Malgré tous ces ennuis, Christophe gardait son entrain. Il faisait dans sa cuvette la lessive de son linge, et il cirait ses chaussures, en sifflant comme un merle. Il se consolait avec les mots de Berlioz: «Élevons-nous au-dessus des misères de la vie, et chantons d’une voix légère le gai refrain si connu: Dies iræ…» – Il le chantait parfois au scandale des voisins, stupéfiés de l’entendre s’interrompre au milieu par des éclats de rire.
Il menait une vie rigoureusement chaste. Comme dit cet autre, «la carrière d’amant est une carrière d’oisif et de riche». La misère de Christophe, la chasse au pain quotidien, sa sobriété excessive, et sa fièvre de création ne lui laissaient ni le temps, ni le goût de songer au plaisir. Il n’y était pas seulement indifférent; par réaction contre Paris, il s’était jeté dans une sorte d’ascétisme moral. Il avait un besoin passionné de pureté, l’horreur de toute souillure. Ce n’était pas qu’il fût à l’abri des passions. À d’autres moments, il y avait été livré. Mais ces passions restaient chastes, même quand il y cédait: car il n’y cherchait pas le plaisir, mais le don absolu de soi et la plénitude de l’être. Et quand il voyait qu’il s’était trompé, il les rejetait avec fureur. La luxure n’était pas pour lui un péché comme les autres. C’était bien le grand Péché, celui qui souille les sources de la vie. Tous ceux chez qui le vieux fond chrétien n’a pas été totalement enseveli sous les alluvions étrangères, tous ceux qui se sentent encore aujourd’hui les fils des races vigoureuses, qui, au prix d’une discipline héroïque, édifièrent la civilisation de l’Occident, n’ont pas de peine à le comprendre. Christophe méprisait la société cosmopolite, dont le plaisir était l’unique but, le credo. – Certes, on fait bien de chercher le bonheur, de le vouloir pour les hommes, de combattre les déprimantes croyances pessimistes, amassées sur l’humanité par vingt siècles de christianisme gothique. Mais c’est à condition que ce soit une généreuse foi, qui veuille le bien des autres. Au lieu de cela, de quoi s’agit-il? De l’égoïsme le plus piteux. Une poignée de jouisseurs cherchent à «faire rendre» à leurs sens le maximum de plaisirs avec le minimum de risques, en s’accommodant fort bien que les autres en pâtissent. – Oui, sans doute, on connaît leur socialisme de salon!… Mais est-ce qu’ils ne sont pas les premiers à savoir que leurs doctrines voluptueuses ne valent que pour le peuple des «gras», pour une «élite» à l’engrais, et que pour les pauvres, c’est un poison?…
«La carrière du plaisir est une carrière de riches.»
Christophe n’était point riche, ni fait pour le devenir. Quand il venait de gagner quelque argent, il se hâtait de le dépenser aussitôt en musique; il se privait de nourriture pour aller au concert. Il prenait des dernières places, tout en haut du théâtre du Châtelet; et il se remplissait de musique: elle lui tenait lieu de souper et de maîtresse. Il avait une telle faim de bonheur et tant d’aptitude à en jouir que les imperfections de l’orchestre ne parvenaient pas à le troubler; il restait, deux ou trois heures, engourdi dans un état de béatitude, sans que les fautes de goût et les fausses notes provoquassent en lui autre chose qu’un sourire indulgent: il avait laissé sa critique à la porte; il venait pour aimer et non pas pour juger. Autour de lui, le public s’abandonnait, comme lui, immobile, les yeux à demi-clos au grand torrent de rêves. Christophe avait la vision d’un peuple tapi dans l’ombre, ramassé sur lui-même, comme un énorme chat, couvant des hallucinations de volupté et de carnage. Dans les demi-ténèbres épaisses et dorées, se modelaient mystérieusement certaines figures, dont le charme inconnu et l’extase muette attiraient les regards et le cœur de Christophe; il s’attachait à elles; il écoutait en elles; il finissait par s’assimiler corps et âme avec elles. Il arrivait qu’une d’elles s’en aperçût, et qu’il se tissât entre eux deux, pendant la durée du concert, une de ces sympathies obscures, qui vont jusqu’au plus profond de l’être, sans qu’il en reste rien, une fois le concert fini et le courant rompu qui unissait les âmes. C’est un état que connaissaient bien ceux qui aiment la musique, surtout quand ils sont jeunes et se donnent le plus: l’essence de la musique est tellement l’amour qu’on ne la goûte complètement que si on la goûte en un autre; et au concert on cherche instinctivement des yeux, au milieu de la foule, un ami avec qui partager une joie trop grande pour soi seul.
Parmi ces amis d’une heure, dont Christophe faisait choix, afin de savourer mieux la douceur de la musique, une figure l’attirait, qu’il revoyait à chaque concert. C’était une petite grisette, qui devait adorer la musique, sans rien y comprendre. Elle avait un profil de petite bête, un petit nez droit, dépassant à peine la ligne de la bouche légèrement avancée et du menton délicat, des sourcils fins et levés, des yeux clairs: un de ces minois insouciants, sous le voile desquels on sent de la joie, du rire, enveloppés d’une paix indifférente. Ces fillettes vicieuses, ces gamines ouvrières, reflètent peut-être le plus de la sérénité disparue, celle des statues antiques et des figures de Raphaël. Ce n’est là qu’un instant dans leur vie, le premier éveil du plaisir; la flétrissure est proche. Mais elles ont vécu du moins une jolie heure.
Christophe se délectait à la regarder: une gentille figure lui faisait du bien au cœur; il savait en jouir sans la désirer; il y puisait de la joie, de la force, de l’apaisement, – oui, presque de la vertu. Elle, – cela va sans dire, – avait vite remarqué qu’il la regardait; et il s’était établi entre eux, sans y penser, un courant magnétique. Et comme ils se retrouvaient, à peu près aux mêmes places, à presque tous les concerts, ils n’avaient pas tardé à connaître leurs goûts. À certains passages, ils échangeaient un regard d’intelligence; lorsqu’elle aimait particulièrement une phrase, elle, tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres; ou, pour montrer qu’elle ne trouvait pas cela bon, elle avançait dédaigneusement son gentil museau. Il se mêlait à ces petites mines un peu de cabotinage innocent, dont presque aucun être ne peut se dégager quand il se sait observé. Elle voulait se donner parfois, pendant les morceaux sérieux, une expression grave; et, tournée de profil, l’air absorbé, et la joue souriante, du coin de l’œil elle regardait s’il la regardait. Ils étaient devenus très bons amis, sans s’être jamais dit un mot, et sans avoir même essayé – (Christophe tout au moins) – de se rencontrer à la sortie.
Le hasard fit enfin qu’à un concert du soir, ils se trouvèrent placés l’un à côté de l’autre. Après un instant d’hésitation souriante, ils se mirent à causer amicalement. Elle avait une voix charmante, et disait beaucoup de bêtises sur la musique: car elle n’y connaissait rien, et voulait avoir l’air de s’y connaître; mais elle l’aimait passionnément. Elle aimait la pire et la meilleure, Massenet et Wagner; il n’y avait que la médiocre qui l’ennuyât. La musique était une volupté pour elle; elle la buvait par tous les pores de son corps, comme Danaé la pluie d’or. Le prélude de Tristan lui donnait la petite mort; et elle jouissait de se sentir emportée, comme une proie dans la bataille par la Symphonie Héroïque. Elle apprit à Christophe que Beethoven était sourd-muet, et que, malgré cela, si elle l’avait connu, elle l’aurait bien aimé, quoiqu’il fût joliment laid. Christophe protesta que Beethoven n’était pas si laid; alors, ils discutèrent sur la beauté, et sur la laideur, et elle convint que tout dépendait des goûts; ce qui était beau pour l’un ne l’était pas pour l’autre: «on n’était pas le louis d’or, on ne pouvait pas plaire à tout le monde». – Il aimait mieux qu’elle ne parlât point: il l’entendait bien mieux. Pendant la Mort d’Ysolde, elle lui tendit sa main; sa main était toute moite; il la garda dans la sienne jusqu’à la fin du morceau; ils sentaient, à travers leurs doigts entrelacés, couler le flot de la symphonie.