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Les malentendus entre amis ne sont jamais bien graves, tant qu’un tiers ne s’interpose pas entre eux. – Mais cela ne pouvait manquer d’arriver: trop de gens en ce monde, s’intéressent aux affaires des autres, afin de les embrouiller.

*

Olivier connaissait les Stevens, que Christophe fréquentait naguère; et il avait subi l’attraction de Colette. Si Christophe ne l’avait pas rencontré dans la petite cour de son ancienne amie, c’était qu’à ce moment Olivier, accablé par la mort de sa sœur, s’enfermait dans son deuil et ne voyait personne. Colette, de son côté, n’avait fait aucun effort pour le voir: elle aimait bien Olivier, mais elle n’aimait pas les gens malheureux; elle se disait si sensible que le spectacle de la tristesse lui était intolérable: elle attendait que celle d’Olivier fût passée. Lorsqu’elle apprit qu’il paraissait guéri et qu’il n’y avait plus de danger de contagion, elle se risqua à lui faire signe. Olivier ne se fit pas prier. Il était à la fois sauvage et mondain, facilement séduit; et il avait un faible pour Colette. Quand il annonça à Christophe son intention de retourner chez elle, Christophe, trop respectueux de la liberté de son ami pour exprimer un blâme, se contenta de hausser les épaules, et dit, d’un air railleur:

– Va, petit, si cela t’amuse.

Mais il se garda bien de l’y suivre. Il était décidé à ne plus avoir affaire avec ces coquettes. Non qu’il fût misogyne: il s’en fallait de beaucoup. Il avait une prédilection tendre pour les jeunes femmes qui travaillent, les petites ouvrières, employées, fonctionnaires, qu’on voit se hâter, le matin, toujours un peu en retard, à demi éveillées, vers leur atelier ou leur bureau. La femme ne lui paraissait avoir tout son sens que quand elle agissait, quand elle s’efforçait d’être par elle-même, de gagner son pain et son indépendance. Et elle ne lui paraissait même avoir qu’ainsi toute sa grâce, l’alerte souplesse des mouvements, l’éveil de tous ses sens, l’intégrité de sa vie et de sa volonté. Il détestait la femme oisive et jouisseuse: elle lui faisait l’effet d’un animal repu, qui digère et s’ennuie, dans des rêveries malsaines. Olivier, au contraire, adorait le farniente des femmes, leur charme de fleurs, qui ne vivent que pour être belles et parfumer l’air autour d’elles. Il était plus artiste, et Christophe plus humain. À l’encontre de Colette, Christophe aimait d’autant plus les autres qu’ils avaient plus de part aux souffrances du monde. Ainsi, il se sentait lié à eux par une compassion fraternelle.

Colette était surtout désireuse de revoir Olivier, depuis qu’elle avait appris son amitié avec Christophe: car elle était curieuse d’en savoir les détails. Elle gardait un peu rancune à Christophe de la façon dédaigneuse, dont il semblait l’avoir oubliée; et, sans désir de se venger – (cela n’en valait pas la peine), – elle eût été bien aise de lui jouer quelque tour. Jeu de chatte, qui mordille, afin qu’on fasse attention à elle. Enjôleuse, comme elle savait l’être, elle n’eut pas de peine à faire parler Olivier. Personne n’était plus clairvoyant que lui et moins dupe des gens, quand il en était loin; personne ne montrait plus de confiance naïve, quand il se trouvait en présence de deux aimables yeux. Colette témoignait un intérêt si sincère à son amitié pour Christophe qu’il se laissa aller à en raconter l’histoire, et même certains de leurs petits malentendus amicaux, qui lui semblaient plaisants, à distance, et où il s’attribuait tous les torts. Il confia aussi à Colette les projets artistiques de Christophe et quelques-uns de ses jugements, – qui n’étaient pas flatteurs, – sur la France et les Français. Toutes choses qui n’avaient pas grande importance, par elles-mêmes, mais que Colette se hâta de colporter, en les arrangeant à sa manière, autant afin d’en rendre le récit plus piquant, que par une malignité cachée, à l’égard de Christophe. Et comme le premier à recevoir ses confidences fut naturellement son inséparable Lucien Lévy-Cœur, qui n’avait aucune raison de les tenir secrètes, elles se répandirent et s’embellirent en route; elles prirent un tour de pitié ironique et un peu insultante pour Olivier dont on fit une victime. Il semblait que l’histoire ne dût avoir d’intérêt pour personne, les deux héros étant fort peu connus; mais un Parisien s’intéresse toujours à ce qui ne le regarde pas. Si bien qu’un jour Christophe recueillit lui-même ces secrets de la bouche de Mme Roussin. Le rencontrant à un concert, elle lui demanda s’il était vrai qu’il se fût brouillé avec ce pauvre Olivier Jeannin; et elle s’informa de ses travaux, en faisant allusion à des choses qu’il croyait connues de lui seul et d’Olivier. Et lorsqu’il lui demanda de qui elle tenait ces détails, elle lui dit que c’était de Lucien Lévy-Cœur, qui les tenait lui-même d’Olivier.

