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Non, de ma vie, je n’ai vu un aussi méchant homme!…

Je ne suis pas assez sot pour méconnaître la puissance du langage. Mais je ne puis séparer la pensée de la forme; et si j’admire parfois ce dieu juif, c’est à la façon dont j’admire un tigre. Shakespeare, enfanteur de monstres, n’a jamais réussi à enfanter un tel héros de la Haine, – de la Haine sainte et vertueuse. Ce livre est effrayant. Toute folie est contagieuse. Le péril de celle-ci est d’autant plus grand que son orgueil meurtrier a des prétentions purificatrices. L’Angleterre me fait trembler, quand je pense que, depuis des siècles, elle s’en repaît. J’aime à sentir entre elle et moi le fossé de la Manche. Je ne croirai jamais un peuple tout à fait civilisé, tant qu’il se nourrira de la Bible.

– Tu feras bien, en ce cas, d’avoir peur de moi, dit Christophe, car je m’en enivre. C’est la moelle des lions. Les cœurs robustes en sont nourris. L’Évangile, sans l’antidote de l’Ancien Testament, est un plat fade et malsain. La Bible est l’ossature des peuples qui veulent vivre. Il faut lutter, il faut haïr.

– J’ai la haine de la haine, dit Olivier.

– Si seulement tu l’avais! dit Christophe.

– Tu dis vrai, je n’en ai même pas la force. Que veux-tu? Je ne puis pas ne pas voir les raisons de mes ennemis. Je me répète le mot de Chardin: «De la douceur! De la douceur!»

– Diable de mouton! dit Christophe. Mais tu auras beau faire, je te ferai sauter le fossé, je te mènerai tambour battant.

En effet il prit en main la cause d’Olivier, et se mit en campagne. Ses débuts ne furent pas très heureux. Il s’irritait au premier mot, et il faisait du tort à son ami, en le défendant; il s’en rendait compte, après, et se désolait de ses maladresses.

Olivier n’était pas en reste. Il bataillait pour Christophe. Il avait beau redouter la lutte et être doué d’une intelligence lucide et ironique, qui raillait les paroles et les actes excessifs: quand il s’agissait de défendre Christophe, il dépassait en violence tous les autres et Christophe. Il perdait la tête. En amour, il faut savoir déraisonner. Olivier ne s’en faisait pas faute. – Toutefois, il se montrait plus habile que Christophe. Ce garçon, intransigeant et maladroit pour lui-même, était capable de politique et presque de rouerie pour le succès de son ami; il dépensait une énergie et une ingéniosité admirables à lui gagner des partisans; il savait intéresser à lui des critiques musicaux et des Mécènes, qu’il eût rougi de solliciter pour lui-même.

Au bout du compte, ils avaient bien du mal à améliorer leur sort. Leur amour l’un pour l’autre leur faisait commettre beaucoup de sottises. Christophe s’endettait pour faire éditer en cachette un volume de poésies d’Olivier, dont on ne vendit pas un exemplaire. Olivier décidait Christophe à donner un concert, où il ne vint presque personne. Christophe, devant la salle vide, se consolait bravement avec le mot de Haendeclass="underline" «Parfait! Ma musique en sonnera mieux…» Mais cette forfanterie ne leur rendait pas l’argent qu’ils avaient dépensé; et ils rentraient au logis, le cœur gros.

*

Parmi ces difficultés, le seul qui leur vînt en aide était un Juif d’une quarantaine d’années, nommé Taddée Mooch. Il tenait un magasin de photographies d’art; il s’intéressait à son métier, il y apportait beaucoup de goût et d’habileté; mais il s’intéressait à tant de choses, à côté, qu’il en négligeait son commerce. Quand il s’en occupait, c’était pour chercher des perfectionnements techniques, pour s’engouer de nouveaux procédés de reproductions, qui, malgré leur ingéniosité, réussissaient rarement et coûtaient beaucoup d’argent. Il lisait énormément et se tenait à l’affût de toutes les idées neuves en philosophie, en art, en science, en politique; il avait un flair surprenant pour découvrir les forces originales: on eût dit qu’il en subissait l’aimant caché. Entre les amis d’Olivier, isolés comme lui et travaillant chacun de son côté, il servait de lien. Il allait des uns aux autres; et par lui s’établissait entre eux, sans qu’ils en eussent conscience, un courant permanent d’idées.

