L’examen recommen?a. Olivier faillit ne pouvoir y prendre part: il ?tait souffrant, et il avait si peur des angoisses, par lesquelles, re?u ou non, il aurait ? passer, qu’il e?t presque souhait? de tomber malade tout ? fait. Il r?ussit assez bien cette fois, ? l’?crit. Mais ce fut dur d’attendre les r?sultats de l’admissibilit?. Suivant les usages imm?moriaux du pays de la R?volution, qui est le pays le plus routinier du monde, les examens avaient lieu en juillet, pendant les jours les plus torrides de l’ann?e: comme si l’on avait l’intention arr?t?e d’achever les malheureux, d?j? ?cras?s par la pr?paration des programmes monstrueux, dont aucun de leurs juges ne savait la dixi?me partie. On rendait compte des compositions, le lendemain de la cohue du 14 juillet, de cette gaiet? p?nible pour ceux qui ne sont pas gais et qui ont besoin de silence. Sur la place ? c?t? de la maison, des forains ?taient install?s, des tirs cr?pitaient, des chevaux de bois ? vapeur mugissaient, des orgues de Barbarie braillaient, de midi ? minuit. Le vacarme dura huit jours. Puis, un pr?sident de la R?publique, pour entretenir sa popularit?, accorda aux hurleurs une demi-semaine de plus. Cela ne lui co?tait rien: il ne les entendait pas! Mais Olivier et Antoinette le cerveau martel?, meurtri par le bruit, oblig?s de garder leurs fen?tres ferm?es et d’?touffer dans leurs chambres, se bouchant les oreilles, essayant vainement d’?chapper ? l’obsession lancinante de ces refrains idiots, grinc?s du matin au soir, qui leur entraient dans la t?te comme des coups de couteau, se crispaient de douleur.
Les examens oraux commen?aient presque aussit?t apr?s l’admissibilit?. Olivier supplia Antoinette de n’y pas assister. Elle attendait ? la porte, – plus tremblante que lui. Jamais il ne lui dit qu’il ?tait satisfait de la fa?on dont il avait pass?. Il la tourmentait de ce qu’il avait dit, ou de ce qu’il n’avait pas dit.
Le jour du r?sultat final arriva. On affichait dans la cour de la Sorbonne les noms des candidats re?us. Antoinette ne voulut pas laisser Olivier aller seul. En quittant leur maison, ils pens?rent, sans se le dire, que quand ils y rentreraient, ils sauraient, et que peut-?tre alors ils regretteraient cette minute de crainte, o? du moins ils esp?raient encore. Quand ils aper?urent la Sorbonne, ils sentirent leurs jambes fl?chir. Antoinette, si brave, dit ? son fr?re:
– Pas si vite, je t’en prie…
Olivier regarda sa s?ur, qui s’effor?ait de sourire. Il lui dit:
– Veux-tu que nous nous asseyions un instant sur ce banc?
Il aurait voulu ne pas aller jusqu’au bout. Mais, apr?s un instant, elle lui serra la main, et dit:
– Ce n’est rien, mon petit, continuons.
Ils ne trouv?rent pas tout de suite la liste. Ils en lurent plusieurs, o? le nom de Jeannin n’?tait pas. Lorsqu’ils le virent enfin, ils ne comprirent pas d’abord, ils relurent plusieurs fois, ils ne pouvaient y croire. Puis, quand ils furent bien s?rs que c’?tait vrai, que Jeannin, c’?tait lui, que Jeannin ?tait re?u, ils n’eurent pas un mot; ils d?tal?rent chez eux: elle lui avait saisi le bras, elle lui tenait le poignet, il s’appuyait sur elle; ils couraient presque, sans rien voir autour d’eux; en traversant le boulevard, ils faillirent ?tre ?cras?s. Ils se r?p?taient:
– Mon petit!… Ma petite!…
Ils remont?rent, quatre ? quatre, leurs ?tages. Rentr?s dans leur chambre, ils se jet?rent dans les bras l’un de l’autre. Antoinette prit son fr?re par la main, et le conduisit devant les photographies de leur p?re et de leur m?re, pr?s de son lit, dans un coin de sa chambre, qui ?tait comme son sanctuaire; elle s’agenouilla avec lui devant elles; et ils pleur?rent tout bas.
Antoinette voulut faire venir un bon petit d?ner; mais ils ne purent y toucher: ils n’avaient pas faim. Ils pass?rent la soir?e, Olivier aux genoux de sa s?ur, ou sur ses genoux, se faisant c?liner comme un petit enfant. Ils parlaient ? peine. Ils n’avaient m?me plus la force d’?tre heureux, ils ?taient bris?s. Ils se couch?rent avant neuf heures, et dormirent d’un sommeil de plomb.
Le lendemain, Antoinette avait cruellement mal ? la t?te, mais un tel poids enlev? de dessus le c?ur! Il semblait ? Olivier qu’il respirait enfin, pour la premi?re fois. Il ?tait sauv?, elle l’avait sauv?, elle avait accompli sa t?che; et lui, n’avait pas ?t? indigne de ce que sa s?ur attendait de lui!… – Pour la premi?re fois depuis des ann?es, des ann?es, ils s’abandonn?rent ? la paresse. Jusqu’? midi, ils rest?rent couch?s, se parlant d’un lit ? l’autre, la porte de leur chambre ouverte; ils se voyaient dans une glace, ils voyaient leur figure heureuse et gonfl?e de fatigue; ils se souriaient, ils s’envoyaient des baisers, s’assoupissaient de nouveau, se regardaient dormir, courbatur?s, moulus, ayant ? peine la force de se parler que par de tendres monosyllabes.
