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Mais dans ce monde un peu m?l?, o? venaient beaucoup de jeunes gens, la petite prot?g?e de Mme Nathan, pauvre et jolie, fut aussit?t le point de mire de deux ou trois polissons, qui jet?rent leur d?volu sur elle, avec une parfaite assurance. Ils sp?culaient d’avance sur sa timidit?. Elle fut m?me l’enjeu de paris entre eux.

Elle re?ut, un jour, des lettres anonymes, – ou, plus exactement, sign?es d’un noble pseudonyme, – qui lui faisaient une d?claration: lettres d’amour, d’abord flatteuses, pressantes, fixant un rendez-vous; puis, tr?s vite, plus hardies, essayant de la menace, et bient?t de l’injure, de basses calomnies: elles la d?shabillaient, d?taillaient les secrets de son corps, le salissaient de leur grossi?re convoitise; elles t?chaient de jouer de la na?vet? d’Antoinette, en lui faisant redouter un outrage public, si elle ne venait pas au rendez-vous assign?. Elle pleurait de douleur d’avoir pu s’?tre attir? de telles propositions; ces injures br?laient l’orgueil de son corps et de son c?ur. Elle ne savait comment sortir de l?. Elle ne voulait pas en parler ? son fr?re: elle savait qu’il en souffrirait trop, et qu’il donnerait ? l’affaire un caract?re plus grave. Elle n’avait pas d’amis. Recourir ? la police? Elle s’y refusait, par crainte du scandale. Il fallait en finir, pourtant. Elle sentait que son silence ne suffirait pas ? la d?fendre, que le dr?le qui la poursuivait serait tenace, et qu’il irait jusqu’? l’extr?me limite o? il verrait du danger pour lui.

Il venait de lui envoyer une sorte d’ultimatum, lui enjoignant de se trouver, le lendemain, au mus?e du Luxembourg. Elle y alla. – ? force de se torturer l’esprit, elle s’?tait convaincue que son pers?cuteur avait d? la rencontrer chez Mme Nathan. Certains mots d’une des lettres faisaient allusion ? un fait, qui n’avait pu se passer que l?. Elle pria Mme Nathan de lui rendre un grand service, de l’accompagner en voiture, jusqu’? la porte du mus?e, et de l’attendre, un moment. Elle entra. Devant le tableau convenu, le ma?tre-chanteur l’aborda, triomphant, et se mit ? lui parler, avec une courtoisie affect?e. Elle le regarda fixement, en silence. Quand il eut fini, il lui demanda en plaisantant pourquoi elle l’examinait ainsi. Elle r?pondit:

– Je regarde un l?che.

Il ne fut pas interloqu? pour si peu, et commen?a ? devenir familier. Elle dit:

– Vous avez voulu me menacer d’un scandale. Je viens vous l’offrir, ce scandale. Le voulez-vous?

Elle ?tait fr?missante, parlait haut, se montrait pr?te ? attirer l’attention sur eux. On les regardait. Il sentit qu’elle ne reculerait devant rien. Il baissa le ton. Elle lui lan?a, une derni?re fois:

– Vous ?tes un l?che!

et lui tourna le dos.

Ne voulant pas avoir l’air battu, il la suivit. Elle sortit du mus?e, avec l’homme sur ses talons. Elle se dirigea droit vers la voiture qui attendait, ouvrit brusquement la porti?re; et son suiveur se trouva nez ? nez avec Mme Nathan, qui le reconnut et le salua de son nom. Il perdit contenance, et s’esquiva.

Antoinette dut raconter l’histoire ? sa compagne. Elle ne le fit qu’? regret, et avec une extr?me r?serve. Il lui ?tait p?nible d’introduire une ?trang?re dans le secret des souffrances de sa pudeur bless?e. Mme Nathan lui reprocha de ne l’avoir pas avertie plus t?t. Antoinette la supplia de n’en rien dire ? personne. L’aventure en resta l?; et l’amie d’Antoinette n’eut m?me pas besoin de fermer son salon au personnage: car il ne revint plus.

