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Christophe, dont l’affectueuse confiance attirait la confiance, était devenu très ami avec elle; ils causaient assez librement; il finit même par lui poser des questions, auxquelles elle s’étonnait de répondre; elle lui disait des choses, qu’elle n’avait dites à aucun autre.

– C’est, expliquait Christophe, que vous ne me craignez pas. Il n’y a pas de risque que nous nous aimions: nous sommes trop bons amis, pour cela.

– Que vous êtes gentil! répondait-elle, en riant.

Sa saine nature répugnait, autant que celle de Christophe, à l’amitié amoureuse, cette forme de sentiment chère aux âmes équivoques, qui biaisent toujours avec ce qu’elles sentent. Ils étaient de bons camarades.

Il lui demanda un jour ce qu’elle pouvait bien faire, certaine après-midi qu’il la voyait, au jardin, assise sur un banc, son ouvrage sur ses genoux, se gardant d’y toucher, immobile pendant des heures. Elle rougit, et protesta que ce n’était pas pendant des heures, mais quelques minutes de temps en temps, un bon petit quart d’heure, «pour continuer son histoire».

– «Quelle histoire?»

– «L’histoire qu’elle se contait.»

– Vous vous contez des histoires! Oh! racontez-les-moi!

Elle lui dit qu’il était trop curieux. Elle lui confia seulement que c’étaient des histoires, dont elle n’était pas l’héroïne.

Il s’en étonna:

– À tant faire que se raconter des histoires, il me semble qu’il serait plus naturel de se raconter sa propre histoire embellie, de se rêver dans une vie plus heureuse.

– Je ne pourrais pas, dit-elle. Si je le faisais, cela me désespérerait.

Elle rougit de nouveau d’avoir livré un peu de son âme cachée; et elle reprit:

– Et puis, quand je suis au jardin, et qu’il m’arrive une bouffée de vent, je suis heureuse. Le jardin me paraît vivant. Et quand le vent est sauvage, qu’il vient de loin, il dit tant de choses!

Christophe apercevait, en dépit de sa réserve, le fond de mélancolie, que recouvraient sa bonne humeur et cette activité dont elle n’était pas dupe, qui ne menait à rien. Pourquoi ne cherchait-elle pas à s’affranchir? Elle eût été si bien faite pour une vie active et utile! – Elle alléguait l’affection de son père, qui n’entendait pas qu’elle se séparât de lui. En vain Christophe protestait que l’officier, vigoureux et énergique, n’avait pas besoin d’elle, qu’un homme de cette trempe pouvait rester seul, qu’il n’avait pas le droit de la sacrifier. Elle prenait la défense de son père; par un pieux mensonge, elle prétendait que ce n’était pas lui qui la forçait à rester, qu’elle n’aurait pu se décider à le quitter. – Et, dans une certaine mesure, elle disait vrai. Il semblait entendu, de toute éternité, pour elle, pour son père, pour tous ceux qui l’entouraient, que les choses devaient être ainsi et ne pouvaient être autrement. Elle avait un frère marié, qui trouvait naturel qu’elle se dévouât, à sa place, auprès du père. Lui-même n’était occupé que de ses enfants. Il les aimait jalousement, il ne leur laissait aucune initiative. Cet amour était pour lui, et surtout pour sa femme, une chaîne volontaire qui pesait sur leur vie, ligotait leurs mouvements; on eût dit que, du moment qu’on avait des enfants, la vie personnelle fût finie et qu’on dût renoncer pour toujours à son propre développement; cet homme actif, intelligent, encore jeune, calculait les années de travail qui lui restaient, avant de prendre sa retraite. – Ces excellentes gens se laissaient anémier par l’atmosphère d’affection familiale, si profonde en France, mais si étouffante. D’autant plus oppressive que ces familles françaises sont réduites au minimum: père, mère, un ou deux enfants. Amour frileux, peureux, ramassé sur lui-même, comme un avare qui serre sa poignée d’or.

Une circonstance fortuite, en intéressant davantage Christophe à Céline, lui montra ce resserrement des affections françaises, cette peur de vivre, et de prendre ce qui est son bien.

L’ingénieur Elsberger avait un frère cadet, de dix ans moins âgé, ingénieur comme lui. Brave garçon, ainsi qu’il y en a tant, de bonne famille bourgeoise, avec des aspirations artistiques: ils voudraient bien faire de l’art; mais ils ne voudraient pas compromettre leur situation bourgeoise. À la vérité, ce n’est point un problème très difficile; et la plupart des artistes d’à présent l’ont résolu sans risques. Encore faut-il le vouloir; et, de ce pauvre effort d’énergie, tous ne sont pas capables; ils ne sont pas assez sûrs de vouloir ce qu’ils veulent; et à mesure que leur situation bourgeoise devient plus assurée, ils s’y laissent couler, sans révolte et sans bruit. On ne saurait les en blâmer, s’ils étaient de bons bourgeois, au lieu de méchants artistes. Mais, de leur déception, il leur reste souvent un mécontentement secret, un qualis artifex pereo, qui se recouvre tant bien que mal de ce qu’on est convenu d’appeler de la philosophie, et qui leur gâte la vie, jusqu’à ce que l’usure des jours et les soucis nouveaux aient effacé la trace de la vieille amertume. Tel était le cas d’André Elsberger. Il eût voulu faire de la littérature; mais son frère, très entier dans ses façons de penser, avait voulu qu’il entrât, comme lui, dans la carrière scientifique. André était intelligent, passablement doué pour les sciences – ou les lettres, – indifféremment; il n’était pas assez sûr d’être un artiste et il était trop sûr d’être un bourgeois; il s’était plié, provisoirement d’abord – (on sait ce que ce mot veut dire) – à la volonté de son frère; il était entré à Centrale, dans un rang pas très bon, en était sorti de même, et depuis, il faisait son métier d’ingénieur, avec conscience, mais sans aucun intérêt. Naturellement, il avait perdu ainsi le peu de ses dispositions artistiques; aussi n’en parlait-il qu’avec ironie.

– Et puis, disait-il, – (Christophe reconnaissait dans ce raisonnement la façon pessimiste d’Olivier) – la vie ne valait pas la peine qu’on se tourmentât pour une carrière ratée. Un mauvais poète de plus ou de moins!…

Les deux frères s’aimaient; ils avaient la même trempe morale; mais ils s’entendaient mal ensemble. Tous deux avaient été Dreyfusistes. Mais André, attiré par le syndicalisme, était antimilitariste; et Élie, patriote.