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Elle a ouvert les yeux. Il est là, devant elle.

Depuis un moment, il la regardait, si changée, le visage à la fois tiré et bouffi, une souffrance muette, que rendait plus poignante son sourire résigné; et ce silence, cette solitude autour… Il avait le cœur transpercé…

Elle le vit. Elle ne fut pas étonnée. Elle sourit d’un sourire ineffable. Elle ne pouvait ni lui tendre les bras, ni dire une seule parole. Il se jeta à son cou, il l’embrassa, elle l’embrassa; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle dit tout bas:

– Attends…

Il vit qu’elle suffoquait.

Ils ne firent aucun mouvement. Elle lui caressait la tête avec ses mains; et ses larmes continuaient de couler. Il lui baisait les mains, sanglotant, la figure cachée dans les draps.

Quand son angoisse fut passée, elle essaya de parler. Mais elle ne parvenait plus à trouver ses mots; elle se trompait, et il avait peine à comprendre. Qu’est-ce que cela faisait? Ils s’aimaient, ils se voyaient, ils se touchaient: c’était l’essentiel. – Il demanda avec indignation pourquoi on la laissait seule. Elle excusa la garde:

– Elle ne pouvait pas toujours être là: elle avait son travail…

D’une voix faible, entrecoupée, qui ne parvenait pas à articuler toutes les syllabes, elle fit hâtivement une petite recommandation au sujet de sa tombe. Elle chargea Christophe de sa tendresse pour ses deux autres fils, qui l’avaient oubliée. Elle eut un mot aussi pour Olivier, dont elle savait l’affection pour Christophe. Elle pria Christophe de lui dire qu’elle lui envoyait sa bénédiction – (elle se reprit bien vite, timidement pour employer une formule plus humble) – «sa respectueuse affection»…

Elle suffoqua de nouveau. Il la soutint assise sur son lit. La sueur coulait sur son visage. Elle se forçait à sourire. Elle se disait qu’elle n’avait plus rien à demander au monde, maintenant qu’elle avait la main dans la main de son fils.

Et Christophe sentit brusquement cette main se crisper dans la sienne. Louisa ouvrit la bouche. Elle regarda son fils, avec une tendresse infinie. – Et elle passa.

*

Le soir du même jour, Olivier arriva. Il n’avait pu supporter la pensée de laisser Christophe seul, à ces heures tragiques, dont il n’avait que trop l’expérience. Il redoutait aussi les dangers auxquels son ami s’exposait, en retournant en Allemagne. Il voulait être là, afin de veiller sur lui. Mais l’argent lui manquait, pour le rejoindre. Au retour de la gare, où il avait accompagné Christophe, il décida de vendre quelques bijoux qui lui restaient de sa famille. Comme le mont-de-piété était fermé, à cette heure, et qu’il voulait partir par le premier train, il allait chez un brocanteur du quartier, lorsque dans l’escalier il rencontra Mooch. Mis au courant de ses intentions, Mooch manifesta un vif chagrin qu’Olivier ne se fût pas adressé à lui; et il le força à accepter de lui la somme nécessaire. Il ne se consolait pas de penser qu’Olivier avait mis sa montre en gage et vendu ses livres, pour payer le voyage de Christophe, quand il eût été si heureux de rendre service. Dans son zèle à leur venir en aide, il proposa même à Olivier de l’accompagner auprès de Christophe. Olivier eut grand’peine à l’en dissuader.

L’arrivée d’Olivier fut un bienfait pour Christophe. Il avait passé la journée dans l’accablement, seul avec sa mère endormie. La garde était venue, avait rendu quelques soins, et puis était partie, et n’était plus revenue. Les heures s’étaient écoulées, dans une immobilité funèbre. Christophe ne bougeait pas plus que la morte; il ne la quittait point des yeux; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, lui-même était un mort. – Le miracle d’amitié, accompli par Olivier, ramena en lui les larmes et la vie.

Getrost! Es ist der Schmerzen werth die Leben,

So lang…

… mit uns ein treues Auge weint.

(«Courage! Aussi longtemps que deux yeux fidèles pleurent avec nous, la vie vaut de souffrir.»)

Ils s’embrassèrent longuement. Puis, ils s’assirent auprès de Louisa, et causèrent à voix basse… La nuit… Christophe, accoudé au pied du lit, racontait au hasard des souvenirs d’enfance, où revenait toujours l’image de la maman. Il se taisait, pendant quelques minutes, et puis il reprenait. Jusqu’à ce qu’il se tut tout à fait, écrasé de fatigue, la figure cachée dans ses mains; et quand Olivier s’approcha pour le regarder, il vit qu’il était endormi. Alors, il veilla seul. Et le sommeil le prit à son tour, le front posé sur le dossier du lit. Louisa souriait avec douceur; et elle semblait heureuse de veiller ses deux enfants.

Comme le matin commençait, ils furent réveillés par des coups frappés à la porte. Christophe alla ouvrir. C’était un voisin, un menuisier; il venait avertir Christophe que sa présence avait été dénoncée, et qu’il fallait partir s’il ne voulait être pris. Christophe se refusait à fuir; il ne voulait pas quitter sa mère, avant de l’avoir conduite au lieu où elle resterait maintenant pour toujours. Mais Olivier le supplia de reprendre le train, il lui promit de veiller fidèlement, à sa place; il le força à sortir de la maison; et, pour être plus sûr qu’il ne reviendrait pas sur sa décision, il l’accompagna à la gare. Christophe s’obstinait à ne point partir, sans avoir au moins revu le grand fleuve, près duquel s’était passée son enfance, et dont son âme gardait, comme une conque marine, l’écho retentissant. Malgré le danger qu’il y avait à se montrer en ville, il fallut en passer par sa volonté. Ils suivirent la berge du Rhin, qui se hâtait avec une paix puissante, entre ses rives basses, vers sa mort dans les sables du Nord. Un énorme pont de fer plongeait, au milieu du brouillard, ses deux arches dans l’eau grise, comme les moitiés de roues d’un chariot colossal. Au loin, se perdaient dans la brume les barques qui remontaient, à travers les prairies, les méandres sinueux. Christophe s’absorbait dans ce rêve. Olivier l’en arracha, et, lui prenant le bras, le ramena à la gare. Christophe se laissa faire; il était comme un somnambule. Olivier l’installa dans le train qui allait partit; et ils convinrent de se rejoindre le lendemain, à la première station française, afin que Christophe ne rentrât pas seul à Paris.