu’à leur jeter en pâture un os à ronger, ou la Légion d’Honneur. Si un roi eût promis d’anoblir tous les citoyens de France, tous les citoyens de France eussent été royalistes.
Les politiciens avaient beau jeu. Des trois États de 89, le premier était anéanti; le second était banni ou suspect; le troisième, repu de sa victoire, dormait. Et quant au quatrième État, qui maintenant se levait, menaçant et jaloux, il n’était pas difficile encore d’en avoir raison. La République décadente le traitait, comme Rome décadente traitait les hordes barbares, qu’elle n’avait plus la force d’expulser de ses frontières: elle les enrôlait; ils devenaient bientôt ses meilleurs chiens de garde. Les ministres bourgeois, qui se disaient socialistes, attiraient sournoisement, annexaient les plus intelligents de l’élite ouvrière; ils décapitaient de leurs chefs le parti des prolétaires, s’infusaient leur sang nouveau, et, en retour, les gorgeaient d’idéologie bourgeoise.
Un spécimen curieux de ces tentatives d’annexion du peuple par la bourgeoisie était, en ce temps-là, les Universités Populaires. C’étaient de petits bazars de connaissances confuses de omni re scibili [14]. On prétendait y enseigner, comme disait un programme, «toutes les branches du savoir, physique, biologique, sociologique: astronomie, cosmologie, anthropologie, ethnologie, physiologie, psychologie, psychiatrie, géographie, linguistique, esthétique, logique, etc.» De quoi faire craquer le cerveau de Pic de la Mirandole.
Certes, il y avait eu à l’origine, il y avait encore dans certaines d’entre elles un idéalisme sincère, un besoin de dispenser à tous la vérité, la beauté, la vie morale, qui avait de la grandeur. Ces ouvriers, qui, après une journée de dur travail, venaient s’entasser dans les salles de conférences étouffantes, et dont la soif de savoir était plus forte que la fatigue, offraient un spectacle touchant. Mais, comme on avait abusé des pauvres gens! Pour quelques vrais apôtres, intelligents et humains, pour quelques bons cœurs, mieux intentionnés qu’adroits, combien de sots, de bavards, d’intrigants, écrivains sans lecteurs, orateurs sans public, professeurs, pasteurs, parleurs, pianistes et critiques, qui inondaient le peuple de leurs produits! Chacun cherchait à placer sa marchandise. Les plus achalandés étaient naturellement les vendeurs d’orviétan [15], les discoureurs philosophiques, qui remuaient à la pelle des idées générales, avec le paradis social au bout.
Les Universités Populaires servaient aussi de débouché pour un esthétisme ultra-aristocratique: gravures, poésies, musique décadentes. On voulait l’avènement du peuple pour rajeunir la pensée et pour régénérer la race. Et l’on commençait par lui inoculer tous les raffinements de la bourgeoisie! Il les prenait avec avidité, non parce qu’ils lui plaisaient, mais parce qu’ils étaient bourgeois. Christophe, qui avait été amené à une de ces Universités Populaires par Mme Roussin, lui entendit jouer du Debussy au peuple, entre la Bonne Chanson de Gabriel Fauré et l’un des derniers quatuors de Beethoven. Lui qui n’était arrivé à l’intelligence des dernières œuvres de Beethoven qu’après bien des années, par un lent acheminement de son goût et de sa pensée, demanda, plein de pitié, à l’un de ses voisins:
– Mais est-ce que vous comprenez cela?
L’autre se dressa sur ses ergots, comme un coq en colère et dit:
– Bien sûr! Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas aussi bien que vous?
Et, pour prouver qu’il avait compris, il bissa une fugue, en regardant Christophe, d’un air provoquant.
Christophe se sauva consterné; il se disait que ces animaux-là avaient réussi à empoisonner jusqu’aux sources vives de la nation: il n’y avait plus de peuple.
– Peuple vous-même! comme disait un ouvrier à l’un de ces braves gens qui tentaient de fonder des Théâtres du Peuple. Je suis autant bourgeois que vous!
Un beau soir, que le ciel moelleux, comme un tapis d’Orient, aux teintes chaudes, un peu passées, s’étendait au-dessus de la ville assombrie, Christophe suivait les quais de Notre-Dame aux Invalides. Dans la nuit qui tombait, les tours de la cathédrale montaient comme les bras de Moïse, dressés pendant la bataille. La lance d’or ciselée de la Sainte-Chapelle, l’épine sainte fleurissante, jaillissait du fourré des maisons. De l’autre côté de l’eau, le Louvre déroulait sa façade royale, dans les yeux ennuyés de laquelle les reflets du soleil couchant mettaient une dernière lueur de vie. Au fond de la plaine des Invalides, derrière ses fossés et ses murailles hautaines, dans son désert majestueux, la coupole d’or sombre planait, comme une symphonie de victoires lointaines. Et l’Arc de Triomphe ouvrait sur la colline, telle une marche héroïque, l’enjambée surhumaine des légions impériales.
Et Christophe eut soudain l’impression d’un géant mort, dont les membres immenses couvraient la plaine. Le cœur serré d’effroi, il s’arrêta, contemplant les fossiles gigantesque d’une espèce fabuleuse, disparue de la terre et dont toute la terre avait entendu sonner les pas, – la race, casquée du dôme des Invalides, et ceinturée du Louvre, qui étreignait le ciel avec les mille bras de ses cathédrales, et qui arc-boutait sur le monde les deux pieds triomphants de l’Arche Napoléonienne, sous le talon de laquelle grouillait aujourd’hui Lilliput.
Sans qu’il l’eût cherché, Christophe avait acquis une petite notoriété dans les milieux parisiens où Sylvain Kohn et Goujart l’avaient introduit. L’originalité de sa figure, qu’on apercevait toujours, avec l’un ou l’autre de ses deux amis, aux premières des théâtres et aux concerts, sa laideur puissante, les ridicules même de sa personne, de sa tenue, de ses manières brusques et gauches, les boutades paradoxales qui parfois lui échappaient, son intelligence mal dégrossie, mais large et robuste, et les récits romanesques que Sylvain Kohn avait colportés sur ses escapades en Allemagne, sur ses démêlés avec la police et sur sa fuite en France, l’avaient désigné à la curiosité oisive et affairée de ce grand salon d’hôtel cosmopolite, qu’est devenu le Tout-Paris. Tant qu’il se tint sur la réserve, observant, écoutant, tâchant de comprendre, avant de prononcer, tant qu’on ignora ses œuvres et le fond de sa pensée, il fut assez bien vu. Les Français lui savaient gré de n’avoir pu rester en Allemagne. Surtout, les musiciens français étaient touchés comme d’un hommage qui leur était rendu, de l’injustice des jugements de Christophe sur la musique allemande: – (il s’agissait, à la vérité, de jugements déjà anciens, à la plupart desquels il n’eût plus souscrit aujourd’hui: quelques articles publiés naguère dans une Revue allemande, et dont les paradoxes avaient été répandus et amplifiés par Sylvain Kohn). – Christophe intéressait et il ne gênait point; il ne prenait la place de personne. Il n’eût tenu qu’à lui d’être un grand homme de cénacle. Il n’avait qu’à ne rien écrire, ou le moins possible, surtout à ne rien faire entendre de lui, et à alimenter d’idées Goujart et ses pareils, tous ceux qui ont pris pour devise un mot fameux – en l’arrangeant un peu: