Выбрать главу

– Mais enfin, demandait Christophe à André Elsberger, vous êtes-vous entendus avec les prolétaires des autres peuples?

– Il faut bien que quelqu’un commence. Ce sera nous. Nous avons toujours été les premiers. À nous de donner le signal!

– Et si les autres ne marchent pas?

– Ils marcheront.

– Avez-vous des traités, un plan tracé d’avance?

– Pas besoin de traités! Notre force est supérieure à toutes les diplomaties.

– Ce n’est pas une question d’idéologie, mais de stratégie. Si vous voulez tuer la guerre, prenez à la guerre ses méthodes. Dressez votre plan d’opérations dans les deux pays. Convenez des mouvements, à telle date, en France et en Allemagne, de vos troupes alliées. Mais si vous vous en remettez au hasard, que voulez-vous qu’il en advienne? Le hasard d’un côté, d’énormes forces organisées de l’autre, – le résultat est certain: vous serez écrasés.

André Elsberger n’écoutait pas. Il haussait les épaules et se contentait de menaces vagues: il suffisait, disait-il, d’une poignée de sable au bon endroit, dans l’engrenage, pour briser la machine.

Mais autre chose est de discuter à loisir, d’une façon théorique, ou d’avoir à mettre ses pensées en pratique, surtout quand il faut prendre parti sur-le-champ… Heure poignante, où passe au fond des cœurs la houle! On croyait être libre, maître de sa pensée. Et voici qu’on se sent entraîné, malgré soi. Une obscure volonté veut contre votre volonté. Et l’on découvre alors le maître inconnu, cette Force invisible, dont les lois gouvernent l’Océan humain…

Les intelligences les plus fermes, les plus sûres de leur foi, la voyaient se dissoudre, vacillaient, tremblaient de se décider, et souvent, à leur surprise, se décidaient dans un autre sens que celui qu’elles avaient prévu. Certains des plus ardents à combattre la guerre sentaient se réveiller, avec une soudaine violence, l’orgueil et la passion de la patrie. Christophe voyait des socialistes, et jusqu’à des syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces devoirs ennemis. Dans les premières heures du conflit où il ne croyait pas encore au sérieux de l’affaire, il dit à André Elsberger, avec la maladresse allemande, que c’était le moment d’appliquer ses théories, s’il ne voulait pas que l’Allemagne prît la France. L ’autre bondit, et répondit avec colère:

– Essayez un peu!… Bougres, qui n’êtes pas foutus de museler votre empereur et de secouer le joug, malgré votre sacro-saint Parti socialiste, avec ses quatre cent mille adhérents, et ses trois millions d’électeurs!… Nous nous en chargeons, nous autres! Prenez-nous! Nous vous prendrons!…

À mesure que l’attente se prolongeait, la fièvre couvait chez tous. André était torturé. Savoir qu’une foi est vraie, et qu’on ne peut la défendre! Et se sentir atteint par cette épidémie morale, qui propage dans les peuples la puissante folie des pensées collectives, le souffle de la guerre! Elle travaillait tous ces hommes qui entouraient Christophe, et Christophe lui-même. Ils ne se parlaient plus. Ils se tenaient à l’écart les uns des autres.

Mais il était impossible de rester longtemps dans cette incertitude. Le vent de l’action rejetait, bon gré, mal gré, les irrésolus dans l’un ou l’autre parti. Et un jour, où l’on se crut à la veille de l’ultimatum, – où, dans les deux pays, tous les ressorts de l’action se tenaient bandés, prêts au meurtre, Christophe s’aperçut que tous avaient choisi. Tous les partis ennemis, d’instinct, se rangeaient autour du pouvoir haï, ou méprisé, qui représentait la France. Les esthètes, les maîtres de l’art dépravé, intercalaient dans leurs nouvelles polissonnes des professions de foi patriotiques. Les Juifs parlaient de défendre le sol sacré des ancêtres. Au seul nom du drapeau, Hamilton avait la larme à l’œil. Et tous étaient sincères, tous étaient pris par la contagion. André Elsberger et ses amis syndicalistes, autant que les autres, – plus que les autres: écrasés par la nécessité des choses, obligés à un parti qu’ils détestaient, ils s’y déterminaient avec une fureur sombre, une rage pessimiste, qui faisait d’eux des instruments forcenés pour la tuerie. L’ouvrier Aubert, tiraillé entre son humanitarisme appris et son chauvinisme instinctif, avait failli en perdre la tête. Après plusieurs nuits blanches, il avait fini par trouver une formule qui arrangeait tout: c’était que la France incarnait l’humanité. Depuis, il ne causait plus avec Christophe. Presque tous, dans la maison, lui avaient fermé leur porte. Même les excellents Arnaud ne l’invitaient plus. Ils continuaient à faire de la musique, à s’entourer d’art; ils tâchaient d’oublier la préoccupation commune. Mais ils y pensaient toujours. Chacun d’eux isolément, quand il rencontrait Christophe, lui serrait affectueusement la main, mais avec hâte, en se cachant. Et, dans la même journée, si Christophe les revoyait ensemble, ils passaient sans s’arrêter, en le saluant, gênés. En revanche, des gens qui ne se parlaient plus depuis des années, se rapprochaient soudain. Un soir, Olivier fit signe à Christophe de venir près de la fenêtre, et il lui montra, dans le jardin d’en bas, les Elsberger qui causaient avec le commandant Chabran.

Christophe ne songeait pas à s’étonner de cette révolution dans les esprits. Il était assez occupé du sien. Il s’y faisait un bouleversement qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Olivier, qui aurait eu plus de raisons de s’agiter, était plus calme que lui. Il était le seul qui semblât rester à l’abri de la contagion. Si oppressé qu’il fût par l’attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu’il prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se livrer bataille; il savait aussi que c’est le rôle de la France d’être le champ d’expérience pour le progrès humain, et que les idées nouvelles ont besoin, pour fleurir, d’être arrosées de son sang. Pour lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet entr’égorgement de la civilisation, il eût redit la devise d’Antigone: «Je suis fait pour l’amour, et non pas pour la haine.» – Pour l’amour, et pour l’intelligence, qui est une autre forme de l’amour. Sa tendresse pour Christophe eût suffi à lui éclairer son devoir. À cette heure où des millions d’êtres s’apprêtaient à se haïr, il sentait que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe, était de garder leur amour et leur raison intacts, dans la tourmente. Il se souvenait de Gœthe, refusant de s’associer au mouvement de haine libératrice, qui lançait en 1813 l’Allemagne contre la France.

Christophe sentait tout cela; et pourtant, il n’était point tranquille. Lui, qui avait en quelque sorte déserté d’Allemagne, qui n’y pouvait rentrer, lui qui était nourri de la pensée Européenne des grands Allemands du XVIIIe siècle, chers à son vieil ami Schulz, et qui détestait l’esprit de l’Allemagne nouvelle, militariste et mercantile, il entendait se lever en lui une bourrasque de passions; et il ne savait pas de quel côté elle allait l’entraîner. Il ne le disait pas à Olivier; mais il passait ses journées dans l’angoisse, à l’affût des nouvelles. Secrètement, il rassemblait ses affaires, préparait sa valise. Il ne raisonnait pas. C’était plus fort que lui. Olivier l’observait avec inquiétude, devinant le combat qui se livrait en son ami; et il n’osait l’interroger. Ils éprouvaient le besoin de se rapprocher plus encore que d’habitude, ils s’aimaient plus que jamais; mais ils craignaient de se parler; ils tremblaient de découvrir entre eux une différence de pensée, qui les eût divisés. Souvent, leurs yeux se rencontraient, avec une expression de tendresse inquiète, comme s’ils étaient à la veille d’une séparation éternelle. Et ils se taisaient, oppressés.