Leurs chambres se touchaient. Leurs lits ?taient appliqu?s des deux c?t?s du m?me mur: ils pouvaient se parler ? mi-voix au travers; et, quand ils avaient des insomnies, de petits coups frapp?s tout doucement au mur disaient:
– Dors-tu? Je ne dors pas.
Si mince ?tait la cloison qu’ils ?taient comme deux amis chastement couch?s c?te ? c?te dans le m?me lit. Mais la porte entre leurs chambres ?tait toujours ferm?e, la nuit, par une pudeur instinctive et profonde, – un sentiment sacr?; – elle ne restait ouverte que lorsque Olivier ?tait malade: ce qui arrivait trop souvent.
Sa d?bile sant? ne se r?tablissait pas. Elle semblait plut?t s’alt?rer davantage. Il souffrait constamment: de la gorge, de la poitrine, de la t?te, du c?ur; le moindre rhume chez lui risquait de d?g?n?rer en bronchite; il prit la scarlatine, et faillit en mourir; m?me sans ?tre malade, il pr?sentait de bizarres sympt?mes de maladies graves, qui heureusement n’?clataient pas: il avait des points douloureux au poumon, ou au c?ur. Un jour, le m?decin qui l’auscultait diagnostiqua une p?ricardite, ou une p?ripneumonie; et le grand docteur sp?cialiste, que l’on consulta ensuite, confirma ces appr?hensions. Cependant, il n’en fut rien. C’?taient surtout les nerfs, qui ?taient malades chez lui; et l’on sait que ce genre de souffrances prend les formes les plus inattendues; on en est quitte pour des journ?es d’inqui?tudes. Mais qu’elles ?taient cruelles pour Antoinette! Que de nuits sans sommeil! Dans son lit, d’o? elle se levait souvent pour ?pier ? la porte la respiration de son fr?re, elle ?tait prise de terreurs. Elle pensait qu’il allait mourir, elle le savait, elle en ?tait s?re: elle se dressait, fr?missante, et elle joignait les mains, elle les serrait, elle les crispait contre sa bouche, pour ne pas crier:
– Mon Dieu! mon Dieu! suppliait-elle, ne me l’enlevez pas! Non, cela… cela, vous n’en avez pas le droit!… Je vous en prie, je vous en prie!… ? ma ch?re maman! Viens ? mon secours! Sauve-le, fais qu’il vive!…
Elle se tendait de tout son corps.
– Ah! mourir en chemin, quand on avait tant fait d?j?, quand on ?tait sur le point d’arriver, quand il allait ?tre heureux… non, cela ne se pouvait pas, ce serait trop cruel!…
Olivier ne tarda pas ? lui donner d’autres inqui?tudes.
Il ?tait profond?ment honn?te, comme elle, mais de volont? faible et d’intelligence trop libre et trop complexe pour n’?tre pas un peu trouble, sceptique, indulgente ? ce qu’il savait mal, et attir?e par le plaisir. Antoinette ?tait si pure qu’elle fut longtemps avant de comprendre ce qui se passait dans l’esprit de son fr?re. Elle le d?couvrit brusquement, un jour.
Olivier la croyait sortie. Elle avait une le?on, d’ordinaire, ? cette heure; mais, au dernier moment, elle avait re?u un mot de son ?l?ve, l’avertissant qu’on se passerait d’elle aujourd’hui. Elle en avait eu un secret plaisir, bien que ce fussent quelques francs supprim?s de son maigre budget; elle ?tait tr?s lasse, et elle s’?tendit sur son lit: elle jouissait de pouvoir se reposer un jour sans remords. Olivier rentra du lyc?e; un camarade l’accompagnait. Ils s’install?rent dans la chambre ? c?t?, et se mirent ? causer. On entendait tout ce qu’ils disaient: ils ne se g?naient point, croyant qu’ils ?taient seuls. Antoinette ?coutait en souriant la voix joyeuse de son fr?re. Mais bient?t, elle cessa de sourire, et son sang s’arr?ta. Ils parlaient de choses brutales, avec une crudit? d’expressions abominable: ils semblaient s’y complaire. Elle entendait rire Olivier, son petit Olivier; et de ses l?vres, qu’elle croyait innocentes, sortaient d’obsc?nes paroles, qui la gla?aient d’horreur. Une douleur aigu? la per?ait jusqu’au fond de son ?tre. Cela dura longtemps: ils ne pouvaient se lasser de parler, et elle ne pouvait s’emp?cher d’?couter. Enfin, ils sortirent; et Antoinette resta seule. Alors, elle pleura: quelque chose ?tait mort en elle; l’image id?ale qu’elle se faisait de son fr?re, de son enfant, – ?tait souill?e: c’?tait une souffrance mortelle. Elle ne lui en dit rien, quand ils se retrouv?rent, le soir. Il vit qu’elle avait pleur?, et il ne put savoir pourquoi. Il ne comprit pas pourquoi elle avait chang? de mani?res ? son ?gard. Il fallut quelque temps, avant qu’elle se ressais?t.
Mais le coup le plus douloureux qu’il lui porta, ce fut un soir qu’il ne rentra pas. Elle l’attendit toute la nuit, sans se coucher. Elle ne souffrait pas seulement dans sa puret? morale; elle souffrait jusque dans les retraites les plus myst?rieuses de son c?ur, – ces retraites profondes, o? s’agitent des sentiments redoutables, sur lesquels elle jetait, pour ne pas voir, un voile, qu’il n’est pas permis d’?carter.
Olivier avait voulu surtout affirmer son ind?pendance. Il revint, au matin, se composant une attitude, pr?t ? r?pondre insolemment ? sa s?ur, si elle lui faisait une observation. Il se glissa dans l’appartement, sur la pointe des pieds, pour ne pas l’?veiller. Mais, quand il la vit, debout, l’attendant, p?le, les yeux rouges, ayant pleur?, quand il vit qu’au lieu de lui faire un reproche, elle s’occupait de lui en silence, pr?parait son d?jeuner, avant son d?part pour le lyc?e, et qu’elle ne lui disait rien, mais semblait accabl?e, et que tout son ?tre ?tait un reproche vivant, il n’y r?sista pas: il se jeta ? ses genoux, il se cacha la t?te dans sa robe; et ils pleur?rent tous deux. Il ?tait honteux de lui, d?go?t? de la nuit qu’il venait de passer; il se sentait avili. Il voulut parler: elle l’emp?cha de parler, lui mettant la main sur la bouche; et il baisa cette main. Ils ne dirent rien de plus: ils se comprenaient. Olivier se jura d’?tre celui qu’Antoinette attendait qu’il f?t. Mais elle ne put oublier de sit?t sa blessure: elle ?tait comme une convalescente. Il y avait une g?ne entre eux. Son amour ?tait toujours aussi fort; mais elle avait vu dans l’?me de son fr?re quelque chose qui lui ?tait maintenant ?tranger, et qu’elle redoutait.
Elle ?tait d’autant plus boulevers?e par ce qu’elle entrevoyait dans le c?ur d’Olivier qu’? la m?me ?poque elle avait ? souffrir des poursuites de certains hommes. Quand elle rentrait, le soir, ? la nuit tombante, surtout quand il lui fallait sortir apr?s d?ner pour chercher ou rapporter un travail de copie, ce lui ?tait une angoisse insupportable d’?tre accost?e, suivie, et d’entendre des propositions grossi?res. Toutes les fois qu’elle pouvait emmener son fr?re avec elle, elle le faisait, sous pr?texte de le forcer ? se promener; mais il ne s’y pr?tait pas volontiers, et elle n’osait insister; elle ne voulait pas troubler son travail. Son ?me virginale et provinciale ne pouvait se faire ? ces m?urs. Paris, la nuit, ?tait pour elle une for?t o? elle se sentait traqu?e par des b?tes immondes; elle tremblait de sortir du g?te. Cependant, il fallait sortir. Elle fut longtemps avant d’en prendre son parti; et elle en souffrit toujours. Et quand elle pensait que son petit Olivier serait – ?tait peut-?tre – comme un de ces hommes qui lui faisaient la chasse, elle avait peine, en rentrant, ? lui donner la main pour lui dire bonsoir. Il n’imaginait pas ce qu’elle pouvait avoir contre lui…
Sans ?tre tr?s jolie, elle avait un grand charme, et attirait les regards, quoiqu’elle ne f?t rien pour cela. Tr?s simplement v?tue, presque toujours en deuil, pas tr?s grande, fluette, l’air d?licat, ne parlant gu?re, glissant silencieusement au travers de la foule, en fuyant l’attention, elle la retenait par l’expression de suavit? profonde de ses doux yeux fatigu?s et de sa petite bouche pure. Elle s’apercevait quelquefois qu’elle plaisait: elle en ?tait confuse, – contente tout de m?me… Qui dira ce qui peut entrer, ? son insu, de gentiment, de chastement coquet, dans une ?me tranquille, qui sent le contact sympathique d’autres ?mes? Cela se traduisait par une l?g?re gaucherie dans les gestes, un regard timide, jet? de c?t?; et c’?tait ? la fois plaisant et touchant. Ce trouble ?tait un attrait de plus. Elle excitait les d?sirs; et, comme elle ?tait une fille pauvre et sans protecteur dans la vie, on ne se g?nait pas pour les lui dire.
