Elle resta longtemps encore devant sa table, absorbée, sans pouvoir s’arracher à son immobilité. Il était plus de minuit, quand elle se leva péniblement, – vaillamment. Par une habitude machinale, elle serra les brouillons de sa lettre dans un livre de sa petite bibliothèque, n’ayant le courage, ni de les ranger, ni de les déchirer. Puis elle se coucha, grelottante de fièvre. Le mot de l’énigme se découvrait: elle sentait s’accomplir la volonté de Dieu.
Et une grande paix descendit en elle.
Le dimanche matin, Olivier, venant de l’École trouva Antoinette au lit, avec un peu de délire. Un médecin fut appelé. Il constata une phtisie aiguë.
Antoinette avait pris conscience de son état, dans les derniers jours; elle avait découvert enfin la raison du trouble moral, qui l’épouvantait. Pour la pauvre petite, qui avait honte d’elle-même, c’était presque un soulagement de penser qu’elle n’y était pour rien, que la maladie en était cause. Elle avait eu la force de prendre quelques précautions, de brûler ses papiers, de préparer une lettre pour Mme Nathan: elle la priait de vouloir bien veiller sur son frère, dans les premières semaines après sa «mort» – (elle n’osait pas écrire ce mot…)
Le médecin ne put nier: le mal était trop fort, et la constitution d’Antoinette était usée par les années de fatigues.
Antoinette était calme. Depuis qu’elle se sentait perdue, elle était délivrée de ses angoisses. Elle repassait dans sa pensée toutes les épreuves qu’elle avait traversées; elle revoyait son œuvre accomplie, son cher Olivier sauvé; et une joie ineffable la pénétrait. Elle se disait:
– C’est moi qui ai fait cela.
Elle se reprochait son orgueiclass="underline"
– Seule, je n’aurais rien pu. C’est Dieu qui m’a aidée.
Et elle remerciait Dieu de lui avoir accordé de vivre jusqu’à ce qu’elle eût fait sa tâche. Elle avait le cœur bien serré qu’il lui fallût s’en aller maintenant; mais elle n’osait pas se plaindre: c’eût été ingrat envers Dieu, qui aurait pu la rappeler plus tôt. Et que serait-il arrivé, si elle était partie, un an plus tôt? – Elle soupirait, et s’humiliait avec reconnaissance.
Malgré son oppression, elle ne se plaignait point, – sauf dans les lourds sommeils, où elle gémissait parfois, comme un petit enfant. Elle regardait les choses et les gens avec un plaisir résigné. La vue d’Olivier lui était une joie perpétuelle. Elle l’appelait des lèvres, sans parler: elle voulait qu’il posât sa tête près d’elle; et, les yeux près des yeux, elle le regardait longuement, en silence. Enfin, elle se soulevait, lui serrant la tête entre ses mains, et disait:
– Ah! Olivier!… Olivier!…
Elle enleva de son cou la médaille qu’elle portait, et la mit au cou de son frère. Elle recommanda son cher Olivier à son confesseur, à son médecin, à tous. On sentait qu’elle vivait désormais en lui, que, sur le point de mourir, elle se réfugiait dans cette vie, comme dans une île. Par moments, elle semblait grisée par une exaltation mystique de tendresse et de foi, elle ne sentait plus son mal; la tristesse était devenue joie, – une joie divine, qui rayonnait sur sa bouche, dans ses yeux. Elle répétait:
– Je suis heureuse…
La torpeur la gagnait. Dans ses derniers instants de conscience, ses lèvres remuaient, on voyait qu’elle se récitait quelque chose. Olivier vint à son chevet, et se pencha sur elle. Elle le reconnut encore, et lui sourit faiblement; ses lèvres continuaient de remuer, et ses yeux étaient pleins de larmes. On n’entendait pas ce qu’elle voulait dire… Mais Olivier saisit, comme un souffle, ces mots de la vieille chanson, qu’ils aimaient tant, qu’elle lui avait chantée bien des fois:
I will come again, my sweet and bonny, I will come again.
(«Je reviendrai, bien aimé, je reviendrai…»)
Puis, elle retomba dans sa torpeur… Et elle s’en alla.
Elle inspirait, sans le savoir, une sympathie profonde à beaucoup de personnes qu’elle ne connaissait pas: ainsi, dans la propre maison, dont elle ignorait jusqu’au nom des locataires, Olivier reçut des marques de compassion de gens qui lui étaient étrangers. L’enterrement d’Antoinette ne fut pas délaissé, comme l’avait été celui de sa mère. Des amis, des camarades de son frère, des familles chez qui elle avait donné des leçons, des êtres auprès desquels elle avait passé, muette, ne disant rien de sa vie, et qui ne lui en disaient rien, mais qui l’admiraient en secret, sachant son dévouement, même de pauvres gens, la femme de ménage qui l’aidait, de petits fournisseurs du quartier, la suivirent jusqu’au cimetière. Olivier avait été, dès le soir de la mort, recueilli par Mme Nathan, emmené malgré lui, distrait de force de sa douleur.
C’était bien le seul moment de sa vie, où il lui fût possible de résister à une telle catastrophe, – le seul où il ne lui fût pas permis de se livrer tout entier à son désespoir. Il venait de commencer une vie nouvelle, il faisait partie d’un groupe, il était entraîné par le courant, en dépit qu’il en eût. Les occupations et les soucis de son École, la fièvre intellectuelle, les examens, la lutte pour la vie, l’empêchaient de s’enfermer en lui: il ne pouvait être seul. Il en souffrait: mais ce fut son salut. Un an plus tôt, quelques années plus tard, il était perdu.
Cependant, il s’isola autant qu’il put dans le souvenir de sa sœur. Il eut le chagrin de ne pouvoir conserver l’appartement, où ils avaient vécu ensemble: il n’avait pas d’argent. Il espérait que ceux qui semblaient s’intéresser à lui comprendraient sa détresse de ne pouvoir sauver ce qui avait été à elle. Mais personne ne parut comprendre. Avec de l’argent emprunté en partie, en partie gagné par des répétitions, il loua une mansarde, où il entassa tout ce qu’il put faire tenir des meubles de sa sœur: son lit, sa table, son fauteuil. Il s’y fit un sanctuaire de son souvenir. Il allait s’y réfugier, les jours où il était abattu. Ses camarades croyaient qu’il avait une liaison. Il était là pendant des heures, à rêver d’elle, le front dans les mains: car il avait le malheur de ne posséder aucun portrait d’elle, qu’une petite photographie prise quand elle était enfant, et qui les représentait tous deux ensemble. Il lui parlait. Il pleurait… Où était-elle? Ah! si elle avait été seulement à l’autre bout du monde, en quelque lieu que ce fût, si inaccessible que ce fût, – avec quelle joie, quelle ardeur invincible, il se fût lancé à la recherche, à travers mille souffrances, dût-il marcher pieds nus pendant des siècles, si du moins chacun de ses pas l’avait rapproché d’elle!… Oui, même s’il n’avait eu qu’une chance sur mille d’arriver jusqu’à elle… Mais rien… Nul moyen de la rejoindre jamais… Quelle solitude! Comme il était livré, maladroit, enfantin dans la vie, maintenant qu’elle n’était plus là pour l’aimer, le conseiller, le consoler!… Celui qui a eu le bonheur de connaître, une fois dans le monde, l’intimité complète, sans limites, d’un cœur ami, a connu la plus divine joie, – une joie qui le rendra misérable, tout le reste de sa vie…