Elle riait toujours. La nuit, dans son sommeil, elle riait encore. Olivier, couch? dans la chambre voisine, et qui ne dormait point, sursautait au milieu des histoires qu’il se contait, en entendant ces fous rires et les paroles entrecoup?es qu’elle disait dans le silence de la nuit. Dehors, les arbres craquaient sous le souffle du vent, une chouette pleurait, les chiens hurlaient dans les villages, au loin, et dans les fermes au fond des bois. Dans l’ind?cise phosphorescence de la nuit, Olivier voyait se mouvoir devant sa fen?tre, comme des spectres, des branches lourdes et sombres de sapins, et le rire d’Antoinette lui ?tait un all?gement.
Les deux enfants ?taient tr?s religieux, surtout Olivier. Leur p?re les scandalisait par ses professions de foi anticl?ricales; mais il les laissait libres; et, au fond, comme tant de bourgeois qui ne croient pas, il n’?tait pas f?ch? que les siens crussent pour lui: car il est toujours bon d’avoir des alli?s dans l’autre camp, on n’est jamais s?r de quel c?t? tournera la chance. En somme, il ?tait d?iste, et il se r?servait, le moment venu, de faire venir un cur?, comme avait fait son p?re: si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal; on n’a pas besoin de croire qu’on sera br?l?, pour prendre une assurance contre l’incendie.
Olivier, maladif, avait une inclination au mysticisme. Il lui semblait parfois ne plus exister. Cr?dule et tendre, il avait besoin d’un appui; il go?tait dans la confession une jouissance douloureuse, le bienfait de se confier ? l’invisible Ami, dont les bras vous sont toujours ouverts, ? qui on peut tout dire, qui comprend et qui excuse tout; il savourait la douceur de ce bain d’humilit? et d’amour, d’o? l’?me sort toute pure, lav?e et repos?e. Il lui ?tait si naturel de croire, qu’il ne comprenait pas comment on pouvait douter; il pensait qu’on y mettait de la m?chancet?, ou que Dieu vous punissait. Il faisait des pri?res en cachette pour que son p?re f?t touch? de la gr?ce; et il eut une grande joie, un jour que, visitant avec lui une ?glise de campagne, il le vit faire un signe de croix. Les r?cits de l’Histoire Sainte s’?taient m?l?s en lui aux merveilleuses histoires de R?bezahl, de Gracieuse et Percinet, et du calife Haroun-al-Raschid. Quand il ?tait petit, il ne doutait pas plus de la v?rit? des unes que des autres. Et, de m?me qu’il n’?tait pas s?r de ne pas conna?tre Schacabac aux l?vres fendues, et le barbier babillard, et le petit bossu de Casgar, de m?me que, lorsqu’il se promenait, il cherchait des yeux dans la campagne le pic noir qui porte dans son bec la racine magique du chercheur de tr?sors, Chanaan et la Terre Promise devenaient, par la vertu de son imagination d’enfant, des localit?s bourguignonnes ou berrichonnes. Une colline du pays, toute ronde, avec un petit arbre au sommet comme un vieux plumet d?fra?chi lui semblait la montagne o? Abraham avait ?lev? le b?cher. Et un gros buisson mort, ? la lisi?re des chaumes, ?tait le Buisson ardent que les si?cles avaient ?teint. M?me quand il ne fut plus tout petit, et quand son sens critique commen?ait ? s’?veiller, il aimait ? bercer encore des l?gendes populaires qui enguirlandent la foi; et il y trouvait tant de plaisir que, sans ?tre tout ? fait dupe, il s’amusait ? l’?tre. C’est ainsi que, pendant longtemps, il guetta, le samedi saint, le retour des cloches de P?ques, qui sont parties pour Rome, le jeudi d’avant, et qui reviennent dans les airs avec de petites banderoles. Il avait fini par se rendre compte que ce n’?tait pas vrai, mais il n’en continuait pas moins de lever le nez au ciel, quand il les entendait sonner; et une fois, il eut l’illusion – tout en sachant parfaitement que cela ne pouvait pas ?tre – d’en voir une dispara?tre au-dessus de la maison, avec des rubans bleus.
Il avait un imp?rieux besoin de se baigner dans ce monde de l?gende et de foi. Il fuyait ? la vie. Il se fuyait lui-m?me. Maigre, p?le, ch?tif, il souffrait d’?tre ainsi, il ne pouvait supporter de se l’entendre dire. Il portait en lui un pessimisme natif, qui lui venait de sa m?re sans doute, et qui avait trouv? un terrain favorable chez cet enfant maladif. Il n’en avait pas conscience: il croyait que tout le monde ?tait comme lui; et ce petit bonhomme de dix ans, pendant ses r?cr?ations, au lieu de jouer dans le jardin, s’enfermait dans sa chambre, et, en grignotant son go?ter, il ?crivait son testament.
Il ?crivait beaucoup. Il s’acharnait ? ?crire son journal, chaque soir en cachette, – il ne savait pourquoi, car il n’avait rien ? dire que des niaiseries. ?crire ?tait chez lui une manie h?r?ditaire, ce besoin s?culaire du bourgeois de province fran?aise, – la vieille race indestructible, – qui, chaque jour, ?crit pour soi jusqu’au jour de sa mort, avec une patience idiote et presque h?ro?que, les notes d?taill?es de ce qu’il a, chaque jour, vu, dit, fait, entendu, bu, pens? et mang?. Pour soi. Pour personne autre. Personne ne le lira jamais: il le sait; et lui-m?me ne se relit jamais.
La musique lui ?tait, comme la foi, un abri contre la lumi?re trop vive du jour. Tous deux, le fr?re et la s?ur, ?taient musiciens de c?ur, – surtout Olivier, qui tenait ce don de sa m?re. Au reste, il s’en fallait que leur go?t f?t excellent. Personne n’e?t ?t? capable de le former, dans cette province o? l’on n’entendait, en fait de musique, que la fanfare locale qui jouait des pas redoubl?s, ou – dans ses bons jours – des pots-pourris d’Adolphe Adam, l’orgue de l’?glise qui ex?cutait des romances, et les exercices de piano des demoiselles de la bourgeoisie qui tapotaient sur des instruments mal accord?s quelques valses et polkas, l’ouverture du Calife de Bagdad, ou de la Chasse du jeune Henri, et deux ou trois sonates de Mozart, toujours les m?mes, et toujours avec les m?mes fausses notes. Cela faisait partie du programme invariable des soir?es, quand on recevait du monde. Apr?s d?ner, ceux qui avaient des talents ?taient pri?s de les faire valoir: ils refusaient d’abord, en rougissant, puis finissaient par c?der aux instances de l’assembl?e; et ils ex?cutaient leur grand morceau par c?ur. Chacun admirait alors la m?moire de l’artiste et son jeu «perl?».
Cette c?r?monie, qui se renouvelait presque ? chaque soir?e, g?tait pour les deux enfants tout le plaisir du d?ner. Encore, quand ils avaient ? jouer ? quatre mains leur Voyage en Chine de Bazin, ou leurs petits morceaux de Weber, ils ?taient s?rs l’un de l’autre, ils n’avaient pas trop peur. Mais quand il fallait jouer seul, c’?tait un supplice. Antoinette, comme toujours, ?tait la plus brave. Cela l’ennuyait mortellement; mais comme elle savait qu’il n’y avait pas moyen d’y ?chapper, elle en prenait son parti, allait s’asseoir au piano, d’un petit air d?cid?, et galopait son rondo, ? la diable, bredouillant des passages, ? d’autres pataugeant, s’interrompant, tournant la t?te, disant avec un sourire:
– Ah! je ne me souviens plus…
puis, reprenant bravement, quelques mesures plus loin, et allant jusqu’au bout. Apr?s, elle ne cachait pas son contentement d’avoir fini; et, quand elle revenait ? sa place au milieu des compliments, elle riait, en disant:
– J’en ai fait, des fausses notes!…
Mais Olivier ?tait d’humeur moins facile. Il ne pouvait supporter de s’exhiber en public, d’?tre le point de mire de toute une soci?t?. C’?tait d?j? pour lui une souffrance de parler, quand il y avait du monde. Jouer, surtout pour des gens qui n’aimaient pas la musique – (il le voyait tr?s bien,) – que la musique ennuyait m?me, et qui vous faisaient jouer seulement par habitude, lui semblait une tyrannie, contre laquelle il tentait de s’insurger en vain. Il refusait obstin?ment. Certains soirs, il se sauvait; il allait se cacher dans une chambre noire, dans le corridor, et jusqu’au grenier, malgr? sa peur des araign?es. Sa r?sistance rendait les insistances plus vives et plus narquoises; les objurgations des parents s’y m?laient, agr?ment?es de quelques claques, quand l’esprit de r?volte soufflait trop impertinemment. Et il devait toujours finir par jouer, – naturellement, en d?pit du bon sens. Ensuite, il souffrait, la nuit, d’avoir mal jou? parce qu’il aimait vraiment la musique.
Le go?t de la petite ville n’avait pas toujours ?t? aussi m?diocre. On se souvenait d’un temps, o? l’on faisait d’assez bonne musique de chambre, chez deux ou trois bourgeois. Mme Jeannin parlait souvent de son grand-p?re, qui raclait du violoncelle avec passion, et qui chantait des airs de Gluck, de Dalayrac et de Berton. Il y en avait encore un gros cahier ? la maison, ainsi qu’une liasse d’airs italiens. Car l’aimable vieillard ?tait comme M. Andrieux, dont Berlioz disait: «Il aimait bien Gluck.» Et il ajoutait avec amertume «Il aimait bien aussi Piccinni». – Peut-?tre aimait-il mieux Piccinni. En tout cas, les airs italiens l’emportaient de beaucoup en nombre, dans la collection du grand-p?re. Ils avaient ?t? le pain musical du petit Olivier. Nourriture peu substantielle, et un peu analogue aux sucreries de province, dont on bourre les enfants: elles affadissent le go?t, d?molissent l’estomac, et risquent d’enlever pour toujours l’app?tit pour des aliments plus s?rieux. Mais la gourmandise d’Olivier ne pouvait ?tre mise en cause. D’aliments plus s?rieux, on ne lui en offrait pas. Il n’avait pas de pain, il mangeait du g?teau. C’est ainsi que, par la force des choses, Cimarosa, Paesiello, et Rossini devinrent les nourriciers de ce petit gar?on m?lancolique et mystique, dont la t?te tournait un peu, en buvant l’Asti spumante, que lui versaient, au lieu de lait, ces p?res Sil?nes hilares et effront?s, et les deux petites Bacchantes sautillantes de Naples et de Catane, au sourire ing?nu et lascif, avec une jolie larme dans les yeux: Pergol?se et Bellini.
Il jouait beaucoup de musique, tout seul, pour son plaisir. Il en ?tait impr?gn?. Il ne cherchait pas ? comprendre ce qu’il jouait, il en jouissait passivement. Personne ne songeait ? lui faire apprendre l’harmonie; et lui-m?me ne s’en souciait pas. Tout ce qui ?tait science et esprit scientifique ?tait ?tranger ? la famille, surtout du c?t? maternel. Ces hommes de loi, beaux esprits et humanistes ?taient perdus devant un probl?me. On citait comme un ph?nom?ne, un membre de la famille, – un cousin ?loign?, – qui ?tait entr? au Bureau des Longitudes. Encore disait-on qu’il en ?tait devenu fou. La vieille bourgeoisie de province, d’esprit robuste et positif, mais assoupi par ses longues digestions et la monotonie des jours, est pleine de son bon sens; elle a une telle foi en lui qu’elle se fait fort de ne trouver aucune difficult? qu’il ne soit suffisant ? r?soudre; et elle n’est pas loin de consid?rer les hommes de science comme des esp?ces d’artistes, plus utiles que les autres, mais moins relev?s, parce que du moins les artistes ne servent ? rien; et cette fain?antise ne manque pas de distinction. Au lieu que les savants sont presque des ouvriers manuels, – (ce qui est d?shonorant), – des contrema?tres plus instruits et un peu toqu?s; tr?s forts sur le papier; mais, sortis de leur usine ? chiffres, il n’y a plus personne! Ils n’iraient pas loin, s’ils n’avaient, pour les diriger, les gens de bon sens, qui poss?dent l’exp?rience de la vie et des affaires.