Christophe fut assommé par ce coup. Violent et sans critique, il ne lui vint pas à l’idée de discuter l’invraisemblance de la nouvelle; il ne vit qu’une chose: ses secrets, confiés à Olivier, avaient été livrés à Lucien Lévy-Cœur. Il ne put rester au concert; il quitta la salle aussitôt. Autour de lui, c’était le vide. Il se disait: «Mon ami m’a trahi!…»

Olivier était chez Colette. Christophe ferma à clef la porte de sa chambre, pour qu’Olivier ne pût pas, ainsi qu’à l’ordinaire, causer un moment avec lui, lorsqu’il rentrerait. Il l’entendit en effet revenir, tâcher d’ouvrir la porte, lui chuchoter bonsoir à travers la serrure: il ne bougea point. Il était assis sur son lit, dans l’obscurité, la tête entre les mains, se répétant: «Mon ami m’a trahi!…»; et il resta ainsi une partie de la nuit. C’est alors qu’il sentit combien il aimait Olivier; car il ne lui en voulait pas de sa trahison: il souffrait seulement. Celui qu’on aime a tout droit contre vous, même de ne plus vous aimer. On ne peut lui en vouloir, on ne peut que s’en vouloir d’être si peu digne d’amour, puisqu’il vous abandonne. Et c’est une peine mortelle.

Le lendemain matin, quand il vit Olivier, il ne parla de rien; il lui était odieux de faire des reproches, – reproches d’avoir abusé de sa confiance, d’avoir jeté ses secrets en pâture à l’ennemi: – il ne put dire un seul mot. Mais son visage parlait pour lui; il était hostile et glacé. Olivier en fut saisi; il n’y comprenait rien. Timidement, il essaya de savoir ce que Christophe avait contre lui. Christophe se détourna brutalement, sans répondre. Olivier, blessé à son tour, se tut, et dévora son chagrin, en silence. Ils ne se virent plus, de tout le jour.

Quand Olivier l’eût fait souffrir mille fois davantage, jamais Christophe n’eût rien fait pour se venger, à peine pour se défendre: Olivier lui était sacré. Mais l’indignation qu’il ressentait avait besoin de se décharger sur quelqu’un; et puisque ce ne pouvait être sur Olivier, ce fut sur Lucien Lévy-Cœur. Avec son injustice et sa passion habituelles, il lui attribua aussitôt la responsabilité de la faute qu’il prêtait à Olivier; et il y avait pour lui une souffrance de jalousie insupportable à penser qu’un homme de cette espèce avait pu lui enlever l’affection de son ami, comme il l’avait déjà évincé de l’amitié de Colette Stevens. Pour achever de l’exaspérer, le même jour, lui tomba sous les yeux un article de Lévy-Cœur, à propos d’une représentation de Fidelio. Il y parlait de Beethoven sur un ton de persiflage, et raillait agréablement son héroïne pour prix Montyon. Christophe voyait mieux que quiconque les ridicules de la pièce, et même certaines erreurs de la musique. Il n’avait pas toujours montré un respect exagéré pour les maîtres reconnus. Mais il ne se piquait point d’être toujours d’accord avec lui-même et d’une logique à la française. Il était de ces gens qui veulent bien relever les fautes de ceux qu’ils aiment, mais qui ne le permettent pas aux autres. C’était d’ailleurs tout autre chose de critiquer un grand artiste, si âprement que ce fût, à la façon de Christophe, par foi passionnée dans l’art, et même – (on pouvait dire) – par un amour intransigeant pour sa gloire, qui ne supportait point en lui la médiocrité, – ou de ne chercher dans ces critiques, comme faisait Lévy-Cœur, qu’à flatter la bassesse du public et à faire rire la galerie, aux dépens d’un grand homme. Puis, quelque libre que fût Christophe en ses jugements, il y avait une musique, qu’il avait tacitement réservée, et à laquelle il ne fallait point toucher: c’était celle qui était plus et mieux que de la musique, celle qui était une grande âme bienfaisante, où l’on puisait la consolation, la force et l’espérance. La musique de Beethoven était de celles-là. Voir un faquin l’outrager l’exaspéra. Ce n’était plus une question d’art, c’était une question d’honneur; tout ce qui donne du prix à la vie, l’amour, l’héroïsme, la vertu passionnée, y étaient engagés. On ne peut pas plus permettre qu’on y porte atteinte que si l’on entendait insulter la femme qu’on vénère et qu’on aime: il faut haïr et tuer… Que dire, quand l’insulteur était, de tous les hommes, celui que Christophe méprisait le plus!