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Olivier ne pouvait compter que sur lui seul. C’?tait un appui bien pr?caire. Toute d?marche lui co?tait. Il n’?tait pas dispos? ? s’humilier, dans l’int?r?t de ses ?uvres. Il rougissait de voir la cour obs?quieuse, que faisaient bassement les jeunes auteurs ? tel directeur de th??tre, bien connu, qui abusait de leur l?chet? pour les traiter comme il n’e?t pas os? traiter ses domestiques. Olivier en ?tait incapable, quand il se f?t agi de sa vie. Il se contentait d’envoyer ses manuscrits par la poste, ou de les d?poser au bureau du th??tre ou de la revue: ils y restaient des mois sans qu’on les l?t. Le hasard fit pourtant qu’un jour il rencontra un de ses anciens camarades de lyc?e, un aimable paresseux, qui lui avait gard? une reconnaissance admirative, pour la complaisance et la facilit? avec laquelle Olivier lui faisait ses devoirs d’?cole; il ne connaissait rien ? la litt?rature; mais il connaissait les litt?rateurs, ce qui valait beaucoup mieux; et m?me, riche et mondain, il se laissait, par snobisme, discr?tement exploiter par eux. Il dit un mot pour Olivier au secr?taire d’une grande revue dont il ?tait actionnaire: aussit?t on d?terra et lut un des manuscrits ensevelis; et, apr?s bien des tergiversations – (car si l’?uvre semblait avoir quelque valeur, le nom de l’auteur n’en avait aucune, ?tant d’un inconnu), – on se d?cida ? l’accepter. Quand il apprit cette bonne nouvelle, Olivier se crut au bout de ses peines. Il ne faisait que commencer.

Il est relativement facile de faire recevoir une ?uvre, ? Paris; mais c’est une autre affaire pour qu’elle soit publi?e. Il faut attendre, attendre pendant des mois, au besoin toute la vie, si l’on n’a pas appris le talent de courtiser les gens, ou de les assommer, de se faire voir de temps en temps aux petits-levers de ces petits monarques, de leur rappeler qu’on existe et qu’on est r?solu ? les ennuyer, tout le temps qu’il faudra. Olivier ne savait que rester chez lui; et il s’?puisait, dans l’attente. Tout au plus, ?crivait-il des lettres, auxquelles on ne r?pondait pas. D’?nervement, il ne pouvait plus travailler. Absurde! mais cela ne se raisonne point. Il attendait chaque courrier, assis devant sa table, l’esprit noy? dans une souffrance irrit?e; il ne sortait que pour jeter un regard d’espoir, aussit?t d??u, dans son casier ? lettres, en bas, chez le concierge; il se promenait sans voir, et il n’avait d’autre pens?e que de revenir; et quand l’heure de la derni?re poste ?tait pass?e, quand le silence de sa chambre n’?tait plus troubl? que par les pas brutaux de ses voisins au-dessus de sa t?te, il ?touffait dans cette indiff?rence. Un mot de r?ponse, un mot! Se pouvait-il qu’on lui refus?t cette aum?ne? Celui qui la lui refusait ne se doutait pas du mal qu’il lui faisait. Chacun voit le monde ? son image. Ceux dont le c?ur est sans vie voient l’univers dess?ch?; et ils ne songent gu?re aux fr?missements d’attente, d’espoir et de souffrance, qui gonflent les jeunes poitrines; ou, s’ils y pensent, ils les jugent froidement, avec la lourde ironie d’un corps rassasi?.

Enfin, l’?uvre parut. Olivier avait tant attendu que cela ne lui fit aucun plaisir: chose morte pour lui. Toutefois, il esp?rait qu’elle serait encore vivante pour les autres. Il y avait l? des ?clairs de po?sie et d’intelligence, qui ne pouvaient rester inaper?us. Elle tomba dans le silence. – Il fit encore un ou deux essais. ?tant libre de tout clan, il trouva toujours le m?me silence, ou, mieux, de l’hostilit?. Il n’y comprenait rien. Il avait cru bonnement que le sentiment naturel de chacun devait ?tre la bienveillance, ? l’?gard d’une ?uvre nouvelle, m?me si elle n’?tait pas tr?s bonne. On devrait ?tre reconnaissant ? celui qui a voulu apporter aux autres un peu de beaut?, de force, ou de joie. Or, il ne rencontrait qu’indiff?rence ou d?nigrement. Il savait pourtant qu’il n’?tait pas le seul ? sentir ce qu’il avait ?crit, que d’autres le pensaient. Mais il ne savait pas que ces braves gens ne le lisaient pas, et qu’ils n’avaient aucune part ? l’opinion litt?raire. S’il s’en trouvait deux ou trois, sous les yeux desquels ses lignes ?taient parvenues et qui sympathisaient avec lui, jamais ils ne le lui diraient; ils restaient cadenass?s dans leur silence. De m?me qu’ils ne votaient pas, ils s’abstenaient de prendre parti en art; ils ne lisaient pas les livres, qui les choquaient; ils n’allaient pas au th??tre, qui les d?go?tait; mais ils laissaient leurs ennemis voter, ?lire leurs ennemis, faire un succ?s scandaleux et une bruyante r?clame ? des ?uvres et ? des id?es, qui ne repr?sentaient qu’une minorit? impudente.

Olivier, ne pouvant compter sur ceux qui ?taient de sa race d’esprit, puisqu’ils l’ignoraient, se trouva donc livr? ? la horde ennemie: ? des litt?rateurs hostiles ? sa pens?e, et aux critiques qui ?taient ? leurs ordres.

