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– Et qu’est-ce que cela peut vous faire?

– Cela me fait que je ne veux pas que ma femme soit ? un autre qu’? moi.

– Comment! Vous ?tes jaloux m?me des id?es de votre femme? Mais vous ?tes plus ?go?ste encore que le commandant!

– Vous en parlez ? votre aise! est-ce que vous prendriez, vous, une femme qui n’aimerait pas la musique?

– Cela m’est arriv? d?j?!

– Comment peut-on vivre ensemble, si l’on ne pense pas de m?me?

– Laissez donc votre pens?e tranquille! Ah! mon pauvre ami, toutes les id?es ne comptent gu?re, quand on aime. Qu’ai-je ? faire que la femme que j’aime aime, comme moi, la musique? Elle est, pour moi, la musique! Quand on a, ainsi que vous, la chance de trouver une ch?re fille qu’on aime et qui vous aime, qu’elle croie tout ce qu’elle veut, et croyez tout ce que vous voudrez! Au bout du compte, toutes vos id?es se valent; et il n’y a qu’une v?rit? au monde: c’est de s’aimer.

– Vous parlez en po?te. Vous ne voyez pas la vie. Je connais trop de m?nages, qui ont eu ? souffrir de cette d?sunion d’esprit.

– C’est qu’ils ne s’aimaient pas assez. Il faut savoir ce qu’on veut.

– La volont? ne peut pas tout. Quand je voudrais ?pouser Mlle Chabran, je ne le pourrais pas.

– Je voudrais bien savoir pourquoi!

Andr? parla de ses scrupules: sa situation n’?tait pas faite; pas de fortune; peu de sant?. Il se demandait s’il avait le droit de se marier. Grande responsabilit?… Ne risquait-il pas de faire le malheur de celle qu’il aimait, et le sien, – sans parler des enfants ? venir?… Il valait mieux attendre, – ou renoncer.

Christophe haussa les ?paules:

– Belle fa?on d’aimer! Si elle aime, elle sera heureuse de se d?vouer. Et quant aux enfants, vous, Fran?ais, vous ?tes ridicules. Vous voudriez n’en l?cher dans la vie que si vous ?tes s?rs d’en faire de petits rentiers dodus, qui n’aient rien ? souffrir… Que diable! cela ne vous regarde pas; vous n’avez qu’? leur donner la vie, l’amour de la vie, et le courage de la d?fendre. Le reste… qu’ils vivent, qu’ils meurent… c’est le sort de tous. Vaut-il donc mieux renoncer ? vivre, que courir les chances de la vie?

La robuste confiance qui ?manait de Christophe p?n?trait son interlocuteur, mais ne le d?cidait point. Il disait:

– Oui, peut-?tre…

Mais il en restait l?. Il semblait, comme les autres, frapp? d’une incapacit? de vouloir et d’agir.

*

Christophe entreprit le combat contre cette inertie, qu’il retrouvait chez la plupart de ses amis Fran?ais, bizarrement accoupl?e ? une activit? laborieuse et tr?s souvent fi?vreuse. Presque tous ceux qu’il voyait dans les divers milieux bourgeois, ?taient des m?contents. Presque tous avaient le m?me d?go?t pour les ma?tres du jour et pour leur pens?e corrompue. Presque tous, la m?me conscience triste et fi?re de l’?me trahie de leur race. Et ce n’?tait pas le fait de rancunes personnelles, l’amertume d’hommes et de classes vaincus, ?vinc?s du pouvoir et de la vie active, fonctionnaires r?voqu?s, ?nergies sans emploi, vieille aristocratie retir?e sur ses terres et se cachant pour mourir, comme un lion bless?. C’?tait un sentiment de r?volte morale, sourd, profond, g?n?raclass="underline" on le rencontrait partout, dans l’arm?e, dans la magistrature, dans l’Universit?, dans les bureaux, dans tous les rouages vitaux de la machine gouvernementale. Mais ils n’agissaient point. Ils ?taient d?courag?s d’avance: ils r?p?taient:

– Il n’y a rien ? faire.

Et, d?tournant peureusement des choses tristes leur pens?e, leurs propos, ils cherchaient un refuge dans la vie domestique.

S’ils ne s’?taient retir?s que de l’action politique! Mais m?me dans le cercle de son action journali?re, chacun de ces honn?tes gens se d?sint?ressait d’agir. Ils tol?raient des promiscuit?s avilissantes avec des mis?rables qu’ils m?prisaient, mais contre qui ils se gardaient d’engager la lutte, la jugeant inutile. Pourquoi ces artistes par exemple, ces musiciens que connaissait Christophe, supportaient-ils sans protester l’effronterie des Scaramouches [11] de la presse, qui leur faisaient la loi? Il y avait l? des ?nes b?t?s, dont l’ignorance in omni re scibili [12] ?tait proverbiale, et qui n’en ?taient pas moins investis d’une autorit? souveraine in omni re scibili. Ils ne se donnaient m?me pas la peine d’?crire leurs articles, ni leurs livres; ils avaient des secr?taires, de pauvres gueux affam?s, qui eussent vendu leur ?me, s’ils en avaient poss?d? une, pour du pain et des filles. Ce n’?tait un secret pour personne, ? Paris. Et cependant, ils continuaient de tr?ner, ils traitaient de haut en bas les artistes. Christophe en criait de rage, quand il usait certaines de leurs chroniques.

– Oh! les l?ches! disait-il.

– ? qui en as-tu? demandait Olivier. Toujours ? quelques dr?les de la Foire sur la Place?

– Non. Aux honn?tes gens. Les gredins font leur m?tier: ils mentent, ils pillent, ils volent, ils assassinent. Mais les autres, – ceux qui les laissent faire, tout en les m?prisant, je les m?prise mille fois davantage. Si leurs confr?res de la presse, si les critiques probes et instruits, si les artistes, sur le dos desquels ces Arlequins s’escriment, ne les laissaient faire, en silence, par timidit?, par peur de se compromettre, ou par un honteux calcul de m?nagements r?ciproques, par un pacte secret conclu avec l’ennemi, pour rester ? l’abri de ses coups, – s’ils ne les laissaient se parer de leur patronage et de leur amiti?, cette puissance effront?e tomberait sous le ridicule. C’est la m?me faiblesse, dans tous les ordres de choses. J’ai rencontr? vingt braves gens qui m’ont dit d’un individu: «C’est un dr?le.» Il n’y en avait pas un, qui ne lui donn?t du «cher confr?re», et ne lui serr?t la main. – «Ils sont trop!» disent-ils. – Trop de pleutres, oui. Trop de l?ches honn?tes gens.

– Eh! que veux-tu qu’on fasse?

– Faites votre police, vous-m?mes! Qu’attendez-vous? Que le ciel se charge de vos affaires? Tiens, regarde, en ce moment. Voici trois jours que la neige est tomb?e. Elle encombre vos rues, elle fait de votre Paris un cloaque de boue. Que faites-vous? Vous vous r?criez contre votre administration, qui vous laisse dans l’ordure. Mais vous, essayez-vous d’en sortir? Qu’? Dieu ne plaise! Vous vous croisez les bras. Aucun n’a le c?ur de d?gager seulement le trottoir devant sa maison. Personne ne fait son devoir, ni l’?tat, ni les particuliers: l’un et l’autre se croient quittes, en s’accusant mutuellement. Vous ?tes tellement habitu?s par vos si?cles d’?ducation monarchique ? ne rien faire par vous-m?me que vous avez toujours l’air de bayer aux corneilles, dans l’attente d’un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous d?cidiez ? agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l’intelligence et des vertus ? revendre; mais le sang vous manque. ? toi tout le premier. Ce n’est ni l’esprit, ni le c?ur qui est malade chez vous. C’est la vie. Elle s’en va.

– Qu’y faire? Il faut attendre qu’elle revienne.

– Il faut vouloir qu’elle revienne. Il faut vouloir! Et pour cela, d’abord, il faut faire rentrer chez vous l’air pur. Quand on ne veut pas sortir de sa maison, au moins faut-il que sa maison soit saine. Vous l’avez laiss? empester par les miasmes de la Foire. Votre art et votre pens?e sont aux deux tiers adult?r?s. Et votre d?couragement est tel que vous ne songez pas ? vous en indigner, ? peine ? vous en ?tonner. Quelques-uns m?me de ces absurdes braves gens, intimid?s, finissent par se persuader que ce sont eux qui ont tort, et que ce sont les charlatans qui ont raison. N’ai-je pas rencontr?, ? ta revue ?sope, o? vous faites profession de n’?tre dupes de rien, de ces pauvres jeunes gens, qui se persuadent qu’ils aiment un art qu’ils n’aiment point? Ils s’intoxiquent, sans plaisir, par servile moutonnerie: et ils meurent d’ennui dans leur mensonge!

Christophe passait au milieu des incertains, comme le vent qui secoue les arbres endormis. Il n’essayait pas de leur inculquer sa pens?e il leur soufflait l’?nergie de penser par eux-m?mes. Il disait:

– Vous ?tes trop humbles. Le grand ennemi c’est le doute neurasth?nique. On peut, on doit ?tre tol?rant et humain. Mais il est interdit de douter de ce qu’on croit bon et vrai. Ce qu’on croit, on doit le d?fendre. Quelles que soient nos forces, il nous est interdit d’abdiquer. Le plus petit, en ce monde, a un devoir, ? l’?gal du plus grand. Et – (ce qu’il ne sait pas) – il a aussi un pouvoir. Ne croyez pas que votre r?volte isol?e soit vaine! Une conscience forte, et qui ose s’affirmer, est une puissance. Vous avez vu plus d’une fois, dans ces derni?res ann?es, l’?tat et l’opinion forc?s de compter avec le jugement d’un brave homme, qui n’avait d’autres armes que sa force morale, affirm?e publiquement, avec t?nacit?…

Et si vous vous demandez ? quoi bon se donner tant de peines, ? quoi bon lutter, ? quoi bon?… eh bien, sachez-le: – Parce que la France meurt, parce que l’Europe meurt, – parce que notre civilisation, l’?uvre admirable ?difi?e, au prix de souffrances mill?naires, par notre humanit?, s’engloutira, si nous ne luttons. La Patrie est en danger, notre Patrie europ?enne, – et plus que toutes, la v?tre, votre petite patrie fran?aise. Votre apathie la tue. Elle meurt dans chacune de vos ?nergies qui meurent, de vos pens?es qui se r?signent, de vos bonnes volont?s st?riles, dans chaque goutte de votre sang, qui se tarit, inutile… Debout! Il faut vivre! Ou, si vous devez mourir, vous devez mourir debout.

*

Mais le plus difficile n’?tait pas encore de les amener ? agir: c’?tait de les amener ? agir ensemble. L?-dessus, ils ?taient intraitables. Ils se boudaient les uns les autres. Les meilleurs ?taient les plus obstin?s. Christophe en avait un exemple dans sa maison. M. F?lix Weil, l’ing?nieur Elsberger, et le commandant Chabran vivaient entre eux sur un pied d’hostilit? muette. Et pourtant, sous des ?tiquettes diff?rentes de partis ou de races, ils voulaient tous trois la m?me chose.