– C’est un peu fort!… Enfin, raison ou tort, nous sommes bien comme nous sommes. Nous n’avons pas besoin de voir ces gens-là. N’est-ce pas, fillette?
– Mais si, papa, répondit-elle, cela me ferait plaisir.
Le commandant se tut, et feignit de n’avoir pas entendu. Il était beaucoup moins insensible à l’influence de Christophe qu’il ne voulait le paraître. Son étroitesse de jugement et sa violence ne l’empêchaient point d’avoir de la droiture et le cœur généreux. Il aimait Christophe, il aimait sa franchise et sa santé morale, il avait souvent le regret que Christophe fût un Allemand. Il avait beau s’emporter dans les discussions avec lui: il cherchait ces discussions; et les arguments de Christophe le travaillaient. Il se fût bien gardé de le reconnaître. Mais un jour, Christophe le trouva lisant attentivement un livre qu’il refusa de lui laisser voir. En reconduisant Christophe, Céline, seule avec lui, dit:
– Savez-vous ce qu’il lisait? Un livre de M. Weil.
Christophe fut heureux.
– Et qu’est-ce qu’il en dit?
– Il dit: «Cet animal!…» Mais il ne peut s’en détacher.
Christophe ne fit aucune allusion au fait, quand il revit le commandant. Ce fut celui-ci qui lui demanda:
– D’où vient que vous ne me rasez plus avec votre Juif?
– Parce que ce n’est plus la peine, dit Christophe.
– Pourquoi? demanda le commandant, agressif.
Christophe ne répondit pas, et s’en alla en riant.
Olivier avait raison. Ce n’est point par les paroles qu’on agit sur les autres. Mais par son être. Il est des hommes qui rayonnent autour d’eux une atmosphère apaisante, par leurs regards, leurs gestes, le contact silencieux de leur âme sereine. Christophe rayonnait la vie. Elle pénétrait doucement, doucement, comme une tiédeur de printemps, à travers les vieux murs et les fenêtres closes de la maison engourdie, elle ressuscitait des cœurs, que la douleur, la faiblesse, l’isolement rongeaient et desséchaient depuis des années, avaient laissés pour morts. Puissance des âmes sur les âmes! Celles qui la subissent et celles qui l’exercent l’ignorent également. Et pourtant, la vie du monde est faite des flux et des reflux, que régit cette force d’attraction mystérieuse.
Deux étages au-dessous de l’appartement de Christophe et d’Olivier, habitait, comme on l’a vu, une jeune femme de trente-cinq ans, Mme Germain, veuve depuis deux ans, qui avait perdu l’année précédente sa petite fille, âgée de sept à huit ans. Elle vivait avec sa belle-mère. Elles ne voyaient personne. De tous les locataires de la maison aucun n’avait eu moins de rapports avec Christophe. À peine s’ils s’étaient rencontrés; jamais ils ne s’étaient adressé la parole.
C’était une femme grande, maigre, assez bien faite, de beaux yeux bruns, opaques, inexpressifs, où s’allumait, par moments, une flamme morne et dure, dans une figure jaune de cire, les joues plates, la bouche crispée. La vieille Mme Germain était dévote, et passait ses journées à l’église. La jeune femme s’isolait jalousement dans son deuil. Elle ne s’intéressait à rien. Elle s’entourait des reliques et des images de sa petite fille; et, à force de les fixer, elle ne la voyait plus; les images mortes tuaient l’image vivante. Elle ne la voyait plus; et elle s’obstinait; elle voulait, elle voulait penser uniquement à elle: ainsi, elle avait fini par ne plus pouvoir même penser à elle; elle avait achevé l’œuvre de la mort. Alors, elle restait là, glacée, le cœur pétrifié, sans larmes, la vie tarie. La religion ne lui était pas un secours. Elle pratiquait, mais sans amour, par conséquent sans foi vivante; elle donnait de l’argent pour des messes, mais elle ne prenait aucune part active à des œuvres; toute sa religion reposait sur cette pensée unique: la revoir! Le reste, que lui importait? Dieu? Qu’avait-elle à faire de Dieu? La revoir!… Et elle était loin d’en être sûre. Elle voulait le croire, elle le voulait durement, désespérément; mais elle en doutait… Elle ne pouvait supporter de voir d’autres enfants; elle pensait:
– Pourquoi ceux-là ne sont-ils pas morts?
