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Comme une minute d’amour en dit plus sur un ?tre que des mois pass?s ? l’observer, Christophe en avait plus appris sur la France, apr?s huit jours d’intimit? avec Olivier, sans presque sortir de la maison, qu’apr?s un an de courses errantes ? travers Paris et de stage dans les salons intellectuels et politiques. Au sein de cette anarchie universelle o? il se sentait perdre pied, l’?me de son ami lui ?tait apparue comme «l’?le de France», – l’?le de raison et de s?r?nit?, au milieu de la mer. La paix int?rieure, qui ?tait en Olivier, frappait d’autant plus qu’elle n’avait aucun support intellectuel, – que les circonstances de sa vie ?taient p?nibles, – (il ?tait pauvre, seul, et son pays semblait en d?cadence), – que son corps ?tait faible, maladif, et livr? ? ses nerfs. Cette s?r?nit? ne semblait pas le fruit d’un effort de volont? – (il avait peu de volont?); – elle venait des profondeurs de son ?tre et de sa race. Chez bien d’autres, autour d’Olivier, Christophe apercevait la lueur lointaine de cette , – «le calme silencieux de la mer immobile»; – et lui qui savait le fond orageux et trouble de son ?me, et que ce n’?tait pas trop de toutes les forces de sa volont? pour maintenir l’?quilibre de sa puissante nature, il admirait cette harmonie voil?e.

Le spectacle de la France cach?e achevait de bouleverser toutes ses id?es sur le caract?re fran?ais. Au lieu d’un peuple gai, sociable, insouciant et brillant, il voyait des esprits concentr?s, isol?s, envelopp?s d’une apparence d’optimisme, comme d’une bu?e lumineuse, mais baignant dans un pessimisme profond et serein, poss?d?s d’id?es fixes, de passions intellectuelles, des ?mes in?branlables, qu’il e?t ?t? plus facile de d?truire que de changer. Ce n’?tait l? sans doute qu’une ?lite fran?aise; mais Christophe se demandait o? elle avait puis? ce sto?cisme et cette foi. Olivier lui r?pondit:

– Dans la d?faite. C’est vous, mon bon Christophe, qui nous avez reforg?s. Ah! ce n’a pas ?t? sans douleur. Vous ne vous doutez pas de la sombre atmosph?re, o? nous avons grandi, dans une France humili?e et meurtrie, qui venait de voir la mort, et qui sentait toujours peser sur elle la menace meurtri?re de la force. Notre vie, notre g?nie, notre civilisation fran?aise, la grandeur de dix si?cles, – nous savions qu’elle ?tait dans la main d’un conqu?rant brutal, qui ne la comprenait point, qui la ha?ssait au fond, et qui, d’un moment ? l’autre, pouvait achever de la broyer pour jamais. Et il fallait vivre pour ces destins! Songe ? ces petits Fran?ais, n?s dans des maisons en deuil, ? l’ombre de la d?faite, nourris de ces pens?es d?courag?es, ?lev?s pour une revanche sanglante, fatale et peut-?tre inutile: car, si petits qu’ils fussent, la premi?re chose dont ils avaient pris conscience, c’?tait qu’il n’y a pas de justice, il n’y a pas de justice en ce monde: la force ?crase le droit! De pareilles d?couvertes laissent l’?me d’un enfant d?grad?e ou grandie pour jamais. Beaucoup s’abandonn?rent; ils se dirent: «Puisque c’est ainsi, pourquoi lutter? pourquoi agir? Rien n’est rien. N’y pensons pas. Jouissons.» – Mais ceux qui ont r?sist? sont ? l’?preuve du feu; nulle d?sillusion ne peut atteindre leur foi: car, d?s le premier jour, ils ont su que sa route n’avait rien de commun avec celle du bonheur, et que pourtant on n’a pas le choix, il faut la suivre: on ?toufferait ailleurs. On n’arrive pas, du premier coup, ? cette assurance. On ne peut pas l’attendre de gar?ons de quinze ans. Il y a des angoisses avant, et des larmes vers?es. Mais cela est bien, ainsi. Il faut que cela soit ainsi…

«? Foi, vierge d’acier…

Laboure de ta lance le c?ur foul? des races!…»

Christophe serra en silence la main d’Olivier.

– Cher Christophe, dit Olivier, ton Allemagne nous a fait bien souffrir.

Et Christophe s’excusait presque, comme s’il en ?tait cause.

– Ne t’afflige pas, dit Olivier, souriant. Le bien qu’elle nous a fait, sans le vouloir, est plus grand que le mal. C’est vous qui avez fait reflamber notre id?alisme, c’est vous qui avez ranim? chez nous les ardeurs de la science et de la foi, c’est vous qui avez fait couvrir d’?coles notre France, c’est vous qui avez surexcit? les puissances de cr?ation d’un Pasteur, dont les seules d?couvertes ont suffi ? combler la ran?on de guerre de cinq milliards, c’est vous qui avez fait rena?tre notre po?sie, notre peinture, notre musique; c’est ? vous que nous devons le r?veil de la conscience de notre race. On est r?compens? de l’effort qu’on a d? faire de pr?f?rer sa foi au bonheur; car on a pris ainsi le sentiment d’une telle force morale, parmi l’apathie du monde, qu’on finit par ne plus douter, m?me de la victoire. Si peu que nous soyons, vois-tu, mon bon Christophe, et si faibles que nous paraissions, – une goutte d’eau dans l’oc?an de la force allemande, – nous croyons que ce sera la goutte d’eau qui colorera l’oc?an. La phalange mac?donienne enfoncera les massives arm?es de la pl?be europ?enne.

