Выбрать главу

– Je vois ce que je vais faire.

Il but, et continua:

– J’aurai encore le temps: j’irai ? Versailles, apr?s.

On entendait Goujart marchander aigrement avec la patronne le prix du terrain pour le combat. Jullien n’avait pas perdu son temps: en passant pr?s des bicyclistes, il s’?tait extasi? bruyamment sur les jambes nues de la femme; et il s’en ?tait suivi un d?luge d’apostrophes orduri?res, o? Jullien n’?tait pas en reste. Barth dit ? mi-voix:

– Les Fran?ais sont ignobles. Fr?re, je bois ? ta victoire.

Il choqua son verre contre le verre de Christophe. Christophe r?vait; des bribes de musique passaient dans son cerveau, avec le ronflement harmonieux des insectes. Il avait envie de dormir.

Les roues d’une autre voiture firent gr?siller le sable de l’all?e. Christophe aper?ut la figure p?le de Lucien L?vy-C?ur, souriant comme toujours; et sa col?re se r?veilla. Il se leva, et Barth le suivit.

L?vy-C?ur, le cou serr? dans une haute cravate, ?tait mis avec une recherche qui faisait contraste avec la n?gligence de son adversaire. Apr?s lui, descendirent le comte Bloch, un sportsman connu par ses ma?tresses, sa collection de ciboires anciens, et ses opinions ultra-royalistes, – L?on Mouey, autre homme ? la mode, d?put? par litt?rature, et litt?rateur par ambition politique, jeune, chauve, ras?, figure h?ve et bilieuse, le nez long, les yeux ronds, cr?ne d’oiseau, – enfin, le docteur Emmanuel, type de s?mite tr?s fin, bienveillant et indiff?rent, membre de l’Acad?mie de m?decine, directeur d’un h?pital, c?l?bre par de savants livres et par un scepticisme m?dical, qui lui faisait ?couter avec une compassion ironique les dol?ances de ses malades, sans rien tenter pour les gu?rir.

Les nouveaux venus salu?rent courtoisement. Christophe r?pondit ? peine, mais remarqua avec d?pit l’empressement de ses t?moins et les avances exag?r?es qu’ils firent aux t?moins de L?vy-C?ur; Jullien connaissait Emmanuel, et Goujart connaissait Mouey; et ils s’approch?rent, souriants et obs?quieux. Mouey les accueillit avec une froide politesse, et Emmanuel avec son sans-fa?on railleur. Quant au comte Bloch, rest? pr?s de L?vy-C?ur, d’un regard rapide, il venait de faire l’inventaire des redingotes et du linge de l’autre camp, et il ?changeait avec son client de br?ves impressions bouffonnes, presque sans ouvrir la bouche, – calmes et corrects tous deux.

L?vy-C?ur attendait, tr?s ? l’aise, le signal du comte Bloch qui dirigeait le combat. Il consid?rait l’affaire comme une simple formalit?. Excellent tireur, et connaissant parfaitement la maladresse de son adversaire, il n’aurait eu garde d’abuser de ses avantages et de chercher ? l’atteindre, au cas bien improbable o? les t?moins n’eussent pas veill? ? l’innocuit? de la rencontre: il savait qu’il n’est pire sottise que de donner l’apparence de victime ? un ennemi, qu’il est beaucoup plus s?r d’?liminer sans bruit. Mais Christophe, sa veste jet?e, sa chemise ouverte sur son large cou et ses poignets robustes, attendait, le front baiss?, les yeux durement fix?s sur L?vy-C?ur, toute son ?nergie ramass?e sur soi-m?me; la volont? du meurtre ?tait implacablement inscrite sur tous les traits de son visage; et le comte Bloch, qui l’observait, pensait qu’il ?tait heureux que la civilisation e?t supprim?, autant que possible, les risques du combat.

Apr?s que les deux balles eurent ?t? ?chang?es, de part et d’autre, naturellement sans r?sultat, les t?moins s’empress?rent, f?licitant les adversaires. L’honneur ?tait satisfait. – Mais non Christophe. Il restait l?, le pistolet ? la main, ne pouvant croire que ce f?t fini. Volontiers, il e?t admis, comme au tir de la veille, que l’on rest?t ? se fusiller jusqu’? ce qu’on m?t dans le but. Quand il entendit Goujart lui proposer de tendre la main ? son adversaire, qui chevaleresquement s’avan?ait ? sa rencontre avec son sourire ?ternel, cette com?die l’indigna. Rageusement, il jeta son arme, bouscula Goujart, et se pr?cipita sur L?vy-C?ur. On eut toutes les peines du monde ? l’emp?cher de continuer le combat, ? coups de poing.

Les t?moins s’?taient interpos?s, tandis que L?vi-C?ur s’?loignait. Christophe se d?gagea de leur groupe, et, sans ?couter leurs rires et leurs objurgations, il s’en alla ? grands pas vers le bois, en parlant haut et faisant des gestes furieux. Il ne s’apercevait pas qu’il avait laiss? sur le terrain son veston et son chapeau. Il s’enfon?a dans la for?t. Il entendit ses t?moins l’appeler, en riant; puis, ils se lass?rent, et ne s’inqui?t?rent plus de lui. Un roulement de voitures qui s’?loignaient lui apprit bient?t qu’ils ?taient partis. Il resta seul, au milieu des arbres silencieux. Sa fureur ?tait tomb?e. Il se jeta par terre, et se vautra dans l’herbe.

Peu apr?s, Mooch arrivait ? l’auberge. Il ?tait, depuis le matin, ? la poursuite de Christophe. On lui dit que son ami ?tait dans les bois. Il se mit ? sa recherche. Il battit les taillis, il l’appela ? tous les ?chos, et il revenait bredouille, quand il l’entendit chanter; il s’orienta d’apr?s la voix, et il finit par le trouver dans une petite clairi?re, les quatre fers en l’air, se roulant comme un veau. Lorsque Christophe le vit, il l’interpella joyeusement, il l’appela «son vieux Moloch», il lui raconta qu’il avait trou? son adversaire, de part en part, comme un tamis; il le for?a ? jouer ? saute-mouton avec lui, il le for?a ? sauter; et il lui ass?nait des tapes ?normes, en sautant. Mooch, bon enfant, s’amusait presque autant que lui, malgr? sa maladresse. – Ils revinrent ? l’auberge, bras dessus, bras dessous, et ils reprirent ? la gare voisine le train pour Paris.

Olivier ignorait tout. Il fut surpris de la tendresse de Christophe: il ne comprenait rien ? ces revirements. Le lendemain seulement, il apprit par les journaux que Christophe s’?tait battu. Il en fut presque malade en pensant au danger que Christophe avait couru. Il voulut savoir pourquoi ce duel. Christophe se refusait ? parler. ? force d’?tre harcel?, il dit, en riant:

– Pour toi.

Olivier ne put en tirer une parole de plus. Mooch raconta l’histoire. Olivier, atterr?, rompit avec Colette, et supplia Christophe de lui pardonner son imprudence.

Christophe, incorrigible, lui r?cita un vieux dicton fran?ais, en l’arrangeant malignement ? sa fa?on pour faire enrager le bon Mooch, qui assistait, tout heureux, au bonheur des deux amis:

– Mon petit, cela t’apprendra ? te m?fier…

De fille oiseuse et languarde,

De Juif patelin papelard,

D’ami fard?,

D’ennemi familier,

Et de vin ?vent?,

Libera nos Domine!

*

L’amiti? ?tait retrouv?e. La menace de la perdre, qui l’avait effleur?e, ne faisait que la rendre plus ch?re. Les l?gers malentendus s’?taient ?vanouis; les diff?rences m?mes entre les deux amis ?taient un attrait de plus. Christophe embrassait dans son ?me l’?me des deux patries, harmonieusement unies. Il se sentait le c?ur riche et plein; cette abondance heureuse se traduisait, comme ? l’ordinaire chez lui, par un ruisseau de musique.

Olivier s’en ?merveillait. Avec son exc?s de critique, il n’?tait pas loin de croire que la musique, qu’il adorait, avait dit son dernier mot. Il ?tait hant? de l’id?e maladive qu’? un certain degr? du progr?s succ?de fatalement la d?cadence; et il tremblait que le bel art, qui lui faisait aimer la vie, ne s’arr?t?t tout d’un coup, tari, bu par le sol. Christophe s’?gayait de ces pens?es pusillanimes. Par esprit de contradiction, il pr?tendait que rien n’avait ?t? fait avant lui, que tout restait ? faire. Olivier lui all?guait l’exemple de la musique fran?aise, qui semble parvenue ? un point de perfection et de civilisation finissante, au del? duquel il n’y a plus rien. Christophe haussait les ?paules:

– La musique fran?aise?… Il n’y en a pas eu encore… Et pourtant, que de belles choses vous avez ? dire, dans le monde! Il faut que vous ne soyez gu?re musiciens, pour ne vous en ?tre pas avis?s. Ah! si j’?tais Fran?ais!…

Et il lui ?num?ra tout ce qu’un Fran?ais pourrait ?crire:

– Vous vous guindez ? des genres qui ne sont pas faits pour vous, et vous ne faites rien de ce qui r?pond ? votre g?nie. Vous ?tes le peuple de l’?l?gance, de la po?sie mondaine, de la beaut? dans les gestes, les pas, les attitudes, la mode, les costumes, et vous n’?crivez plus de ballets, vous qui auriez pu cr?er un art inimitable de la danse po?tique… – Vous ?tes le peuple du rire intelligent, et vous ne faites plus d’op?ras-comiques, ou vous laissez ce genre ? des sous-musiciens. Ah! si j’?tais Fran?ais, j’orchestrerais Rabelais, je ferais des ?pop?es bouffes… – Vous ?tes un peuple de romanciers, et vous ne faites pas de romans en musique: (car je ne compte pas pour tels les feuilletons de Gustave Charpentier). Vous n’utilisez pas vos dons d’analyse des ?mes, votre p?n?tration des caract?res. Ah! si j’?tais Fran?ais, je vous ferais des portraits en musique… (Veux-tu que je te crayonne la petite, assise en bas, dans le jardin, sous les lilas?)… Je vous ?crirais du Stendhal pour quatuor ? cordes… – Vous ?tes la premi?re d?mocratie de l’Europe, et vous n’avez pas de th??tre du peuple, pas de musique du peuple. Ah! si j’?tais Fran?ais, je mettrais en musique votre R?volution: le 14 juillet, le 10 ao?t, Valmy, la F?d?ration, je mettrais le peuple en musique! Non pas dans le genre faux des d?clamations wagn?riennes. Je veux des symphonies, des ch?urs, des danses. Pas de discours! J’en suis las. Silence aux mots! Brosser ? larges traits, en de vastes symphonies avec ch?urs, d’immenses paysages, des ?pop?es Hom?riques et Bibliques, le feu, la terre et l’eau et le ciel lumineux, la fi?vre qui gonfle les c?urs, la pouss?e des instincts, des destins d’une race, le triomphe du Rythme, empereur du monde, qui asservit les millions d’hommes et qui lance leurs arm?es ? la mort… La musique partout, la musique dans tout! Si vous ?tiez musiciens, vous auriez de la musique pour chacune de vos f?tes publiques, pour vos c?r?monies officielles, pour vos corporations ouvri?res, pour vos associations d’?tudiants, pour vos f?tes familiales… Mais, avant tout, avant tout, si vous ?tiez musiciens, vous feriez de la musique pure, de la musique qui ne veut rien dire, de la musique qui n’est bonne ? rien, ? rien qu’? r?chauffer, ? respirer, ? vivre. Faites-moi du soleil! Sat prata… (Comment est-ce que tu dis cela en latin?)… Il a assez plu chez vous. Je m’enrhume dans votre musique. On ne voit pas clair: rallumez vos lanternes… Vous vous plaignez aujourd’hui des porcherie italiennes, qui envahissent vos th??tres, conqui?rent votre public, vous mettent ? la porte de chez vous? C’est votre faute! Le public est fatigu? de votre art cr?pusculaire, de vos neurasth?nies harmoniques, de votre p?dantisme contra-puntique. Il va o? est la vie, grossi?re ou non, – la vie! Pourquoi vous en retirez-vous? Votre Debussy est un grand artiste; mais il vous est malsain. Il est complice de votre torpeur. Vous auriez besoin qu’on vous r?veill?t rudement.