*

? peu pr?s dans le m?me temps, Antoinette eut un autre chagrin, d’un genre bien diff?rent.

Un tr?s honn?te homme, d’une quarantaine d’ann?es, charg? d’un poste consulaire en Extr?me-Orient, et qui ?tait revenu passer quelques mois de cong? en France, rencontra Antoinette chez les Nathan: il s’?prit d’elle. La rencontre avait ?t? arrang?e d’avance, ? l’insu d’Antoinette, par Mme Nathan, qui s’?tait mis en t?te de marier sa petite amie. Il ?tait Isra?lite. Il n’?tait pas beau. Il ?tait un peu chauve et vo?t?; mais il avait de bons yeux, des mani?res affectueuses, et un c?ur qui savait compatir ? la souffrance, ayant souffert aussi. Antoinette n’?tait plus la petite fille romanesque d’autrefois, l’enfant g?t?e, qui r?vait de la vie, comme d’une promenade que l’on fait par une belle journ?e avec un amoureux; elle la voyait maintenant comme un dur combat, qu’il fallait recommencer chaque jour, sans jamais se reposer, sous peine de perdre en un instant tout le terrain conquis, pouce par pouce, en des ann?es de fatigue; et elle pensait qu’il serait doux de pouvoir s’appuyer sur le bras d’un ami, de partager sa peine avec lui, de pouvoir un peu fermer les yeux, tandis qu’il veillerait sur elle. Elle savait que c’?tait un r?ve; mais elle n’avait pas encore eu le courage de renoncer tout ? fait ? ce r?ve. Au fond, elle n’ignorait pas qu’une fille sans dot n’avait rien ? esp?rer dans le monde o? elle vivait. La vieille bourgeoisie fran?aise est connue dans le monde entier pour l’esprit d’int?r?t sordide, qu’elle apporte au mariage. Les Juifs sont moins bassement avides d’argent. Il n’est pas rare de voir chez eux un jeune homme riche choisir une jeune fille pauvre, ou une jeune fille qui a de la fortune chercher passionn?ment un homme qui ait de l’intelligence. Mais chez le bourgeois fran?ais, catholique et provincial, le sac cherche le sac. Et pour quoi faire, les malheureux? Ils n’ont que des besoins m?diocres; ils ne savent que manger, b?iller, dormir, – ?conomiser. Antoinette les connaissait. Elle les avait vus, depuis l’enfance. Elle les avait vus avec les lunettes de la richesse et avec celles de la pauvret?. Elle n’avait plus d’illusions sur ce qu’elle en pouvait attendre. Aussi, la d?marche de l’homme qui lui demanda de l’?pouser lui fut-elle d’une douceur inesp?r?e. Sans l’aimer d’abord, elle se sentit p?n?tr?e pour lui, peu ? peu, d’une reconnaissance et d’une tendresse profondes. Elle e?t accept? sa demande, s’il n’avait fallu le suivre aux colonies, et abandonner son fr?re. Elle refusa; et son ami, tout en comprenant la noblesse de ses raisons, ne le lui pardonna point: l’?go?sme de l’amour n’admet point qu’on ne lui sacrifie pas jusqu’aux vertus qui lui sont le plus ch?res dans l’?tre aim?. Il cessa de la voir; il ne lui ?crivit plus, apr?s qu’il fut parti, elle n’eut plus aucune nouvelle de lui, jusqu’au jour o? elle apprit, – cinq ou six mois plus tard, – par une lettre de faire-part dont l’adresse ?tait de sa main, qu’il avait ?pous? une autre femme.

Ce fut une grande tristesse pour Antoinette. Une fois de plus navr?e, elle offrit sa souffrance ? Dieu; elle voulut se persuader qu’elle ?tait justement punie d’avoir perdu de vue, un instant, sa t?che unique, qui ?tait de se d?vouer ? son fr?re; et elle s’y absorba.

Elle se retira tout ? fait du monde. Elle avait cess? d’aller chez les Nathan, qui ?taient en froid avec elle, depuis qu’elle avait refus? le parti qu’ils lui offraient: eux non plus n’avaient pas admis ses raisons. Mme Nathan, qui avait d?cr?t? d’avance que ce mariage se ferait et qu’il serait parfait, avait ?t? froiss?e dans son amour-propre qu’il ne se f?t pas, par la faute d’Antoinette. Elle trouvait ses scrupules fort estimables, assur?ment, mais d’une sentimentalit? exag?r?e; et du jour au lendemain, elle se d?sint?ressa de cette petite oie. Son besoin de faire le bien aux gens avec ou malgr? leur consentement venait d’?lire une autre prot?g?e, qui absorbait pour l’instant toute la somme d’int?r?t et de d?vouement qu’elle avait ? d?penser.

Olivier ne savait rien des romans douloureux qui se passaient dans le c?ur de sa s?ur. C’?tait un gar?on sentimental et l?ger, qui vivait dans ses r?vasseries. Il ?tait bien al?atoire de rien fonder sur lui, malgr? son esprit vif et charmant, et son c?ur qui ?tait un tr?sor de tendresse, comme celui d’Antoinette. Constamment, il compromettait des mois d’efforts par des incons?quences, des d?couragements, des fl?neries, des amours de t?te, o? il perdait son temps et ses forces. Il s’?prenait de jolies figures entrevues, de petites filles coquettes, avec qui il avait caus? une fois dans un salon, et qui ne faisaient aucune attention ? lui. Il s’engouait pour une lecture, un po?me, une musique: il s’y enfon?ait pendant des mois, d’une fa?on exclusive, au d?triment de ses ?tudes. Il fallait le surveiller sans cesse, en ayant grand soin qu’il ne s’en aper??t point, de peur de le blesser. Des coups de t?te ?taient toujours ? redouter. Il avait cette surexcitation f?brile, ce manque d’?quilibre, cette tr?pidation inqui?te, que l’on rencontre chez ceux que guette la phtisie. Le m?decin n’avait pas cach? le danger ? Antoinette. Cette plante d?j? maladive, transplant?e de province ? Paris, aurait eu besoin de bon air et de lumi?re. Antoinette ne pouvait les lui donner. Ils n’avaient pas assez d’argent pour s’?loigner de Paris, pendant les vacances. Le reste de l’ann?e, ils ?taient pris, toute la semaine, par leur t?che; et, le dimanche, ils ?taient si fatigu?s qu’ils n’avaient pas envie de sortir, sinon pour aller au concert.

Certains dimanches d’?t?, Antoinette faisait pourtant un effort, et entra?nait Olivier dans les bois des environs, du c?t? de Chaville ou de Saint-Cloud. Mais les bois ?taient remplis de couples bruyants, de chansons de caf?-concert, et de papiers graisseux: ce n’?tait pas la divine solitude qui repose et purifie. Et le soir, pour rentrer, la cohue des trains, l’empilement suffocant dans les honteux wagons de la banlieue, bas, ?troits, et obscurs, le bruit, les rires, les chants, la grivoiserie, la puanteur, la fum?e du tabac. Antoinette et Olivier, qui n’avaient, ni l’un ni l’autre, l’?me populaire, revenaient d?go?t?s, d?moralis?s. Olivier suppliait Antoinette de ne plus recommencer les promenades; et Antoinette n’avait plus le c?ur de le faire, avant un certain temps. Elle persistait pourtant, bien que ce lui f?t d?sagr?able plus encore qu’? Olivier; mais elle croyait que c’?tait n?cessaire ? la sant? de son fr?re. Elle l’obligeait ? se promener de nouveau. Ces nouvelles exp?riences n’?taient pas plus heureuses; et Olivier les lui reprochait am?rement. Alors, ils restaient bloqu?s dans la ville ?touffante, et, de leur cour de prison, ils soupiraient apr?s les champs.