Il y avait, dans le quartier, une petite fille qui, de taille, de démarche, ressemblait à la sienne. Quand elle la voyait de dos avec ses petites nattes, elle tremblait. Elle se mettait à la suivre; et quand la petite se retournait, et qu’elle voyait que ce n’était pas elle, elle avait envie de l’étrangler. Elle se plaignait que les petites Elsberger, cependant bien tranquilles, comprimées par leur éducation, fissent du bruit, à l’étage au-dessus; et dès que les pauvres enfants trottinaient dans leur chambre, elle envoyait sa domestique réclamer le silence. Christophe qui la rencontra, une fois qu’il rentrait avec les fillettes, fut saisi du regard dur qu’elle leur jeta.
Un soir d’été que cette morte vivante s’hypnotisait dans son néant, assise dans l’obscurité, près de sa fenêtre, elle entendit jouer Christophe. Il avait l’habitude de rêver, au piano, à cette heure. Cette musique l’irrita, en troublant le vice où elle s’engourdissait. Elle ferma la fenêtre avec colère. La musique la poursuivit jusqu’au fond de la chambre. Mme Germain ressentit pour elle une haine. Elle eût voulu empêcher Christophe de jouer; mais elle n’en avait aucun droit. Chaque jour, maintenant, à la même heure, elle attendait, avec une impatience irritée, que le piano commençât; et lorsqu’il tardait, son irritation n’en était que plus vive. Elle devait, malgré elle, suivre jusqu’au bout la musique; et quand la musique était finie, elle avait peine à retrouver son apathie. – Et, un soir qu’elle était tapie dans un coin de sa chambre obscure, et qu’à travers les cloisons et la fenêtre fermée, lui arrivait la musique lointaine, elle fut prise d’un frisson, et la source des larmes de nouveau jaillit en elle. Elle rouvrit la fenêtre; et désormais, elle écoutait en pleurant. La musique était une pluie, qui pénétrait goutte à goutte son cœur desséché, et qui le ranimait. Elle revoyait le ciel, les étoiles, la nuit d’été; elle sentait poindre, comme une lueur bien pâle encore, un intérêt à la vie, une sympathie humaine. Et la nuit, pour la première fois depuis des mois, l’image de sa petite fille lui reparut en rêve. – Car le plus sûr chemin qui nous rapproche de nos morts, ce n’est pas de mourir, c’est de vivre. Ils vivent de notre vie, et meurent de notre mort.
Elle ne chercha pas à rencontrer Christophe. Mais elle l’entendait passer dans l’escalier avec les fillettes; et elle se tenait cachée derrière la porte, pour épier le babillage enfantin, qui lui remuait le cœur.
Un jour, elle allait sortir, elle entendit les petits pas trottinants, qui descendaient l’escalier, avec un peu plus de tapage que d’habitude, et l’une des voix d’enfants, qui disait à la petite sœur:
– Ne fais pas tant de bruit, Lucette, tu sais, Christophe a dit, à cause de la dame qui a du chagrin.
Et l’autre assourdit ses pas et se mit à parler tout bas. Alors Mme Germain n’y tint plus: elle ouvrit la porte, elle saisit les enfants, elle les embrassa avec violence. Elles eurent peur; l’une des fillettes se mit à crier. Elle les lâcha, et elle rentra.
Depuis, quand elle les rencontrait, elle essayait de leur sourire, d’un sourire crispé, – (elle avait perdu l’habitude…) – elle leur adressait de brusques paroles d’affection, auxquelles les enfants intimidées répondaient par des chuchotements oppressés. Elles continuaient d’avoir peur de la dame, plus peur qu’auparavant; et lorsqu’elles passaient devant sa porte, maintenant, elles couraient de crainte qu’elle ne les attrapât. Elle, de son côté, se cachait pour les voir. Elle avait honte. Il lui semblait qu’elle volait à sa petite morte un peu de l’amour, auquel celle-ci avait droit, tout entier. Elle se jetait à genoux et lui demandait pardon. Mais maintenant que l’instinct de vivre et d’aimer était réveillé, elle n’y pouvait plus rien, il était le plus fort.