Christophe regarda le ch?tif Olivier, dont les regards brillaient de foi:

– Pauvres petits Fran?ais d?biles! Vous ?tes plus forts que nous.

– ? bonne d?faite, r?p?tait Olivier. B?ni soit le d?sastre. Nous ne le renierons pas. Nous sommes ses enfants.

DEUXI?ME PARTIE

La d?faite reforge les ?lites; elle fait le tri des ?mes; elle met de c?t? ce qu’il y a de pur et fort; elle le rend plus pur et plus fort. Mais elle pr?cipite la chute des autres, ou brise leur ?lan. Par l?, elle s?pare le gros du peuple, qui tombe, de l’?lite qui continue sa marche. L’?lite le sait, et elle en souffre; m?me chez les plus vaillants, il y a une m?lancolie secr?te, le sentiment de leur impuissance et de leur isolement. Et le pire, – s?par?s du corps de leur peuple, ils sont aussi s?par?s entre eux. Chacun lutte, pour son compte. Ceux qui sont forts ne pensent qu’? se sauver. ? homme, aide-toi toi-m?me!… Ils ne songent pas que la virile maxime veut dire: ? hommes, aidez-vous! ? tous manquent la confiance, l’expansion de sympathie et le besoin d’action commune que donne la victoire d’une race, le sentiment de la pl?nitude, du passage au z?nith.

Christophe et Olivier en savaient quelque chose. Dans ce Paris, rempli d’?mes faites pour les comprendre, dans cette maison peupl?e d’amis inconnus, ils ?taient aussi seuls que dans un d?sert d’Asie.

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La situation ?tait rude. Leurs ressources, presque nulles. Christophe avait tout juste les travaux de copies et de transcriptions musicales, command?s par Hecht. Olivier avait imprudemment donn? sa d?mission de l’Universit?, dans la p?riode de d?couragement qui avait suivi la mort de sa s?ur et qu’avait encore accru une exp?rience douloureuse d’amour dans le monde de Mme Nathan: – (il n’en avait jamais parl? ? Christophe, car il avait la pudeur de ses peines; un de ses charmes ?tait qu’il conservait toujours un peu de myst?re intime, m?me avec ses plus intimes). – Dans cet affaissement moral o? il avait faim de silence, sa t?che de professeur lui ?tait devenue intol?rable. Il n’avait aucun go?t pour ce m?tier, o? il faut s’?taler, dire tout haut sa pens?e, o? l’on n’est jamais seul. Le professorat de lyc?es exige, pour avoir quelque noblesse, une vocation d’apostolat, qu’Olivier ne poss?dait point; et le professorat de Facult?s impose un contact perp?tuel avec le public, qui est douloureux aux ?mes ?prises de solitude, comme celle d’Olivier. Deux ou trois fois, il avait d? parler en public: il en avait ?prouv? une humiliation singuli?re. Cette exhibition sur une estrade lui ?tait odieuse. Il voyait le public, il le sentait, comme avec des antennes, il le savait compos?, en majorit?, de d?s?uvr?s qui cherchaient uniquement ? se d?sennuyer; et le r?le d’amuseur officiel n’?tait pas de son go?t. Mais surtout, cette parole du haut de la chaire d?forme la pens?e; si l’on n’y prend garde, elle risque d’entra?ner ? un cabotinisme dans les gestes, la diction, l’attitude, la fa?on de pr?senter les id?es, – dans la mentalit? m?me. La conf?rence est un genre qui oscille entre deux ?cueils: la com?die ennuyeuse et le p?dantisme mondain. Cette forme de monologue ? haute voix, en pr?sence de centaines de personnes inconnues et muettes, ce v?tement tout fait, qui doit aller ? tous et qui ne va ? personne, est, pour un c?ur d’artiste un peu sauvage et fier, quelque chose d’intol?rablement faux. Olivier, qui sentait le besoin de se concentrer et de ne rien dire qui ne f?t l’expression int?grale de sa pens?e, laissa donc le professorat, o? il avait eu tant de peine ? entrer; et n’ayant plus sa s?ur pour le retenir sur la pente de ses songeries, il se mit ? ?crire. Il avait la na?ve croyance qu’ayant une valeur artistique, cette valeur ne pouvait manquer d’?tre reconnue, sans qu’il f?t rien pour cela.

Il fut bien d?tromp?. Impossible de rien publier. Il avait un amour jaloux de la libert?, qui lui inspirait l’horreur de tout ce qui y porte atteinte et qui le faisait vivre ? part, plante ?touff?e, entre les blocs des ?glises politiques dont les associations ennemies se partageaient le pays et la presse. Il n’?tait pas moins ? l’?cart de toutes les coteries litt?raires et rejet? par elles. Il n’avait l?, il n’y pouvait avoir aucun ami. Il ?tait rebut? par la duret?, la s?cheresse, l’?go?sme de ces ?mes d’intellectuels (? part le tr?s petit nombre qu’entra?ne une vocation r?elle, ou qu’absorbe une recherche scientifique passionn?e). C’est une triste chose qu’un homme, qui a atrophi? son c?ur, au profit de son cerveau, – quand le cerveau n’est pas grand. Nulle bont?, et une intelligence comme un poignard dans le fourreau; on ne sait jamais si elle ne vous ?gorgera pas. Il faut rester perp?tuellement arm?. Nulle amiti? possible qu’avec les bonnes gens, qui aiment les belles choses, sans y chercher leur profit, – ceux qui vivent en dehors de l’art. Le souffle de l’art est irrespirable pour la plupart des hommes. Seuls, les tr?s grands y peuvent vivre, sans perdre l’amour, qui est la source de la vie.