Le jour où Christophe, reconnaissant et irrité, remontait dans sa mansarde, après la visite à Weil, il y trouva, avec le bon Mooch, qui venait rendre à Olivier quelque service nouveau, un article de revue désobligeant sur sa musique, par Lucien Lévy-Cœur, – non pas une franche critique, mais d’une bienveillance insultante, qui, par un jeu de persiflage raffiné, s’amusait à le mettre sur la même ligne que des musiciens de troisième ou de quatrième ordre, qu’il exécrait.
– Remarques-tu, dit Christophe à Olivier, après le départ de Mooch, que nous avons toujours affaire aux Juifs, uniquement aux Juifs? Ah! ça, serions-nous Juifs, nous-mêmes? Rassure-moi! On dirait que nous les attirons. Ils sont partout sur notre chemin, ennemis ou alliés.
– C’est qu’ils sont plus intelligents que les autres, dit Olivier. Les Juifs sont presque les seuls chez nous, avec qui un homme libre peut causer des choses neuves, des choses vivantes. Les autres s’immobilisent dans le passé, les choses mortes. Par malheur, ce passé n’existe pas pour les Juifs, ou du moins il n’est pas le même que pour nous. Avec eux, nous ne pouvons nous entretenir que d’aujourd’hui, avec ceux de notre race que d’hier. Vois l’activité juive, dans tous les ordres: commerce, industrie, enseignement, science, bienfaisance, œuvres d’art…
– Ne parlons pas de l’art; dit Christophe.
– Je ne dis pas que ce qu’ils font me soit toujours sympathique: c’est même odieux, souvent. Du moins, ils vivent et ils savent comprendre ceux qui vivent. Nous ne pouvons nous passer d’eux.
– Il ne faut rien exagérer, dit Christophe, gouailleur. Je saurais m’en passer.
– Tu saurais vivre, peut-être. Mais à quoi te servirait, si ta vie et ton œuvre restaient inconnues de tous, comme elles le seraient probablement sans eux? Sont-ce nos coreligionnaires qui viendraient à notre secours? Le Catholicisme laisse périr, sans un geste pour les défendre, les meilleurs de son sang. Tous ceux qui sont religieux du fond de l’âme, tous ceux qui donnent leur vie à la défense de Dieu, – s’ils ont eu l’audace de se détacher de la règle catholique et de s’affranchir de l’autorité de Rome, – aussitôt ils deviennent à l’indigne horde qui se dit catholique, non seulement indifférents, mais hostiles; elle fait le silence sur eux, elle les abandonne en proie aux ennemis communs. Un esprit libre, quelle que soit sa grandeur, – si, chrétien de cœur, il n’est pas chrétien d’obéissance, – qu’importe aux catholiques qu’il incarne ce qu’il y a de plus pur dans leur foi et de vraiment divin? Il n’est pas du troupeau, de la secte aveugle et sourde, qui ne pense point par soi-même. On le rejette, on se réjouit de le voir souffrir seul, déchiré par l’ennemi, appelant à l’aide ses frères, pour la foi desquels il meurt. Il y a dans le catholicisme d’aujourd’hui une puissance d’inertie meurtrière. Il pardonnerait plus aisément à ses ennemis qu’à ceux qui veulent le réveiller et lui rendre la vie… Que serions-nous, mon pauvre Christophe, quelle serait notre action, à nous, catholiques de race, qui nous sommes faits libres, sans une poignée de libres protestants et de Juifs? Les Juifs sont dans l’Europe d’aujourd’hui les agents les plus vivaces de tout ce qu’il y a de bien et de mal. Ils transportent au hasard le pollen de la pensée. N’as-tu pas eu en eux tes pires ennemis et tes amis de la première heure?
– Cela est vrai, dit Christophe; ils m’ont encouragé, soutenu, adressé les paroles qui raniment dans la lutte, en montrant qu’on est compris. Sans doute, de ces amis-là, bien peu me sont restés fidèles: leur amitié n’a été qu’un feu de paille. N’importe! C’est beaucoup que cette lueur passagère, dans la nuit. Tu as raison: ne soyons pas ingrats!
