Il s’agissait de savoir s’il avait été cocu. Ils discutèrent longuement sur les amours de Sainte-Beuve et de madame Hugo. Après quoi, ils parlèrent des amants de George Sand et de leurs mérites respectifs. C’était après avoir tout exploré dans la maison des grands hommes, visité les placards, retourné les tiroirs, et vidé les armoires, elle fouillait l’alcôve. La pose de monsieur de Lauzun, à plat ventre sous le lit du roi et de la Montespan, était de celles qu’elle affectionnait, dans son culte pour l’histoire et pour la vérité: – (ils avaient tous, en ce temps, le culte de la vérité). Les convives de Christophe montrèrent qu’ils en étaient possédés: rien ne les lassait dans cette recherche du vrai. Ils l’étendaient à l’art d’aujourd’hui, comme à l’art du passé; et ils analysèrent la vie privée de certains des plus notoires contemporains, avec la même passion d’exactitude. C’était une chose curieuse qu’ils connussent les moindres détails de scènes, qui d’habitude se passent de tout témoin. C’était à croire que les intéressés avaient été les premiers à fournir le public des renseignements exacts, par dévouement pour la vérité.
Christophe, de plus en plus gêné, essayait de causer d’autre chose avec ses voisins. Mais aucun ne s’occupait de lui. Ils avaient bien commencé par lui poser quelques vagues questions sur l’Allemagne, – questions qui lui avaient révélé, à son grand étonnement, l’ignorance absolue, où étaient ces gens distingués et qui semblaient instruits, des choses les plus élémentaires de leur métier – littérature et art – en dehors de Paris; tout au plus s’ils avaient entendu parler de quelques grands noms: Hauptmann, Sudermann, Liebermann, Strauss (David, Johann, ou Richard?) parmi lesquels ils s’aventuraient prudemment, de peur de faire quelque fâcheuse confusion. Au reste, s’ils avaient questionné Christophe, c’était par politesse, non par curiosité: ils n’en avaient aucune; à peine s’ils prirent garde à ce qu’il répondait; ils se hâtèrent de revenir aux questions parisiennes qui délectaient le reste de la table.
Christophe timidement tenta de parler de musique. Aucun de ces littérateurs n’était musicien. Au fond ils regardaient la musique comme un art inférieur. Mais son succès croissant, depuis quelques années, leur causait un secret dépit; et, puisqu’elle était à la mode, ils feignaient de s’y intéresser. Ils faisaient grand bruit surtout d’un récent opéra, dont ils n’étaient pas loin de faire dater la musique, ou tout au moins l’ère nouvelle de la musique. Leur ignorance et leur snobisme s’accommodaient de cette idée, qui les dispensait de connaître le reste. L’auteur de cet opéra, un Parisien, dont Christophe entendait le nom pour la première fois, avait, disaient certains, fait table rase de tout ce qui était avant lui, renouvelé de toutes pièces, re-créé la musique. Christophe sursauta. Il ne demandait pas mieux que de croire au génie. Mais un génie de cette trempe, qui d’un coup anéantissait le passé!… Nom de nom! C’était un gaillard; comment diable avait-il pu faire? – Il demanda des explications. Les autres, qui eussent été bien embarrassés pour lui en donner, et que Christophe assommait, l’adressèrent au musicien de la bande, le grand critique musical Théophile Goujart, qui lui parla aussitôt de septièmes et de neuvièmes. Christophe le suivit sur ce terrain. Goujart savait la musique à peu près comme Sganarelle savait le latin…
– Vous n’entendez point le latin?
– Non.
– (Avec enthousiasme) Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter… bonus, bona, bonum…
Se trouvant en présence d’un homme qui «entendait le latin», il se replia prudemment dans le maquis de l’esthétique. De ce refuge inexpugnable, il se mit à fusiller Beethoven, Wagner, et l’art classique, qui n’étaient pas en cause: (mais, en France, on ne peut louer un artiste, sans lui offrir en holocauste tous ceux qui ne sont pas comme lui). Il proclamait l’avènement d’un art nouveau, foulant aux pieds les conventions du passé. Il parlait d’une langue musicale, qui venait d’être découverte par le Christophe Colomb de la musique parisienne, et qui supprimait totalement la langue des classiques, en faisant une langue morte.