Elle allait quelquefois dans un salon de riches Isra?lites, les Nathan, qui s’int?ressaient ? elle pour l’avoir rencontr?e chez une famille amie, o? elle donnait des le?ons; et m?me, elle n’avait pu se dispenser, malgr? sa sauvagerie, d’assister une ou deux fois, ? leurs soir?es. M. Alfred Nathan ?tait un professeur connu ? Paris, savant ?minent, en m?me temps tr?s mondain, avec ce m?lange baroque de science et de frivolit?, si commun dans la soci?t? juive. Chez Mme Nathan se m?laient dans d’?gales proportions une bienfaisance r?elle et une mondanit? excessive. Tous deux avaient ?t? prodigues envers Antoinette de d?monstrations de sympathie bruyante, sinc?re, d’ailleurs intermittente. – Antoinette avait trouv? plus de bont? parmi les juifs que parmi ses coreligionnaires. Ils ont bien des d?fauts; mais ils ont une grande qualit?, la premi?re de toutes: ils sont vivants, ils sont humains; rien d’humain ne leur est ?tranger, ils s’int?ressent ? ceux qui vivent. M?me quand il leur manque une vraie et chaude sympathie, ils ont une curiosit? perp?tuelle qui leur fait rechercher les ?mes et les pens?es de quelque prix, fussent-elles les plus diff?rentes des leurs. Ce n’est pas qu’ils fassent, en g?n?ral, grand’chose pour les aider: car ils sont sollicit?s par trop d’int?r?ts ? la fois, et plus livr?s que quiconque aux vanit?s mondaines, tout en s’en disant libres. Du moins, ils font quelque chose; et c’est beaucoup dans l’apathie de la soci?t? contemporaine. Ils y sont un ferment d’action, un levain de vie. – Antoinette, qui s’?tait heurt?e, chez les catholiques, ? un mur d’indiff?rence glaciale, sentait le prix de l’int?r?t, si superficiel f?t-il, que lui t?moignaient les Nathan. Mme Nathan avait entrevu la vie de d?vouement d’Antoinette; elle ?tait sensible ? son charme physique et moral; elle avait pr?tendu la prendre sous sa protection. Elle n’avait pas d’enfants; mais elle aimait la jeunesse, et elle en r?unissait souvent chez elle; elle avait insist? pour qu’Antoinette v?nt aussi, qu’elle sort?t de son isolement, qu’elle pr?t quelque distraction. Et comme il lui ?tait facile de deviner que la sauvagerie d’Antoinette tenait en partie ? la g?ne o? elle se trouvait, elle avait voulu lui offrir de jolies toilettes, que l’orgueil d’Antoinette avait refus?es; mais l’aimable protectrice s’y ?tait prise de telle sorte qu’elle avait trouv? moyen de la forcer ? accepter quelques-uns de ces petits cadeaux, qui sont si chers ? l’innocente vanit? f?minine. Antoinette en ?tait ? la fois reconnaissante et confuse. Elle se for?ait ? venir, de loin en loin, aux soir?es de Mme Nathan; et, comme elle ?tait jeune, elle y trouvait, malgr? tout, du plaisir.