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Il ne s’apercevait de rien. Il était trop amusé ou distrait par sa vie nouvelle, pour bien observer sa sœur. Il était dans cette période de la jeunesse, où l’on a peine à se livrer, où l’on a l’air indifférent à des choses qui vous touchaient naguère et qui vous remueront plus tard. Les personnes âgées semblent parfois avoir des impressions plus fraîches, des jouissances plus naïves de la nature et de la vie que les jeunes gens de vingt ans. On dit alors que les jeunes gens sont moins jeunes de cœur et plus blasés. C’est le plus souvent une erreur. Ce n’est pas qu’ils soient blasés, s’ils paraissent insensibles. C’est qu’ils ont l’âme absorbée par des passions, des ambitions, des désirs, des idées fixes. Quand le corps est usé et qu’il n’y a plus rien à attendre de la vie, les émotions désintéressées retrouvent alors leur place; et se rouvre la source des larmes enfantines. Olivier était pris par mille petites préoccupations, dont la plus importante était une absurde passionnette, – (il en avait toujours) – qui l’obsédait au point de le rendre aveugle et indifférent pour tout le reste. Antoinette ne savait point ce qui se passait dans son frère; elle voyait seulement qu’il se retirait d’elle. Ce n’était pas tout à fait la faute d’Olivier. Parfois, il se réjouissait, en venant, de la revoir et de lui parler. Il entrait. Tout de suite, il était glacé. L’affection inquiète, la fièvre avec laquelle elle s’accrochait à lui, elle buvait ses paroles, elle l’accablait de prévenances, – cet excès de tendresse et d’attention trépidante lui enlevait aussitôt tout désir de se confier. Il aurait dû se dire qu’Antoinette n’était pas dans son état normal. Rien n’était plus loin de la discrétion délicate qu’elle gardait à l’ordinaire. Mais il n’y réfléchissait pas. À ses questions, il opposait un oui, ou un non très sec. Il se raidissait dans son mutisme, d’autant plus qu’elle cherchait à l’en faire sortir, ou même il la blessait par une réponse brusque. Alors, elle se taisait aussi, accablée. Leur journée s’écoulait, se perdait. – À peine avait-il passé le seuil de la maison pour retourner à l’École, qu’il était inconsolable de sa façon d’agir. Il s’en tourmentait, la nuit, en pensant à la peine qu’il avait faite. Il lui arrivait même, aussitôt rentré à l’École, d’écrire à sa sœur une lettre pleine d’effusions. – Mais le lendemain matin, quand il l’avait relue, il la déchirait. Et Antoinette n’en savait rien. Elle croyait qu’il ne l’aimait plus.

*

Elle eut encore, – sinon une dernière joie, – un dernier émoi de tendresse juvénile où son cœur se reprit, un réveil désespéré de sa force d’amour et d’espoir de bonheur. Ce fut absurde d’ailleurs, et si contraire à sa calme nature! Il fallut, pour que cela fût possible, le trouble où elle se trouvait, cet état de torpeur et de surexcitation, avant-coureur du mal.

Elle était à un concert du Châtelet, avec son frère. Comme il venait d’être chargé de la critique musicale dans une petite Revue, ils étaient un peu mieux placés qu’autrefois, mais au milieu d’un public beaucoup plus antipathique. Ils avaient des strapontins d’orchestre près de la scène. Christophe Krafft devait jouer. Ils ne connaissaient pas ce musicien allemand. Quand elle le vit paraître, son sang reflua au cœur. Bien que ses yeux fatigués ne le vissent qu’à travers un brouillard, elle n’eut aucun doute quand il entra: elle reconnut l’ami inconnu des mauvais jours d’Allemagne. Elle n’avait jamais parlé de lui à son frère; c’était à peine si elle avait pu s’en parler à elle-même: toute sa pensée avait été absorbée depuis par les soucis de la vie. Et puis, elle était une raisonnable petite Française, qui se refusait à admettre un sentiment obscur, dont la source lui échappait, et qui était sans avenir. Il y avait en elle toute une province de l’âme, aux profondeurs insoupçonnées, où dormaient bien d’autres sentiments, qu’elle eût eu honte de voir: elle savait qu’ils étaient là; mais elle en détournait les yeux, par une sorte de terreur religieuse pour cet Être qui se dérobe au contrôle de l’esprit.

Quand elle fut un peu remise de son trouble, elle emprunta la lorgnette de son frère, pour regarder Christophe, elle le voyait de profil, au pupitre de chef d’orchestre, et elle reconnut son expression violente et concentrée. Il portait un habit défraîchi, qui lui allait fort mal. – Antoinette assista, muette et glacée, aux péripéties de ce lamentable concert, où Christophe se heurta à la malveillance non dissimulée d’un public, qui était mal disposé pour les artistes allemands, et que sa musique assomma [2]. Quand, après une symphonie qui avait semblé trop longue, il reparut pour jouer quelques pièces pour piano, il fut accueilli par des exclamations gouailleuses, qui ne laissaient aucun doute sur le peu de plaisir qu’on avait à le revoir. Il commença pourtant à jouer, dans l’ennui résigné du public; mais les remarques désobligeantes, échangées à voix haute entre les auditeurs des dernières galeries, continuèrent d’aller leur train, pour la joie du reste de la salle. Alors il s’interrompit; par une incartade d’enfant terrible, il joua avec un doigt l’air: Malbrough s’en va-t-en guerre, puis, se levant du piano, il dit en face au public:

– Voilà ce qu’il vous faut!

Le public, un moment incertain sur les intentions du musicien, éclata en vociférations. Une scène de vacarme invraisemblable suivit. On sifflait, on criait:

– Des excuses! qu’il vienne faire des excuses!

Les gens, rouges de colère s’excitaient, tâchaient de se persuader qu’ils étaient réellement indignés; et peut-être ils l’étaient, mais, plus sûrement, ravis de cette occasion de se détendre et de faire du bruit: tels, des collégiens après deux heures de classe.

Antoinette n’avait pas la force de bouger; elle était comme pétrifiée; ses doigts crispés déchiraient en silence un de ses gants. Depuis les premières notes de la symphonie, elle avait prévu ce qui allait se passer, elle percevait l’hostilité sourde du public, elle la sentait grandir, elle lisait en Christophe, elle était sûre qu’il n’irait pas jusqu’au bout sans un éclat; elle attendait cet éclat, avec une angoisse croissante; elle se tendait pour l’empêcher; et quand cela fut venu, cela était tellement comme elle l’avait prévu qu’elle fut écrasée ainsi que par une fatalité, contre laquelle il n’y avait rien à faire. Et comme elle regardait toujours Christophe, qui fixait insolemment le public qui le huait, leurs regards se croisèrent. Les yeux de Christophe la reconnurent peut-être une seconde; mais, dans l’orage qui l’emportait, son esprit ne la reconnut pas: (il ne pensait plus à elle). Il disparut au milieu des sifflets.