Ces premiers contacts le firent saigner. Il ?tait aussi sensible ? la critique que le vieux Bruckner, qui n’osait plus faire jouer une ?uvre, tant il avait souffert de la m?chancet? de la presse. Il n’?tait m?me pas soutenu par ses anciens coll?gues, les universitaires, qui, gr?ce ? leur profession, conservaient quelque sens de la tradition intellectuelle fran?aise, et qui auraient pu le comprendre. En g?n?ral, ces excellentes gens, pli?s ? la discipline, absorb?s dans leur t?che, un peu aigris par un m?tier ingrat, ne pardonnaient pas ? Olivier de vouloir faire autrement qu’eux. En bons fonctionnaires, ils avaient tendance ? n’admettre la sup?riorit? du talent que quand elle se conciliait avec la sup?riorit? hi?rarchique.

Dans un tel ?tat de choses, trois partis ?taient possibles: briser les r?sistances par la force; se plier ? des compromis humiliants; ou se r?signer ? n’?crire que pour soi. Olivier ?tait incapable du premier, comme du second parti: il s’abandonna au dernier. Il donnait p?niblement des r?p?titions pour vivre, et il ?crivait des ?uvres, qui n’ayant aucune possibilit? de s’?panouir ? l’air, s’?tiolaient, devenaient chim?riques, irr?elles.

Christophe tomba comme un orage, dans cette vie cr?pusculaire. Il ?tait indign? de la vilenie des gens et de la patience d’Olivier:

– Mais tu n’as donc pas de sang? cria-t-il. Comment peux-tu supporter une telle vie? Toi qui te sais sup?rieur ? ce b?tail, tu te laisses ?craser par lui!

– Que veux-tu? disait Olivier, je ne sais pas me d?fendre, j’ai le d?go?t de lutter avec ceux que je m?prise; je sais qu’ils peuvent employer toutes les armes contre moi; et moi, je ne le puis pas. Non seulement je r?pugnerais ? me servir de leurs moyens injurieux, mais j’aurais peur de leur faire du mal. Quand j’?tais petit, je me laissais battre b?tement par mes camarades. On me croyait l?che, on pensait que j’avais peur des coups. J’avais beaucoup plus peur d’en donner que d’en recevoir. Quelqu’un me dit, un jour qu’un de mes bourreaux me pers?cutait: «Finis-en, une bonne fois, flanque-lui un coup de pied au ventre!» Cela m’a fait horreur. J’aimais mieux ?tre battu.

– Tu n’as pas de sang, r?p?tait Christophe. Avec cela, tes diables d’id?es chr?tiennes!… Votre ?ducation religieuse, en France, r?duite au cat?chisme; l’?vangile ch?tr?, le Nouveau Testament affadi, d?soss?… Une bondieuserie humanitaire, toujours la larme ? l’?il… Et la R?volution, Jean-Jacques, Robespierre, 48, et les Juifs par l?-dessus!; Prends donc une bonne tranche de vieille Bible, bien saignante, chaque matin.

Olivier protestait. Il avait pour l’Ancien Testament une antipathie native. Ce sentiment remontait ? son enfance, quand il feuilletait en cachette la Bible illustr?e, qui ?tait dans la biblioth?que de province, et qu’on ne lisait jamais – (il ?tait m?me d?fendu aux enfants de la lire). – D?fense bien inutile! Olivier ne pouvait garder le livre longtemps. Il le fermait, irrit?, attrist?; et ce lui ?tait un soulagement de se plonger, apr?s, dans l’Iliade ou l’Odyss?e, ou dans les Mille et Une nuits.

– Les dieux de l’Iliade sont des hommes beaux, puissants, vicieux: je les comprends, dit Olivier, je les aime; ou je ne les aime pas; m?me quand je ne les aime pas, je les aime encore; j’en suis amoureux. Je baise, avec Patrocle, les beaux pieds d’Achille sanglant. Mais le Dieu de la Bible est un vieux Juif monomane, un fou furieux, qui passe son temps ? gronder, menacer, hurler comme un loup enrag?, d?lirer dans son nuage. Je ne le comprends pas, je ne l’aime pas, ses impr?cations ?ternelles me cassent la t?te, et sa f?rocit? me fait horreur:

Sentence contre Moab…

Sentence contre Damas…

Sentence contre Babylone…

Sentence contre l’?gypte…

Sentence contre le d?sert de la mer…

Sentence contre la vall?e de la vision…

C’est un fou, qui se croit juge, accusateur public, et bourreau ? lui seul, et qui prononce des arr?ts de mort, dans la cour de sa prison, contre les fleurs et les cailloux. On suffoque de la t?nacit? de haine, qui remplit ce livre de ses cris de carnage… – «le cri de la ruine,… le cri enveloppe la contr?e de Moab; son hurlement va jusqu’en Eglazion, son hurlement va jusqu’en B?er…» – De temps en temps, il se repose au milieu des massacres, des petits enfants ?cras?s, des femmes viol?es et ?ventr?es; et il rit, du rire d’un soudard de l’arm?e de Josu?, ? table, apr?s le sac d’une ville:

«Et le Seigneur des arm?es fait ? ses peuples un banquet de viandes grasses, de graisse moelleuse, un banquet de vins vieux, de vins vieux bien purifi?s… L’?p?e du Seigneur est pleine de sang. Elle s’est rassasi?e de la graisse des rognons de moutons…»

Le pire, c’est la perfidie avec laquelle ce dieu envoie son proph?te pour aveugler les hommes, afin d’avoir une raison pour les faire souffrir: