– Et vous?
Christophe se mit à rire, de son rire un peu lourd.
– Oui. Et moi? fit-il, de bonne humeur.
Le jeune homme se décida brusquement:
– Comme j’aime votre musique! dit-il, d’une voix étranglée.
Puis, il s’arrêta, faisant de nouveaux et inutiles efforts pour vaincre sa timidité. Il rougissait; il le sentait; et sa rougeur en augmentait, gagnait les tempes et les oreilles. Christophe le regardait en souriant, et il avait envie de l’embrasser. Le jeune homme leva des yeux découragés vers lui.
– Non, décidément, dit-il; je ne puis pas, je ne puis pas parler de cela… pas ici…
Christophe lui prit la main, avec un rire muet de sa large bouche fermée. Il sentit les doigts maigres de l’inconnu trembler légèrement contre sa paume, et l’étreindre avec une tendresse involontaire; et le jeune homme sentit la robuste main de Christophe qui lui écrasait affectueusement la main. Le bruit du salon disparut autour d’eux. Ils étaient seuls ensemble, et ils comprirent qu’ils étaient amis.
Ce ne fut qu’une seconde, après laquelle Mme Roussin, touchant légèrement le bras de Christophe avec son éventail, lui dit:
– Je vois que vous avez fait connaissance, et qu’il est inutile de vous présenter. Ce grand garçon est venu pour vous, ce soir.
Alors, ils s’écartèrent l’un de l’autre, avec un peu de gêne.
Christophe demanda à Mme Roussin:
– Qui est-ce?
– Comment! fit-elle, vous ne le connaissez pas? C’est un petit poète, qui écrit gentiment! Un de vos admirateurs. Il est bon musicien, et joue bien du piano. Il ne fait pas bon vous discuter devant lui: il est amoureux de vous. L’autre jour, il a failli avoir une altercation, à votre sujet, avec Lucien Lévy-Cœur.
– Ah! le brave garçon! dit Christophe.
– Oui, je sais, vous êtes injuste pour ce pauvre Lucien. Cependant, il vous aime aussi.
– Ah! ne me dites pas cela! Je me haïrais.
– Je vous assure.
– Jamais! Jamais! Je le lui défends.
– Juste ce qu’a fait votre amoureux. Vous êtes aussi fous l’un que l’autre. Lucien était en train de nous expliquer une de vos œuvres. Ce petit timide que vous venez de voir s’est levé, tremblant de colère, et lui a défendu de parler de vous. Voyez-vous cette prétention!… Heureusement que j’étais là. J’ai pris le parti de rien, et il a fini par faire des excuses.
– Pauvre petit! dit Christophe.
Il était ému.
– Où est-il passé? continua-t-il, sans écouter Mme Roussin, qui lui parlait d’autre chose.
Il se mit à sa recherche. Mais l’ami inconnu avait disparu. Christophe revint vers Mme Roussin:
– Dites-moi comment il se nomme.
– Qui? demanda-t-elle.
– Celui dont vous m’avez parlé.
– Votre petit poète? dit-elle. Il se nomme Olivier Jeannin.
L’écho de ce nom tinta aux oreilles de Christophe comme une musique connue. Une silhouette de jeune fille flotta, une seconde, au fond de ses yeux. Mais la nouvelle image, l’image de l’ami l’effaça aussitôt.
Christophe rentrait chez lui. Il marchait dans les rues de Paris, au milieu de la foule. Il ne voyait, il n’entendait rien, il avait les sens fermés à tout ce qui l’entourait. Il était comme un lac, séparé du reste du monde par un cirque de montagnes. Nul souffle, nul bruit, nul trouble. La paix. Il se répétait:
– J’ai un ami.
[1] Voir Le Matin
[2] Oiseau imaginaire, fabuleux. - Conte en l'air, baliverne, sornette, sottise. (Note du correcteur – ELG.)
[3] Lieu de désordre et de confusion. Anarchie.
Le roi Pétaud était le chef de la corporation des mendiants, au Moyen-Âge. Par dérision, car Pétaud vient du latin peto demander l'aumône ou bient pêter. Molière cite dans Tartuffe la cour du roi Pétaud: «On n’y respecte rien; chacun y parle haut.» (Note du correcteur – ELG.)
[4] Référence aux Voyages de Gulliver, découvrant un monde où deux peuples s’affrontent à mort pour savoir par quel bout on doit ouvrir un oeuf dur. (Note du correcteur – ELG.)
[5] Dans la pièce Amphitryon de Molière, Sosie dit: «Messieurs, ami de tout le monde.» (Note du correcteur – ELG.)
[6] Etre vivant qui par sa forme ressemble à un homme et en possède les qualités qui le distinguent des animaux (intellect, parole,…), mais qui n’est pas habité par une âme humaine. (Note du correcteur – ELG.)
[7] Mot espagnol qui signifie «pot-pourri» et qui était souvent employé pour rendre compte de la diversité nationale de la Macédoine. (Note du correcteur – ELG.)
[8] De son espèce. (Note du correcteur – ELG.)
[9] Chef de mercenaires ou de partisans dans l'Italie du Moyen Âge et de la Renaissance. (Note du correcteur – ELG.)
[10] Péjoratif. Tendance à subtiliser, souvent de manière complaisante. (Note du correcteur – ELG.)
[11] Pop., vieilli. Se déplacer sans but précis, flâner, traîner. (Note du correcteur – ELG.)
[12] Ainsi, vous travaillez, mais ce n’est pas pour vous. (Note du correcteur – ELG.)
[13] Lutte pour la vie. (Note du correcteur – ELG.)
[14] De toutes les choses qu’on peut savoir. – De omni re scibili était la devise du fameux Pic de la Mirandole, qui se faisait fort de tenir tête, à tout venant, sur tout ce que l'homme peut savoir; La devise avec son supplément et quibusdam aliis (signifie et de quelques autres – sans doute une addition de quelque plaisant) est passée en proverbe et désigne ironiquement un homme qui croit tout savoir. (Note du correcteur – ELG.)
[15] Drogue très en vogue au XVIIe siècle. – Au figuré: toute proposition, toute solution qui tend à exploiter la crédulité publique. (Note du correcteur – ELG.)
[16] Arme d'infanterie proche de la hallebarde, en usage du XVe au XVIIes. (Note du correcteur – ELG.)
[17] Tranquillité, impassibilité d'une âme devenue maîtresse d'elle-même au prix de la sagesse acquise soit par la modération dans la recherche des plaisirs (Épicurisme), soit par l'appréciation exacte de la valeur des choses (Stoïcisme), soit par la suspension du jugement (Pyrrhonisme et Scepticisme).