Antoinette n’avait pas cess? d’?conomiser sou par sou, pour avoir une petite ?pargne en cas de maladie. Elle n’avait pas dit ? son fr?re la surprise qu’elle voulait lui en faire. Le lendemain de sa r?ception, elle lui annon?a qu’ils allaient passer un mois en Suisse, pour se r?compenser tous deux de leurs ann?es de peines. Maintenant qu’Olivier ?tait assur? de passer trois ans ? l’?cole Normale aux frais de l’?tat, puis de trouver un emploi, au sortir de l’?cole, ils pouvaient faire des folies et d?penser tout ce qu’ils avaient mis de c?t?. Olivier poussa des cris de joie ? cette nouvelle. Antoinette fut plus heureuse encore, – heureuse du bonheur de son fr?re, – heureuse de penser qu’elle allait revoir enfin la campagne, dont elle languissait.
Les pr?paratifs de voyage furent une grande affaire, mais un plaisir de tous les instants. Le mois d’ao?t ?tait assez avanc?, quand ils partirent. Ils ?taient peu habitu?s ? voyager. Olivier n’en dormit pas, la nuit d’avant. Et il ne dormit pas non plus, la nuit en wagon. Toute la journ?e, il avait craint de manquer le train. Ils s’?taient press?s fi?vreusement, ils avaient ?t? bouscul?s dans la gare, ils ?taient empil?s dans un compartiment de seconde, o? ils ne pouvaient m?me pas s’accouder pour dormir; – (un de ces privil?ges, dont les Compagnies fran?aises, si ?minemment d?mocratiques, s’?vertuaient ? priver les voyageurs qui n’?taient pas riches, afin que les voyageurs qui l’?taient eussent le plaisir de penser qu’ils ?taient seuls ? en jouir.) – Olivier ne ferma pas l’?il, un instant: il n’?tait pas encore tout ? fait s?r qu’il ?tait dans le bon train, et il guettait le nom de chaque station. Antoinette sommeillait ? demi, et se r?veillait sans cesse; les cahots du wagon faisaient ballotter sa t?te. Olivier la regardait, ? la lueur de la lampe fun?raire, qui luit au fa?te de ces sarcophages ambulants; et il fut frapp? de l’alt?ration de ses traits. Le tour des yeux ?tait creus?; la bouche au dessin enfantin s’entrouvrait avec lassitude; le teint de la peau ?tait jauni, et de petits plis fripaient ?? et l? les joues, o? se voyait la marque des tristes jours de deuils et de d?sillusions. Elle avait l’air vieillie, malade. – En v?rit?, elle ?tait si fatigu?e! Si elle avait os?, elle e?t retard? le d?part. Mais elle n’avait pas voulu g?ter le plaisir de son fr?re; elle voulait se persuader que son mal n’?tait que de la fatigue, et que la campagne la remettrait. Ah! comme elle avait peur de tomber malade, en route!… Elle eut conscience qu’il la regardait; et, s’arrachant p?niblement ? la torpeur qui l’accablait, elle rouvrit les yeux, – ces yeux toujours si jeunes, si limpides, si clairs, o? de temps en temps passait une angoisse involontaire, comme des nuages sur un petit lac. Il lui demanda tout bas, avec une tendre inqui?tude, comment elle allait: elle lui serra la main, et assura qu’elle ?tait bien. Un mot d’amour la ranimait.
D?s l’aube rougissante sur la campagne bl?me, entre D?le et Pontarlier, le spectacle des champs qui s’?veillaient, le gai soleil qui se levait sur la terre, – le soleil ?chapp? comme eux de la prison des rues, des maisons poussi?reuses, des fum?es grasses de Paris, – les prairies frissonnantes, qu’enveloppait la bu?e l?g?re de leur haleine blanche comme le lait; les moindres d?tails de la route: un petit clocher de village, un filet d’eau entrevu, une ligne bleue de collines flottant au fond de l’horizon; l’ang?lus gr?le et touchant que le vent apportait du lointain, ? un arr?t du train au milieu de la campagne assoupie; les graves silhouettes d’un troupeau de vaches qui r?vaient sur un talus, au-dessus du chemin, – tout absorbait l’attention d’Antoinette et de son fr?re: tout leur semblait nouveau. Ils ?taient comme deux arbres dess?ch?s, qui boivent l’eau du ciel avec d?lices.
Puis, ce fut, au matin, la douane suisse o? il fallut descendre. Une petite gare en rase campagne. On avait un peu mal au c?ur de la mauvaise nuit, et on ?tait frissonnant de la fra?cheur humide de l’aube; mais il faisait calme, le ciel ?tait pur, le souffle des prairies montait autour de vous, coulait dans votre bouche, sur votre langue, le long de votre gorge, jusqu’au fond de votre poitrine, comme un petit ruisseau; et l’on prenait debout ? une table en plein air, le caf? chaud qui ranime, avec le lait cr?meux, doux comme le ciel, et sentant bon l’herbe et les fleurs des champs.
Ils mont?rent dans les wagons suisses, dont la disposition, nouvelle pour eux, leur causa un plaisir enfantin. Mais comme Antoinette ?tait lasse! Elle ne s’expliquait pas ce malaise qui la tenait. Pourquoi voyait-elle que tout cela, autour d’elle ?tait si joli, si int?ressant, et y go?tait-elle si peu de plaisir? N’?tait-ce pas tout ce qu’elle r?vait depuis des ann?es: un beau voyage, son fr?re ? c?t? d’elle, les soucis d’avenir ?cart?s, la ch?re nature?… Qu’avait-elle donc? Elle se le reprochait, et elle s’obligeait ? admirer, ? partager la joie na?ve de son fr?re…