Christophe, tout en réservant son opinion sur le génie novateur, dont il attendait d’avoir vu les œuvres, se sentait en défiance contre ce Baal musical, à qui l’on sacrifiait la musique tout entière. Il était scandalisé d’entendre parler ainsi des maîtres; et il ne se rappelait pas que naguère, en Allemagne, il en avait dit bien d’autres. Lui qui se croyait là-bas un révolutionnaire en art, lui qui scandalisait par sa hardiesse de jugement et sa verte franchise, – dès les premiers mots en France, il se sentait devenu conservateur. Il voulut discuter, et il eut le mauvais goût de le faire, non pas en homme bien élevé, qui avance des arguments et ne les démontre pas, mais en homme du métier, qui va chercher des faits précis, et qui vous en assomme. Il ne craignit pas d’entrer dans des explications techniques; et sa voix, en discutant, montait à des intonations, bien faites pour blesser les oreilles d’une société d’élite, où ses arguments et la chaleur qu’il mettait à les soutenir paraissaient également ridicules. Le critique se hâta de mettre fin par un mot dit d’esprit à une discussion fastidieuse, où Christophe venait de s’apercevoir avec stupéfaction que son interlocuteur ne savait rien de ce dont il parlait. L’opinion était faite désormais sur l’Allemand pédantesque et suranné; et, sans qu’on la connût, sa musique fut jugée détestable. Mais l’attention de cette trentaine de jeunes gens, aux yeux railleurs, prompts à saisir les ridicules, avait été ramenée vers ce personnage bizarre, qui agitait avec des mouvements gauches et violents des bras maigres aux mains énormes, et qui dardait des regards furibonds, en criant d’une voix suraiguë. Sylvain Kohn entreprit d’en donner la comédie à ses amis.
La conversation s’était définitivement écartée de la littérature pour s’attacher aux femmes. À vrai dire, c’étaient les deux faces d’un même sujet: car dans leur littérature il n’était guère question que de femmes, et dans leurs femmes que de littérature, tant elles étaient frottées de choses ou de gens de lettres.
On parlait d’une honneste dame, connue dans le monde parisien, qui venait de faire épouser son amant à sa fille, pour mieux se le réserver. Christophe s’agitait sur sa chaise et faisait une grimace de dégoût. Kohn s’en aperçut; et, poussant du coude son voisin, il fit remarquer que le sujet semblait passionner l’Allemand, qui sans doute brûlait d’envie de connaître la dame. Christophe rougit, balbutia, puis finit par dire avec colère que de telles femmes il fallait les fouetter. Un éclat de rire homérique accueillit sa proposition; et Sylvain Kohn, d’un ton flûté, protesta qu’on ne devait pas toucher une femme, même avec une fleur… etc… etc… (Il était à Paris, le chevalier de l’Amour) – Christophe répondit qu’une femme de cette espèce n’était ni plus ni moins qu’une chienne, et qu’avec les chiens vicieux il n’y avait qu’un remède: le fouet. On se récria bruyamment. Christophe dit que leur galanterie était de l’hypocrisie, que c’étaient toujours ceux qui respectaient le moins les femmes, qui parlaient le plus de les respecter; et il s’indigna contre leurs récits scandaleux. On lui opposa qu’il n’y avait là aucun scandale, rien que de naturel; et tous furent d’accord pour reconnaître en l’héroïne de l’histoire non seulement une femme charmante, mais la Femme, par excellence. L’Allemand s’exclama. Sylvain Kohn lui demanda sournoisement comment était donc la Femme, telle qu’il l’imaginait. Christophe sentit qu’on lui tendait un panneau; mais il y donna en plein, emporté par sa violence et par sa conviction. Il se mit à expliquer à ces Parisiens gouailleurs ses idées sur l’amour. Il ne trouvait pas ses mots, il les cherchait pesamment, finissant par pêcher dans sa mémoire des expressions invraisemblables, disant des énormités qui faisaient la joie de l’auditoire, et ne se troublant pas, avec un sérieux admirable, une insouciance touchante du ridicule: car il ne pouvait pas ne pas voir qu’ils se moquaient de lui effrontément. À la fin, il s’empêtra dans une phrase, n’en put sortir, donna un coup de poing sur la table, et se tut.