Christophe découvrit l’énorme puissance d’idéalisme qui animait les poètes, les musiciens, les savants français de son temps. Tandis que les maîtres du jour couvraient du fracas de leur sensualisme grossier la voix de la pensée française, celle-ci, trop aristocratique pour lutter de violences avec les cris outrecuidants de la racaille, continuait pour elle-même et pour son Dieu son chant ardent et concentré. Il semblait même que, désireuse de fuir le bruit répugnant du dehors, elle se fût retirée jusque dans ses retraites les plus profondes au cœur de son donjon.
Les poètes, – les seuls qui méritassent ce beau nom, prodigué par la presse et les Académies à des bavards affamés de vanité et d’argent, – les poètes, méprisants de la rhétorique impudente et du réalisme servile qui rongent l’écorce des choses sans pouvoir l’entamer, s’étaient retranchés au centre même de l’âme, dans une vision mystique où l’univers des formes et des pensées était aspiré, comme un torrent qui tombe dans un lac, et se colorait de la teinte de la vie intérieure. L’intensité de cet idéalisme, qui s’enfermait en soi pour recréer l’univers, le rendait inaccessible à la foule. Christophe lui-même ne le comprit pas d’abord. Le heurt était trop brusque, après la Foire sur la Place. C ’était comme si, au sortir d’une mêlée furieuse sous la lumière crue, il entrait dans le silence et la nuit. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne voyait plus rien. Sur le premier moment, avec son ardent amour de la vie, il fut choqué du contraste. Dehors, mugissaient des torrents de passion, qui bouleversaient la France, qui remuaient l’humanité. Et rien, au premier regard, n’en paraissait dans l’art. Christophe demandait à Olivier:
– Vous avez été soulevés jusqu’aux étoiles et précipités jusqu’aux abîmes par votre Affaire Dreyfus. Où est le poète en qui a passé la tourmente? Il se livre, en ce moment, dans les âmes religieuses, le plus beau combat qu’il y ait eu, depuis des siècles, entre l’autorité de l’Église et les droits de la conscience. Où est le poète en qui se reflète cette angoisse sacrée? Le peuple des ouvriers se prépare à la guerre, des nations meurent, des nations ressuscitent, les Arméniens sont massacrés, l’Asie qui se réveille de son sommeil millénaire renverse le colosse moscovite, garde-clefs de l’Europe; la Turquie, comme Adam, ouvre les yeux au jour; l’air est conquis par l’homme; la vieille terre craque sous nos pas, et s’ouvre; elle dévore tout un peuple… Tous ces prodiges, accomplis en vingt ans, et qui avaient de quoi alimenter vingt Iliades, où sont-ils, où est leur trace de feu dans les livres de vos poètes? Sont-ils les seuls à ne pas voir la poésie du monde?
– Patience, mon ami, patience! lui répondait Olivier. Tais-toi, ne parle pas, écoute…
Peu à peu s’effaçait le grincement de l’essieu du monde; le grondement sur les pavés du char lourd de l’action se perdait dans le lointain. Et s’élevait le chant divin du silence,