Les meilleurs moments de l’année étaient ceux qu’on passait dans une propriété de famille, à quelques lieues de la ville, au printemps et à l’automne. Là, on pouvait rêver tout à son aise: on ne voyait personne. Comme la plupart des petits bourgeois, les deux enfants étaient tenus à l’écart des gens du peuple: domestiques, fermiers, qui leur inspiraient au fond un peu de crainte et de dégoût. Ils tenaient de leur mère un dédain aristocratique – ou plutôt, essentiellement bourgeois, – pour les travailleurs manuels. Olivier passait les journées, perché dans les branches d’un frêne, et lisant des histoires merveilleuses: la délicieuse mythologie, les Contes de Musæus, ou de Mme d’Aulnoy, ou les Mille et une Nuits, ou des romans de voyage. Car il avait cette étrange nostalgie des terres lointaines, «ces rêves océaniques», qui tourmentent parfois les jeunes garçons des petites villes de provinces françaises. Un fourré lui cachait la maison; et il pouvait se croire très loin. Mais il se savait tout près; et il en était bien aise: car il n’aimait pas trop à s’éloigner tout seul; il se sentait perdu dans la nature. Les arbres houlaient autour. À travers le nid de feuillage il voyait au loin les vignes jaunissantes, les prairies où paissaient les vaches bigarrées, dont les meuglements lents remplissaient le silence de la campagne assoupie. Les coqs à la voix perçante se répondaient d’une ferme à l’autre. On entendait le rythme inégal des fléaux dans les granges. Dans cette paix des choses, la vie fiévreuse des myriades d’êtres coulait à pleins bords. Olivier surveillait d’un œil inquiet les colonnes des fourmis perpétuellement pressées, et les abeilles lourdes de butin, qui ronflent comme des tuyaux d’orgues, et les guêpes superbes et stupides, qui ne savent ce qu’elles veulent, – tout ce monde de bêtes affairées, qui semblent dévorées du désir d’arriver quelque part… Où cela? Elles l’ignorent. N’importe où! Quelque part… Olivier avait un frisson, au milieu de cet univers aveugle et ennemi. Il tressaillait, comme un levraut, au bruit d’une pomme de pin qui tombait, ou d’une branche sèche qui se cassait… Il se rassurait, en entendant, à l’autre bout du jardin, tinter les anneaux de la balançoire, où Antoinette se berçait, avec rage.
Elle rêvait aussi; mais c’était à sa façon. Elle passait la journée à fureter dans le jardin, gourmande, curieuse, et rieuse, picorant les raisins des vignes comme une grive, détachant en cachette une pêche de l’espalier, grimpant sur un prunier, ou lui donnant en passant de petites tapes sournoises, pour faire tomber la pluie des mirabelles d’or, qui fondent dans la bouche comme un miel parfumé. Ou elle cueillait des fleurs, bien que ce fût défendu: vite, elle arrachait une rose qu’elle convoitait depuis le matin, et elle se sauvait avec, dans la charmille au fond du jardin. Alors, elle enfouissait son petit nez voluptueusement dans la fleur enivrante, elle la baisait, la mordait, la suçait; et puis, elle cachait son larcin, elle l’enfonçait dans son cou, contre sa gorge, entre ses deux petits seins, qu’elle regardait curieusement se gonfler sous sa chemisette entre-bâillée… Une volupté aussi, exquise et défendue, était d’enlever ses chaussures et ses bas, et de s’en aller, pieds nus, sur le sablon frais des allées, et sur l’herbe mouillée des pelouses, et sur les pierres glacées d’ombre, ou brûlantes de soleil, et dans le petit ruisseau qui coulait à la lisière du bois, de baiser avec ses pieds, ses jambes, ses genoux, l’eau, la terre et la lumière. Couchée à l’ombre des sapins, elle regardait ses mains transparentes au soleil, et elle promenait machinalement ses lèvres sur le tissu satiné de ses bras fins et dodus. Elle se faisait des couronnes, des colliers, des robes de feuilles de lierre et de feuilles de chêne; elle y piquait des chardons bleus, et de la rouge épine-vinette et de petites branches de sapin avec leurs fruits verts: elle avait l’air d’une petite princesse barbare. Et elle dansait, toute seule, autour du jet d’eau; et, les bras étendus, elle tournait, elle tournait, jusqu’à ce que la tête lui tournât, et qu’elle se laissât choir sur la pelouse, la figure enfouie dans l’herbe, et riant aux éclats, pendant plusieurs minutes, sans pouvoir s’arrêter, et sans savoir pourquoi.
Ainsi coulaient les jours des deux enfants, à quelques pas l’un de l’autre, sans s’occuper l’un de l’autre, – sauf lorsque Antoinette s’avisait, en passant, de jouer une niche à son frère, de lui lancer au nez une poignée d’aiguilles de pin, ou de secouer son arbre, en menaçant de le faire tomber, ou de lui faire peur, en se lançant sur lui et criant brusquement:
– Hou! Hou!…
Elle était prise parfois d’une fureur de le taquiner. Elle le faisait descendre de son arbre, en prétendant que sa mère l’appelait. Puis, quand il était descendu, elle montait à sa place, et n’en voulait plus bouger. Alors Olivier geignait, et menaçait de se plaindre. Mais il n’y avait pas de danger qu’Antoinette s’éternisât sur l’arbre: elle ne pouvait rester deux minutes en repos. Quand elle s’était bien moquée d’Olivier, du haut de la branche, quand elle l’avait fait enrager à son aise, et qu’il était près de pleurer, elle dégringolait en bas, se jetait sur lui, le secouait en riant, l’appelait «petit serin», et le roulait par terre, en lui frottant le nez avec des poignées d’herbe. Il essayait de lutter; mais il n’était pas de force. Alors, il ne bougeait plus, couché sur le dos, comme un hanneton, ses bras maigres cloués sur le gazon par les robustes menottes d’Antoinette; et il prenait un air lamentable et résigné. Antoinette n’y résistait pas: elle le regardait vaincu et soumis; elle éclatait de rire, l’embrassait brusquement, et elle le laissait, – non sans lui avoir, en guise d’adieu, enfoncé un petit tapon d’herbe fraîche dans la bouche: ce qu’il détestait par-dessus tout, parce qu’il était extrêmement dégoûté. Et il crachait, il s’essuyait la bouche, il protestait avec indignation, tandis qu’elle se sauvait à toutes jambes, en riant.
Elle riait toujours. La nuit, dans son sommeil, elle riait encore. Olivier, couché dans la chambre voisine, et qui ne dormait point, sursautait au milieu des histoires qu’il se contait, en entendant ces fous rires et les paroles entrecoupées qu’elle disait dans le silence de la nuit. Dehors, les arbres craquaient sous le souffle du vent, une chouette pleurait, les chiens hurlaient dans les villages, au loin, et dans les fermes au fond des bois. Dans l’indécise phosphorescence de la nuit, Olivier voyait se mouvoir devant sa fenêtre, comme des spectres, des branches lourdes et sombres de sapins, et le rire d’Antoinette lui était un allégement.
Les deux enfants étaient très religieux, surtout Olivier. Leur père les scandalisait par ses professions de foi anticléricales; mais il les laissait libres; et, au fond, comme tant de bourgeois qui ne croient pas, il n’était pas fâché que les siens crussent pour lui: car il est toujours bon d’avoir des alliés dans l’autre camp, on n’est jamais sûr de quel côté tournera la chance. En somme, il était déiste, et il se réservait, le moment venu, de faire venir un curé, comme avait fait son père: si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal; on n’a pas besoin de croire qu’on sera brûlé, pour prendre une assurance contre l’incendie.
Olivier, maladif, avait une inclination au mysticisme. Il lui semblait parfois ne plus exister. Crédule et tendre, il avait besoin d’un appui; il goûtait dans la confession une jouissance douloureuse, le bienfait de se confier à l’invisible Ami, dont les bras vous sont toujours ouverts, à qui on peut tout dire, qui comprend et qui excuse tout; il savourait la douceur de ce bain d’humilité et d’amour, d’où l’âme sort toute pure, lavée et reposée. Il lui était si naturel de croire, qu’il ne comprenait pas comment on pouvait douter; il pensait qu’on y mettait de la méchanceté, ou que Dieu vous punissait. Il faisait des prières en cachette pour que son père fût touché de la grâce; et il eut une grande joie, un jour que, visitant avec lui une église de campagne, il le vit faire un signe de croix. Les récits de l’Histoire Sainte s’étaient mêlés en lui aux merveilleuses histoires de Rübezahl, de Gracieuse et Percinet, et du calife Haroun-al-Raschid. Quand il était petit, il ne doutait pas plus de la vérité des unes que des autres. Et, de même qu’il n’était pas sûr de ne pas connaître Schacabac aux lèvres fendues, et le barbier babillard, et le petit bossu de Casgar, de même que, lorsqu’il se promenait, il cherchait des yeux dans la campagne le pic noir qui porte dans son bec la racine magique du chercheur de trésors, Chanaan et la Terre Promise devenaient, par la vertu de son imagination d’enfant, des localités bourguignonnes ou berrichonnes. Une colline du pays, toute ronde, avec un petit arbre au sommet comme un vieux plumet défraîchi lui semblait la montagne où Abraham avait élevé le bûcher. Et un gros buisson mort, à la lisière des chaumes, était le Buisson ardent que les siècles avaient éteint. Même quand il ne fut plus tout petit, et quand son sens critique commençait à s’éveiller, il aimait à bercer encore des légendes populaires qui enguirlandent la foi; et il y trouvait tant de plaisir que, sans être tout à fait dupe, il s’amusait à l’être. C’est ainsi que, pendant longtemps, il guetta, le samedi saint, le retour des cloches de Pâques, qui sont parties pour Rome, le jeudi d’avant, et qui reviennent dans les airs avec de petites banderoles. Il avait fini par se rendre compte que ce n’était pas vrai, mais il n’en continuait pas moins de lever le nez au ciel, quand il les entendait sonner; et une fois, il eut l’illusion – tout en sachant parfaitement que cela ne pouvait pas être – d’en voir une disparaître au-dessus de la maison, avec des rubans bleus.