Quand Olivier voulut le faire connaître à Christophe, Christophe s’y refusa d’abord; il était las de ses expériences avec la race d’Israël. Olivier, en riant, insista, disant qu’il ne connaissait pas mieux les Juifs qu’il ne connaissait la France. Christophe consentit donc; mais la première fois qu’il vit Taddée Mooch, il fit la grimace. Mooch était, d’apparence, plus Juif que de raison: le Juif, tel que le représentent ceux qui ne l’aiment point: petit, chauve, mal fait, le nez pâteux, de gros yeux qui louchaient derrière de grosses lunettes, la figure enfouie sous une barbe mal plantée, rude et noire, les mains poilues, les bras longs, les jambes courtes et torses: un petit Baal syrien. Mais il y avait en lui une telle expression de bonté que Christophe en fut touché. Surtout Mooch était simple et ne disait aucune parole inutile. Pas de compliments exagérés. Un mot discret seulement. Mais un empressement à se rendre utile; et, avant même qu’on lui eût rien demandé, un service accompli. Il revenait souvent, trop souvent; et presque toujours il apportait quelque bonne nouvelle: un travail à faire pour l’un des deux amis, un article d’art ou des cours pour Olivier, des leçons de musique pour Christophe. Il ne restait jamais longtemps. Il mettait une affectation à ne pas s’imposer. Peut-être percevait-il l’agacement de Christophe, dont le premier mouvement était toujours d’impatience, lorsqu’il voyait paraître à la porte la figure barbue de l’idole carthaginoise, – (il l’appelait: Moloch), – quitte, le moment d’après, à se sentir le cœur plein de gratitude pour sa parfaite bonté.

La bonté n’est pas rare chez les Juifs: c’est de toutes les vertus celle qu’ils admettent le mieux, même quand ils ne la pratiquent pas. À la vérité, elle reste chez la plupart sous une forme négative ou neutre: indulgence, indifférence, répugnance à faire le mal, tolérance ironique. Chez Mooch, elle était passionnément active. Il était toujours prêt à se dévouer pour quelqu’un ou pour quelque chose. Pour ses coreligionnaires pauvres, pour les réfugiés russes, pour les opprimés de toutes les nations, pour les artistes malheureux, pour toutes les infortunes, pour toutes les causes généreuses. Sa bourse était toujours ouverte; et, si peu garnie qu’elle fût, il trouvait moyen d’en faire sortir quelque obole; quand elle était vide, il en faisait sortir de la bourse des autres; il ne comptait jamais ses peines, ni ses pas, du moment qu’il s’agissait de rendre service. Il faisait cela simplement, – avec une simplicité exagérée. Il avait le tort de dire un peu trop qu’il était simple et sincère: mais le plus fort, c’est qu’il l’était.

Christophe, partagé entre son agacement et sa sympathie pour Mooch eut une fois un mot cruel d’enfant terrible. Un jour qu’il était ému de la bonté de Mooch, il lui prit affectueusement les deux mains et dit:

– Quel malheur!… Quel malheur que vous soyez Juif!

Olivier sursauta et rougit, comme s’il s’agissait de lui. Il en était malheureux et il tâchait d’effacer la blessure causée par son ami.

Mooch sourit, avec une ironie triste, et il répondit tranquillement:

– C’est un bien plus grand malheur d’être un homme.

Christophe ne vit là qu’une boutade. Mais le pessimisme de cette parole était plus profond qu’il ne l’imaginait; et Olivier, avec la finesse de sa sensibilité, en eut l’intuition. Sous le Mooch qu’on connaissait, il en était un autre tout différent, et même en beaucoup de choses entièrement opposé. Sa nature apparente était le produit d’un long combat contre sa véritable nature. Cet homme qui semblait simple avait un esprit contourné: lorsqu’il s’abandonnait, il avait toujours besoin de compliquer les choses simples et de donner à ses sentiments les plus vrais un caractère d’ironie maniérée. Cet homme qui semblait modeste et trop humble parfois, avait un fond d’orgueil qui se connaissait et se châtiait durement. Son optimisme souriant, son activité incessante, incessamment occupée à rendre service aux autres, recouvraient un nihilisme profond, un découragement mortel qui avait peur de se voir. Mooch manifestait une grande foi en une foule de choses: dans le progrès de l’humanité, dans l’avenir de l’esprit juif épuré, dans les destinées de la France, soldat de l’esprit nouveau – (il identifiait volontiers, les trois causes). – Olivier, qui n’était point dupe, disait à Christophe: