Выбрать главу
*

Ainsi, leur vie fut bâtie sur une foi brûlante; faite de stoïcisme, de religion, et de noble ambition. Tout l’être des deux enfants fut tendu vers ce but unique: le succès d’Olivier. Antoinette accepta toutes les tâches, toutes les humiliations: elle fut institutrice dans des maisons, où on la traitait presque en domestique; elle devait escorter ses élèves en promenade, comme une bonne, trotter pendant des heures avec elles, dans les rues, sous prétexte de leur apprendre l’allemand. Son amour pour son frère, son orgueil même, trouvaient à ces souffrances morales et à ces fatigues une jouissance.

Elle rentrait harassée, pour s’occuper d’Olivier, qui passait la journée au lycée, comme demi-pensionnaire, et ne revenait que le soir. Elle préparait le dîner, sur le fourneau à gaz, ou sur une lampe à esprit-de-vin. Olivier n’avait jamais faim, et tout le dégoûtait, la viande lui causait une répulsion: il fallait le forcer à manger, ou s’ingénier à lui faire de petits plats qui lui plussent; et la pauvre Antoinette n’était pas une fameuse cuisinière! Après qu’elle s’était donné beaucoup de peine, elle avait la mortification de lui entendre déclarer que sa cuisine était immangeable. Ce ne fut qu’après bien des désespoirs devant son fourneau de cuisine, – de ces désespoirs silencieux, que connaissent les jeunes ménagères maladroites, et qui empoisonnent leur vie et leur sommeil parfois, sans que personne en sache rien, – qu’elle réussit à s’y connaître un peu.

Après le dîner, quand elle avait lavé le peu de vaisselle dont ils usaient – (il voulait l’aider dans cette besogne, mais elle n’y consentait point), – elle s’occupait maternellement du travail de son frère. Elle lui faisait réciter ses leçons, elle lisait ses devoirs, elle faisait même certaines recherches pour lui, en prenant garde toujours de ne pas froisser ce petit être susceptible. Ils passaient la soirée à leur unique table, qui leur servait à la fois pour prendre leurs repas, et pour écrire. Il faisait ses devoirs; elle cousait ou faisait de la copie. Quand il était couché, elle s’occupait de l’entretien de ses vêtements, ou travaillait pour elle.

Quelles que fussent leurs difficultés à se tirer d’affaire, ils décidèrent que tout l’argent qu’ils réussiraient à mettre de côté servirait, avant tout, à les libérer de la dette, que leur mère avait contractée vis-à-vis des Poyet. Ce n’était pas que ceux-ci fussent des créanciers gênants: ils n’avaient pas donné signe de vie; ils ne pensaient plus à cet argent, qu’ils croyaient définitivement perdu; ils s’estimaient trop heureux d’être débarrassés à ce prix de leurs parents compromettants. Mais l’orgueil des deux enfants et leur piété filiale souffraient que leur mère dût rien à ces gens qu’ils méprisaient. Ils se privèrent; ils liardèrent sur leurs moindres distractions, sur leurs vêtements, sur leur nourriture, pour arriver à amasser ces deux cents francs, – une somme énorme pour eux. Antoinette eût voulu être seule à se priver. Mais quand son frère devina son intention, rien ne put l’empêcher de faire comme elle. Ils s’épuisaient à cette tâche, heureux quand ils pouvaient mettre de côté quelques sous par jour.

À force de privations, en trois ans, sou par sou, ils parvinrent à réunir la somme. Ce fut une grande joie… Antoinette alla chez les Poyet, un soir. Elle fut reçue sans bienveillance: car ils croyaient qu’elle venait demander des secours. Ils jugèrent bon de prendre les devants, en lui reprochant sèchement de ne leur avoir donné aucune nouvelle, de ne leur avoir même pas appris la mort de sa mère, et de ne venir que quand elle avait besoin d’eux. Elle les interrompit, disant qu’elle n’avait pas l’intention de les déranger: elle venait simplement rapporter l’argent, qu’elle leur avait emprunté; et, déposant sur la table les deux billets de banque, elle demanda quittance. Ils changèrent aussitôt de manières, et feignirent de ne pas vouloir accepter: ils éprouvaient pour elle cette affection subite, que ressent le créancier pour le débiteur qui lui rapporte, après des années, l’argent d’une créance sur laquelle il ne comptait plus. Ils cherchèrent à savoir où elle habitait avec son frère, et comment ils vivaient. Elle évita de répondre, demanda de nouveau la quittance, dit qu’elle était pressée, salua froidement, et partit. Les Poyet furent outrés contre l’ingratitude de cette fille.

Délivrée de cette obsession, Antoinette continua la même vie de privations, mais pour Olivier, maintenant. Elle se cachait davantage, pour qu’il ne le sût pas; elle économisait sur sa toilette, et parfois sur sa faim, pour la toilette de son frère et pour ses distractions, pour rendre sa vie plus douce et plus ornée, pour lui permettre d’aller de temps en temps au concert, ou même au théâtre de musique, – le plus grand bonheur d’Olivier. Il n’eût pas voulu y aller sans elle; mais elle trouvait des prétextes pour s’en dispenser et lui enlever ses remords: elle prétendait qu’elle était trop lasse, qu’elle n’avait pas envie de sortir, et même que cela l’ennuyait. Il n’était pas dupe de ce mensonge d’amour; mais son égoïsme l’emportait. Il allait au théâtre; et une fois qu’il était là, ses remords le reprenaient; il y pensait, tout le temps du spectacle: son bonheur était gâté. Un dimanche qu’elle l’avait envoyé au concert du Châtelet, il revint au bout d’une demi-heure, disant à Antoinette qu’arrivé au pont Saint-Michel, il n’avait pas eu le courage d’aller plus loin: le concert ne l’intéressait plus, cela lui faisait trop de peine d’avoir du plaisir sans elle. Rien ne fut plus doux à Antoinette, quoiqu’elle eût du chagrin que son frère se fût privé, à cause d’elle, de sa distraction du dimanche. Mais Olivier ne pensait pas à le regretter: quand il avait vu, en rentrant, le visage de sa sœur rayonner d’une joie qu’elle s’efforçait en vain de cacher, il s’était senti plus heureux qu’il n’aurait pu l’être en entendant la plus belle musique du monde. Ils passèrent cette après-midi, assis en face l’un de l’autre, près de la fenêtre, lui, un livre à la main, elle, avec un ouvrage, ne cousant ni ne lisant guère, et parlant de petits riens qui n’avaient d’intérêt ni pour lui, ni pour elle. Jamais dimanche ne leur parut plus doux. Ils convinrent de ne plus se séparer pour aller au concert: ils n’étaient plus capables d’avoir du bonheur, seuls.

Elle réussit à économiser en cachette assez pour faire à Olivier la surprise d’un piano loué, qui, d’après un système de location, au bout d’un nombre de mois, devait leur appartenir tout à fait. Lourde obligation qu’elle contractait encore! Ces échéances furent souvent un cauchemar; elle ruinait sa santé à trouver l’argent nécessaire. Mais cette folie leur assurait un tel bonheur, à tous deux! La musique était leur paradis, dans cette dure vie. Elle prit une place immense. Ils s’en enveloppaient pour oublier le reste du monde. Ce n’était pas sans danger. La musique est un des grands dissolvants modernes. Sa langueur chaude d’étuve ou d’automne énervant surexcite les sens et tue la volonté. Mais elle était une détente pour une âme contrainte à une activité excessive et sans joie, comme celle d’Antoinette. Le concert du dimanche était la seule lueur qui brillât dans la semaine de travail sans relâche. Ils vivaient du souvenir du dernier concert et de l’espoir du prochain, de ces deux ou trois heures passées hors du temps, hors de Paris. Après une longue attente dehors, par la pluie, ou la neige, ou le vent et le froid, serrés l’un contre l’autre, et tremblant qu’il n’y eût plus de places, ils s’engouffraient dans le théâtre, où ils étaient perdus dans une cohue, à des places étroites et obscures. Ils étouffaient, ils étaient écrasés, et tout près de se trouver mal de chaleur et de gêne; – et ils étaient heureux, heureux de leur propre bonheur et du bonheur de l’autre, heureux de sentir couler dans leur cœur les flots de bonté, de lumière et de force, qui ruisselaient des grandes âmes de Beethoven et de Wagner, heureux de voir s’éclairer le cher visage fraternel, – ce visage pâli par les fatigues et les soucis prématurés. Antoinette se sentait si lasse et comme dans les bras d’une mère qui la serrait contre son sein! Elle se blottissait dans le nid doux et tiède; et elle pleurait tout bas. Olivier lui serrait la main. Personne ne prenait garde à eux, dans l’ombre de la salle monstrueuse, où ils n’étaient pas les seules âmes meurtries, qui se réfugiaient sous l’aile maternelle de la Musique.