– Ne soyons pas inintelligents surtout, dit Olivier. N’allons pas mutiler notre civilisation déjà malade, en prétendant l’ébrancher de quelques-uns de ses rameaux les plus vivaces. Si le malheur voulait que les Juifs fussent chassés d’Europe, elle en resterait appauvrie d’intelligence et d’action, jusqu’au risque de la faillite complète. Chez nous particulièrement, dans l’état de la vitalité française, leur expulsion serait pour la nation une saignée plus meurtrière encore que l’expulsion des protestants au XVIIe siècle. – Sans doute, ils tiennent, en ce moment, une place sans proportion avec leur valeur réelle. Ils abusent de l’anarchie politique et morale d’aujourd’hui, qu’ils ne contribuent pas peu à accroître, par goût naturel, et parce qu’ils s’y trouvent bien. Les meilleurs, comme cet excellent Mooch, ont le tort d’identifier sincèrement les destinées de la France avec leurs rêves juifs, qui nous sont souvent plus dangereux qu’utiles. Mais on ne peut leur en vouloir de ce qu’ils rêvent de faire la France à leur image: c’est qu’ils l’aiment. Si leur amour est redoutable, nous n’avons qu’à nous défendre et à les tenir à leur rang, qui est, chez nous, le second. Non que je croie leur race inférieure à la nôtre: – (ces questions de suprématie de races sont niaises et dégoûtantes.) – Mais il est inadmissible qu’une race étrangère, qui ne s’est pas encore fondue avec la nôtre, ait la prétention de connaître mieux ce qui nous convient, que nous-mêmes. Elle se trouve bien en France: j’en suis fort aise; mais qu’elle n’aspire point à en faire une Judée! Un gouvernement intelligent et fort, qui saurait tenir les Juifs à leur place, ferait d’eux un des plus utiles instruments de la grandeur française; et il leur rendrait service, autant qu’à nous. Ces êtres hypernerveux, agités et incertains, ont besoin d’une loi qui les tienne et d’un maître sans faiblesse, mais juste, qui les mate. Les Juifs sont comme les femmes: excellents, quand on les tient en bride; mais leur domination, à celles-ci et à ceux-là, est exécrable; et ceux qui s’y soumettent donnent un spectacle ridicule.
Malgré leur mutuel amour et l’intuition qu’il leur donnait de l’âme de l’ami, il y avait en eux des choses que Christophe et Olivier n’arrivaient pas à bien comprendre, et qui même les choquaient. Dans les premiers temps de l’amitié, où chacun fait effort pour ne laisser subsister de lui que ce qui ressemble à son ami, ils ne s’en aperçurent pas. Mais peu à peu l’image des deux races revint flotter à la surface. Ils eurent de petits froissements, que leur tendresse ne réussissait pas toujours à éviter.
Ils s’égaraient dans des malentendus. L’esprit d’Olivier était un mélange de foi, de liberté, de passion, d’ironie, de doute universel, dont Christophe ne parvenait pas à saisir la formule. Olivier, de son côté, était choqué du manque de psychologie de Christophe; son aristocratie de vieille race intellectuelle souriait de la maladresse de cet esprit vigoureux, mais lourd et tout d’une pièce, qui ne savait pas s’analyser, et qui était la dupe des autres et de soi. La sentimentalité de Christophe, ses effusions bruyantes, sa facilité d’émotion, semblaient à Olivier quelquefois agaçantes et même légèrement ridicules. Sans parler d’un certain culte de la force, de cette conviction allemande en l’excellence morale du poing, Faustrecht, dont Olivier et son peuple avaient de bonnes raisons pour n’être pas persuadés.
Et Christophe ne pouvait souffrir l’ironie d’Olivier, qui l’irritait souvent jusqu’à la fureur; il ne pouvait souffrir sa manie de raisonner, son analyse perpétuelle, je ne sais quelle immoralité intellectuelle, surprenante chez un homme aussi épris qu’Olivier de la pureté morale, et qui avait sa source dans la largeur de son intelligence: car elle répugnait à toute négation, et se plaisait au spectacle des pensées opposées. Olivier regardait les choses, d’un point de vue en quelque sorte historique, panoramique; il avait un tel besoin de tout comprendre qu’il voyait à la fois le pour et le contre; et il les soutenait tour à tour, suivant qu’on soutenait devant lui la thèse opposée; il finissait par se perdre lui-même dans ses contradictions. À plus forte raison, déroutait-il Christophe. Cependant, ce n’était chez lui ni désir de contredire, ni penchant au paradoxe; c’était une nécessité impérieuse de justice et de bon sens: il était froissé par la sottise de tout parti pris; et il lui fallait réagir. La façon crue dont Christophe jugeait les actes et les hommes immoraux, en grossissant la réalité, choquait Olivier, qui, bien qu’aussi pur, n’était pas du même acier inflexible, mais se laissait tenter, teinter, toucher par les influences extérieures. Il protestait contre les exagérations de Christophe, et il exagérait en sens inverse. Journellement, ce travers d’esprit le conduisait à soutenir contre ses amis la cause de ses adversaires. Christophe se fâchait. Il reprochait à Olivier ses sophismes et son indulgence. Olivier souriait: il savait bien quelle absence d’illusions recouvrait cette indulgence; il savait que Christophe croyait à beaucoup plus de choses que lui, et qu’il les acceptait mieux! Mais Christophe, sans regarder ni à droite ni à gauche, fonçait, comme un sanglier. Il en avait surtout à la «bonté» parisienne.