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Christophe, le c?ur battant, mit la main sur la poign?e. Et il n’avait pas la force d’ouvrir…

*

Louisa ?tait seule, couch?e, et se sentait finir. De ses deux autres fils, l’un, le commer?ant, Rodolphe, s’?tait ?tabli ? Hambourg, l’autre, Ernst, ?tait parti pour l’Am?rique, et l’on ne savait ce qu’il ?tait devenu. Personne ne s’occupait d’elle, qu’une voisine qui venait, deux fois par jour, voir ce dont Louisa avait besoin, restait quelques instants, et s’en retournait ? ses affaires; elle n’?tait pas trop exacte, et tardait souvent ? venir. Louisa trouvait tout naturel qu’on l’oubli?t comme elle trouvait tout naturel d’avoir mal. Elle ?tait d’une patience ang?lique, ?tant habitu?e ? souffrir. Elle avait le c?ur malade, et des suffocations, pendant lesquelles elle croyait qu’elle allait mourir: les yeux dilat?s, les mains crisp?es, la sueur coulant sur son visage. Elle ne se plaignait pas. Elle savait que ce devait ?tre ainsi. Elle ?tait pr?te; elle avait d?j? re?u les sacrements. Elle n’avait qu’une inqui?tude: que Dieu ne la trouv?t pas digne d’entrer dans son paradis. Tout le reste, elle l’acceptait avec patience.

Dans le coin obscur de son r?duit, autour de l’oreiller, sur le mur de l’alc?ve, elle avait fait un sanctuaire de ses souvenirs; elle avait r?uni les images de ceux qui lui ?taient chers: celles de ses trois petits, celle de son mari, pour le souvenir de qui elle avait conserv? son amour des premiers temps, celles du vieux grand-p?re, et de son fr?re, Gottfried: elle gardait un attachement touchant pour tous ceux qui avaient ?t? bons, si peu que ce f?t, pour elle. Elle avait ?pingl? sur le drap de son lit, tout pr?s de son visage, la derni?re photographie que Christophe lui avait envoy?e; et ses derni?res lettres ?taient sous l’oreiller. Elle avait l’amour de l’ordre et de la propret? m?ticuleuse; elle souffrait de ce que tout, dans sa chambre, ne f?t pas parfaitement rang?. Elle s’int?ressait aux petits bruits du dehors, qui marquaient pour elle les divers moments du jour. Il y avait si longtemps qu’elle les entendait! Toute sa vie pass?e dans cet ?troit espace… Elle pensait ? son cher Christophe. Quel immense d?sir elle avait qu’il f?t l?, pr?s d’elle, en ce moment! Et pourtant, m?me ? ce qu’il ne f?t pas l? elle ?tait r?sign?e. Elle ?tait s?re de le revoir l?-haut. Elle n’avait qu’? fermer les yeux pour le voir d?j?. Elle passait des journ?es, assoupie, au milieu du pass?…

Elle se retrouvait dans l’ancienne maison, au bord du Rhin… Jour de f?te… Un superbe jour d’?t?. La fen?tre ?tait ouverte: sur la route blanche, le soleil. On entendait les oiseaux qui chantaient. Melchior et le grand-p?re, assis devant la porte, fumaient en causant et riant tr?s fort. Louisa ne les voyait pas; mais elle se r?jouissait que son mari f?t ? la maison, ce jour-l?, et que le grand-p?re f?t de bonne humeur. Elle ?tait dans la pi?ce du bas, et pr?parait le d?ner: un d?ner excellent; elle le veillait comme la prunelle de ses yeux; il y avait une surprise: un g?teau aux marrons; elle jouissait d’avance des cris de joie du petit… Le petit, o? ?tait-il? L? haut: elle l’entendait, il ?tudiait son piano. Elle ne comprenait pas ce qu’il jouait, mais c’?tait un bonheur pour elle d’entendre ce petit gazouillement familier, de savoir qu’il ?tait l?, bien sagement assis… Quelle belle journ?e! Les grelots joyeux d’une voiture passaient sur le chemin… Ah! mon Dieu! Et le r?ti! Pourvu qu’il ne f?t pas br?l?, tandis qu’elle regardait par la fen?tre! Elle tremblait que le grand-p?re, qu’elle aimait tant, et qui l’intimidait, ne f?t pas content, qu’il lui f?t des reproches… Gr?ce ? Dieu, il n’y avait aucun mal. Voil?, tout ?tait pr?t, et la table ?tait servie. Elle appelait Melchior et le grand-p?re. Ils r?pondaient avec entrain. Et le petit?… Il ne jouait plus. Depuis un moment, son piano s’?tait tu, sans qu’elle l’e?t remarqu?… – «Christophe!»… Que faisait-il? On n’entendait aucun bruit. Toujours il oubliait de descendre pour le d?ner: le p?re allait le gronder encore. Elle montait pr?cipitamment l’escalier… – «Christophe!»… Il se taisait. Elle ouvrait la porte de la chambre, o? il travaillait. Personne. La chambre, vide; le piano, ferm?… Louisa avait une angoisse. Qu’est-ce qu’il ?tait devenu? La fen?tre ?tait ouverte. Mon Dieu! s’il ?tait tomb?!… Louisa est boulevers?e. Elle se penche pour regarder… – «Christophe!»… Il n’est nulle part. Elle parcourt toutes les chambres. D’en bas, le grand-p?re lui crie: «Viens donc, ne t’inqui?te pas, il nous rejoindra toujours.» Elle ne veut pas descendre; elle sait qu’il est l?: il se cache pour jouer, il veut la tourmenter. Ah! le m?chant petit!… Oui, elle en est s?re maintenant, le plancher a craqu?; il est derri?re la porte. Mais la clef n’y est pas. La clef! Elle cherche pr?cipitamment dans un tiroir, au milieu d’une quantit? d’autres clefs. Celle-l?, celle-l?,… non, ce n’est pas cela… Ah! la voil? enfin!… Impossible de la faire entrer dans la serrure. La main de Louisa tremble. Elle se d?p?che; il faut se d?p?cher. Pourquoi? Elle ne sait pas; mais elle sait qu’il le faut: si elle ne se h?te point, elle n’aura plus le temps. Elle entend le souffle de Christophe derri?re la porte… Ah! cette clef!… Enfin! La porte s’ouvre. Un cri joyeux. C’est lui. Il se jette ? son cou… Ah! le m?chant, le bon, le bien-aim? petit!…

Elle a ouvert les yeux. Il est l?, devant elle.

Depuis un moment, il la regardait, si chang?e, le visage ? la fois tir? et bouffi, une souffrance muette, que rendait plus poignante son sourire r?sign?; et ce silence, cette solitude autour… Il avait le c?ur transperc?…

Elle le vit. Elle ne fut pas ?tonn?e. Elle sourit d’un sourire ineffable. Elle ne pouvait ni lui tendre les bras, ni dire une seule parole. Il se jeta ? son cou, il l’embrassa, elle l’embrassa; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle dit tout bas:

– Attends…

Il vit qu’elle suffoquait.

Ils ne firent aucun mouvement. Elle lui caressait la t?te avec ses mains; et ses larmes continuaient de couler. Il lui baisait les mains, sanglotant, la figure cach?e dans les draps.

Quand son angoisse fut pass?e, elle essaya de parler. Mais elle ne parvenait plus ? trouver ses mots; elle se trompait, et il avait peine ? comprendre. Qu’est-ce que cela faisait? Ils s’aimaient, ils se voyaient, ils se touchaient: c’?tait l’essentiel. – Il demanda avec indignation pourquoi on la laissait seule. Elle excusa la garde:

– Elle ne pouvait pas toujours ?tre l?: elle avait son travail…

D’une voix faible, entrecoup?e, qui ne parvenait pas ? articuler toutes les syllabes, elle fit h?tivement une petite recommandation au sujet de sa tombe. Elle chargea Christophe de sa tendresse pour ses deux autres fils, qui l’avaient oubli?e. Elle eut un mot aussi pour Olivier, dont elle savait l’affection pour Christophe. Elle pria Christophe de lui dire qu’elle lui envoyait sa b?n?diction – (elle se reprit bien vite, timidement pour employer une formule plus humble) – «sa respectueuse affection»…

Elle suffoqua de nouveau. Il la soutint assise sur son lit. La sueur coulait sur son visage. Elle se for?ait ? sourire. Elle se disait qu’elle n’avait plus rien ? demander au monde, maintenant qu’elle avait la main dans la main de son fils.

Et Christophe sentit brusquement cette main se crisper dans la sienne. Louisa ouvrit la bouche. Elle regarda son fils, avec une tendresse infinie. – Et elle passa.

*

Le soir du m?me jour, Olivier arriva. Il n’avait pu supporter la pens?e de laisser Christophe seul, ? ces heures tragiques, dont il n’avait que trop l’exp?rience. Il redoutait aussi les dangers auxquels son ami s’exposait, en retournant en Allemagne. Il voulait ?tre l?, afin de veiller sur lui. Mais l’argent lui manquait, pour le rejoindre. Au retour de la gare, o? il avait accompagn? Christophe, il d?cida de vendre quelques bijoux qui lui restaient de sa famille. Comme le mont-de-pi?t? ?tait ferm?, ? cette heure, et qu’il voulait partir par le premier train, il allait chez un brocanteur du quartier, lorsque dans l’escalier il rencontra Mooch. Mis au courant de ses intentions, Mooch manifesta un vif chagrin qu’Olivier ne se f?t pas adress? ? lui; et il le for?a ? accepter de lui la somme n?cessaire. Il ne se consolait pas de penser qu’Olivier avait mis sa montre en gage et vendu ses livres, pour payer le voyage de Christophe, quand il e?t ?t? si heureux de rendre service. Dans son z?le ? leur venir en aide, il proposa m?me ? Olivier de l’accompagner aupr?s de Christophe. Olivier eut grand’peine ? l’en dissuader.

L’arriv?e d’Olivier fut un bienfait pour Christophe. Il avait pass? la journ?e dans l’accablement, seul avec sa m?re endormie. La garde ?tait venue, avait rendu quelques soins, et puis ?tait partie, et n’?tait plus revenue. Les heures s’?taient ?coul?es, dans une immobilit? fun?bre. Christophe ne bougeait pas plus que la morte; il ne la quittait point des yeux; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, lui-m?me ?tait un mort. – Le miracle d’amiti?, accompli par Olivier, ramena en lui les larmes et la vie.

Getrost! Es ist der Schmerzen werth die Leben,

So lang…

… mit uns ein treues Auge weint.

(«Courage! Aussi longtemps que deux yeux fid?les pleurent avec nous, la vie vaut de souffrir.»)

Ils s’embrass?rent longuement. Puis, ils s’assirent aupr?s de Louisa, et caus?rent ? voix basse… La nuit… Christophe, accoud? au pied du lit, racontait au hasard des souvenirs d’enfance, o? revenait toujours l’image de la maman. Il se taisait, pendant quelques minutes, et puis il reprenait. Jusqu’? ce qu’il se tut tout ? fait, ?cras? de fatigue, la figure cach?e dans ses mains; et quand Olivier s’approcha pour le regarder, il vit qu’il ?tait endormi. Alors, il veilla seul. Et le sommeil le prit ? son tour, le front pos? sur le dossier du lit. Louisa souriait avec douceur; et elle semblait heureuse de veiller ses deux enfants.

Comme le matin commen?ait, ils furent r?veill?s par des coups frapp?s ? la porte. Christophe alla ouvrir. C’?tait un voisin, un menuisier; il venait avertir Christophe que sa pr?sence avait ?t? d?nonc?e, et qu’il fallait partir s’il ne voulait ?tre pris. Christophe se refusait ? fuir; il ne voulait pas quitter sa m?re, avant de l’avoir conduite au lieu o? elle resterait maintenant pour toujours. Mais Olivier le supplia de reprendre le train, il lui promit de veiller fid?lement, ? sa place; il le for?a ? sortir de la maison; et, pour ?tre plus s?r qu’il ne reviendrait pas sur sa d?cision, il l’accompagna ? la gare. Christophe s’obstinait ? ne point partir, sans avoir au moins revu le grand fleuve, pr?s duquel s’?tait pass?e son enfance, et dont son ?me gardait, comme une conque marine, l’?cho retentissant. Malgr? le danger qu’il y avait ? se montrer en ville, il fallut en passer par sa volont?. Ils suivirent la berge du Rhin, qui se h?tait avec une paix puissante, entre ses rives basses, vers sa mort dans les sables du Nord. Un ?norme pont de fer plongeait, au milieu du brouillard, ses deux arches dans l’eau grise, comme les moiti?s de roues d’un chariot colossal. Au loin, se perdaient dans la brume les barques qui remontaient, ? travers les prairies, les m?andres sinueux. Christophe s’absorbait dans ce r?ve. Olivier l’en arracha, et, lui prenant le bras, le ramena ? la gare. Christophe se laissa faire; il ?tait comme un somnambule. Olivier l’installa dans le train qui allait partit; et ils convinrent de se rejoindre le lendemain, ? la premi?re station fran?aise, afin que Christophe ne rentr?t pas seul ? Paris.