Pure attitude de r?action d?daigneuse contre «l’impudence», comme disait Montaigne, «de ceux qui font profession de savoir et leur outrecuidance d?mesur?e!» Les pr?tendus sceptiques de la revue: ?sope avaient, au fond, la foi la mieux tremp?e. Mais aux yeux du public, ce masque d’ironie offrait, naturellement, peu d’attraits; il ?tait fait pour d?router. On n’a le peuple avec soi que quand on lui apporte des paroles de vie simple, claire, vigoureuse, et certaine. Il aime mieux un robuste mensonge qu’une v?rit? an?mique. Le scepticisme ne lui agr?e que lorsqu’il recouvre quelque bon gros naturalisme, ou quelque idol?trie chr?tienne. Le pyrrhonisme d?daigneux dont s’enveloppait l’?sope, ne pouvait ?tre entendu que d’un petit nombre d’esprits, – «alme sdegnose», – qui connaissaient leur solidit? cach?e. Cette force ?tait perdue pour l’action.
Ils n’en avaient cure. Plus la France se d?mocratisait, plus sa pens?e, son art, sa science semblaient s’aristocratiser. La science, abrit?e derri?re ses idiomes sp?ciaux, au fond de son sanctuaire, et sous un triple voile, que seuls les initi?s avaient le pouvoir d’?carter, ?tait moins accessible qu’au temps de Buffon et des Encyclop?distes. L’art, – celui, du moins, qui avait le respect de soi et le culte du beau, – n’?tait pas moins herm?tique; il m?prisait le peuple. M?me parmi les ?crivains moins soucieux de beaut? que d’action, parmi ceux qui donnaient le pas aux id?es morales sur les id?es esth?tiques, r?gnait souvent un ?trange esprit aristocratique. Ils paraissaient plus occup?s de conserver en eux la puret? de leur flamme int?rieure que de la communiquer aux autres. On e?t dit qu’ils ne tenaient pas ? faire vaincre leurs id?es, mais seulement ? les affirmer.
Il en ?tait pourtant dans le nombre, qui se m?laient d’art populaire. Entre les plus sinc?res, les uns jetaient dans leurs ?uvres des id?es anarchistes, destructrices, des v?rit?s ? venir, lointaines, qui seraient peut-?tre bienfaisantes dans un si?cle, ou dans vingt, mais qui, pour le moment, corrodaient, br?laient l’?me; les autres ?crivaient des pi?ces am?res, ou ironiques, sans illusions, tr?s tristes. Christophe en avait les jarrets coup?s, pour deux jours, apr?s les avoir lues.
– Et vous donnez cela au peuple? demandait-il, apitoy? sur ces pauvres gens, qui venaient pour oublier leurs maux pendant quelques heures, et ? qui l’on offrait ces lugubres divertissements. Il y a de quoi le mettre en terre!
– Sois tranquille, r?pondait Olivier, en riant. Le peuple ne vient pas.
– Il fait fichtrement bien! Vous ?tes fous. Vous voulez donc lui enlever tout courage ? vivre?
– Pourquoi? Ne doit-il pas apprendre ? voir, comme nous, la tristesse des choses, et ? faire pourtant son devoir sans d?faillance?
– Sans d?faillance? J’en doute. Mais ? coup s?r, sans plaisir. Et l’on ne va pas loin, quand on a tu? dans l’homme le plaisir de vivre.
– Qu’y faire? On n’a pas le droit de fausser la v?rit?.
– Mais on n’a pas non plus celui de la dire tout enti?re ? tous.
– Et c’est toi qui parles? Toi qui ne cesses pas de r?clamer la v?rit?, toi qui pr?tends l’aimer plus que tout au monde!
– Oui, la v?rit? pour moi et pour ceux qui ont les reins assez forts pour la porter. Mais pour les autres, c’est une cruaut? et une b?tise. Je le vois maintenant. Dans mon pays, cela ne me serait jamais venu ? l’id?e; l?-bas, en Allemagne, ils n’ont pas, comme chez vous, la maladie de la v?rit?: ils tiennent trop ? vivre; ils ne voient, prudemment, que ce qu’ils veulent voir. Je vous aime de n’?tre pas ainsi: vous ?tes braves, vous y allez franc jeu. Mais vous ?tes inhumains. Quand vous croyez avoir d?nich? une v?rit?, vous la l?chez dans le monde, sans vous inqui?ter si, comme les renards de la Bible, ? la queue enflamm?e, elle ne va pas mettre le feu au monde. Que vous pr?f?riez la v?rit? ? votre bonheur, je vous en estime. Mais au bonheur des autres… halte-l?! Vous en prenez trop ? votre aise. Il faut aimer la v?rit? plus que soi-m?me, mais son prochain plus que la v?rit?.
– Faut-il donc lui mentir?
Christophe lui r?pondit par les paroles de G?the:
– «Nous ne devons exprimer parmi les v?rit?s les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les garder en nous; semblables aux douces lueurs d’un soleil cach?, elles r?pandront leur lumi?re sur toutes nos actions.»
Mais ces scrupules ne touchaient gu?re ces ?crivains fran?ais. Ils ne se demandaient point si l’arc qu’ils tenaient ? la main lan?ait «l’id?e ou la mort» ou toutes les deux ensemble. Ils manquaient d’amour. Quand un Fran?ais a des id?es, il veut les imposer aux autres. Quand il n’en a pas, il le veut tout de m?me. Et quand il voit qu’il ne le peut, il se d?sint?resse d’agir. C’?tait la raison principale pour laquelle cette ?lite s’occupait peu de politique. Chacun s’enfermait dans sa foi, ou dans son manque de foi.
Bien des essais avaient ?t? tent?s pour combattre cet individualisme et former des groupements; mais la plupart de ces groupes avaient imm?diatement vers? dans des parlotes litt?raires, ou des factions ridicules. Les meilleurs s’annihilaient mutuellement. Il y avait l? quelques hommes excellents, pleins de force et de foi, qui ?taient faits pour rallier et guider les bonnes volont?s faibles. Mais chacun avait son troupeau et ne consentait pas ? le fondre avec celui des autres. Ils ?taient ainsi une poign?e de petites revues, unions, associations, qui avaient toutes les vertus morales, hors une: l’abn?gation; car aucune ne voulait s’effacer devant les autres; et, se disputant ainsi les miettes d’un public de braves gens, peu nombreux et encore moins fortun?s, elles v?g?taient quelque temps, exsangues, affam?es; et elles tombaient enfin, pour ne plus se relever, non sous les coups de l’ennemi, mais – (le plus lamentable!) – sous leurs propres coups. Les diverses professions, – hommes de lettres, auteurs dramatiques, po?tes, prosateurs, professeurs, instituteurs, journalistes, – formaient une quantit? de petites castes, elles-m?mes subdivis?es en castes plus petites, dont chacune ?tait ferm?e aux autres. Nulle p?n?tration mutuelle. Il n’y avait unanimit? sur rien en France, qu’? des instants tr?s rares o? cette unanimit? prenait un caract?re ?pid?mique, et, g?n?ralement, se trompait: car elle ?tait maladive. L’individualisme r?gnait dans tous les ordres de l’activit? fran?aise: aussi bien dans les travaux scientifiques que dans le commerce, o? il emp?chait les n?gociants de s’unir, d’organiser des ententes patronales. Cet individualisme n’?tait pas abondant et d?bordant, mais obstin?, repli?. ?tre seul, ne devoir rien aux autres, ne pas se m?ler aux autres, de peur de sentir son inf?riorit? en leur compagnie, ne pas troubler la tranquillit? de son isolement orgueilleux: c’?tait la pens?e secr?te de presque tous ces gens qui fondaient des revues «? c?t?», des th??tres «? c?t?», des groupes «? c?t?»; revues, th??tres, groupes n’avaient le plus souvent d’autre raison d’?tre que le d?sir de n’?tre pas avec les autres, l’incapacit? de s’unir aux autres dans une action ou une pens?e commune, la d?fiance des autres, quand ce n’?tait pas l’hostilit? des partis, qui armait les uns contre les autres les hommes les plus dignes de s’entendre.
M?me lorsque des esprits qui s’estimaient se trouvaient associ?s ? une m?me t?che, comme Olivier et ses camarades de la revue ?sope, ils semblaient toujours rester, entre eux, sur le qui-vive; ils n’avaient point cette bonhomie expansive, si commune en Allemagne, o? elle devient facilement encombrante. Dans ce groupe de jeunes gens, il en ?tait un surtout [5] qui attirait Christophe, parce qu’il devinait en lui une force exceptionnelle: c’?tait un ?crivain de logique inflexible de volont? tenace, passionn? d’id?es morales, intraitable dans sa fa?on de les servir, pr?t ? leur sacrifier le monde entier et lui-m?me; il avait fond? et il r?digeait presque ? lui seul une revue pour les d?fendre; il s’?tait jur? d’imposer ? la France et ? l’Europe l’id?e d’une France pure, libre et h?ro?que; il croyait fermement que le monde reconna?trait un jour qu’il ?crivait une des pages les plus intr?pides de l’histoire de la pens?e fran?aise; – et il ne se trompait pas. Christophe e?t d?sir? le conna?tre davantage et se lier avec lui. Mais il n’y avait pas moyen. Quoique Olivier e?t souvent affaire avec lui, ils se voyaient tr?s peu, et seulement pour affaires; ils ne se disaient rien d’intime; tout au plus ?changeaient-ils quelques id?es abstraites; ou plut?t – (car, pour ?tre exact, il n’y avait pas ?change, et chacun gardait ses id?es) – ils monologuaient ensemble, chacun de son c?t?. Cependant, c’?taient l? des compagnons de lutte, et qui savaient leur prix.
Cette r?serve avait des causes multiples, difficiles ? discerner, m?me ? leurs propres yeux. D’abord, un exc?s de critique, qui voit trop nettement les diff?rences irr?ductibles entre les esprits, et un exc?s d’intellectualisme qui attache trop d’importance ? ces diff?rences; un manque de cette puissante et na?ve sympathie qui a besoin, pour vivre, d’aimer, de d?penser son trop-plein d’amour. Peut-?tre aussi, l’?crasement de la t?che, la vie trop difficile, la fi?vre de pens?e, qui, le soir venu, ne laisse plus la force de jouir des entretiens amicaux. Enfin, ce sentiment terrible, qu’un Fran?ais craint de s’avouer, mais qui gronde souvent au fond de lui: qu’on n’est pas de la m?me race, qu’on est de races diff?rentes, ?tablies ? des ?ges diff?rents sur le sol de France, et qui, tout en ?tant alli?es, ont peu de pens?es communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l’int?r?t commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la libert?: quand on y a go?t?, rien qu’on ne lui sacrifie! Cette libre solitude est d’autant plus pr?cieuse qu’on a d? l’acheter par des ann?es d’?preuves. L’?lite s’y est r?fugi?e, pour ?chapper ? l’asservissement des m?diocres. C’est une r?action contre la tyrannie des blocs religieux ou politiques, des poids ?normes qui ?crasent l’individu, en France: la famille, l’opinion, l’?tat, les associations occultes, les partis, les coteries, les ?coles. Imaginez un prisonnier qui aurait, pour s’?vader, ? sauter par-dessus vingt murailles qui l’enserrent. S’il parvient jusqu’au bout, sans s’?tre cass? le cou, il faut qu’il soit bien fort. Rude ?cole pour la volont? libre! Mais ceux qui ont pass? par l?, en gardent, toute leur vie, le dur pli, la manie de l’ind?pendance, et l’impossibilit? de se fondre jamais avec les autres.